La Classe Libre du Cours Florent sous les feux de la rampe

Léa Bouquet
10 min readMay 7, 2018

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Chaque année, seule une vingtaine d’élèves sur plus de 1500 postulants sont admis dans la filière la plus réputée du Cours Florent à Paris. Immersion.

Axel présente sa prestation pour le spectacle de fin d’année. © Léa Bouquet

Dans cette salle du Cours Florent, l’obscurité est presque totale. Un simple projecteur éclaire la scène, couverte de plumes.
Allongé sur ce matelas improvisé, Axel tente de prendre son envol. Son visage d’ange se crispe. Son corps tout entier crie ses angoisses à la face du monde. Il a peur. Peur de devenir un adulte et de devoir plonger tête la première dans ce qu’on appelle l’avenir. Applaudissements. Son interprétation a séduit.

Pendant deux ans, la Classe Libre du Cours Florent prépare des jeunes comédiens à se lancer dans l’exigeant milieu du théâtre. Créée en 1978, la filière est gratuite. Rien à voir avec les 430 euros par mois que doivent habituellement régler les étudiants en cursus classique.

En quarante ans, la Classe Libre a vu émerger d’illustres talents : Audrey Tautou, Sylvie Testud ou encore José Garcia n’en sont que quelques exemples.
Mais qui dit réputation, dit sélection. Chaque année, seule une vingtaine d’élus sur plus de 1500 postulants sont choisis à l’issue du concours d’entrée.

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Qu’apporte le cursus aux acteurs de demain ? Son et montage : Léa Bouquet

Le concours de la Classe Libre est ouvert à tous les candidats, âgés de 17 à 35 ans. Pour y participer, les volontaires doivent s’inscrire sur une plateforme en ligne, puis se soumettre à la cruelle loi des “trois tours”.

Le candidat doit se présenter à trois reprises devant le jury. Si ce dernier valide la prestation lors du premier tour, le comédien peut alors accéder au deuxième… et ainsi de suite jusqu’à la sélection. Les résultats de la toute dernière étape sont connus en juin.

“Le jury est très froid”, témoigne la pétillante Clara. “Il ne laisse transparaître aucune émotion, ce qui peut être déstabilisant quand on joue une scène comique par exemple”.

A 19 ans, cette élève en cursus classique au Cours Florent tente pour la troisième fois les épreuves de la Classe Libre. “La réputation m’attire bien sûr. Mais ce qui me fait le plus envie, c’est de travailler avec le même groupe pendant deux ans”.

Car au-delà de la sélection, le jury cherche surtout à créer une troupe paritaire d’acteurs, aux compétences hétérogènes… et aux physiques variés.

Il faut de tout pour faire une troupe et pour pouvoir tout jouer”, confie une ancienne élève du cursus. “Des femmes, des hommes, une blonde, un maigre, un grand, une petite… Les jurys de la Classe Libre en tiennent compte lors de la sélection.”

Répétitions du spectacle de fin d’année. © Léa Bouquet

Être jugés sur leur apparence, les apprentis comédiens y sont habitués. Clara par exemple est abonnée aux rôles de jeune première, amoureuse et naïve. “J’espère que le jury n’a pas sélectionné quatre blondes aux yeux bleus avant moi, sinon j’ai bien peur de ne pas avoir mes chances !”, plaisante-t-elle avec sa dégaine de poupée de porcelaine.

Mais la jeune femme a d’autres atouts dans sa manche. Pour le deuxième tour, elle présente deux textes… et deux facettes de sa personnalité. Elle se glissera notamment dans la peau de la candide Hilde, personnage de la pièce “Solness le Constructeur” du dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Classique, mais efficace.

Julien, 39 ans, lui donnera la réplique. Trop vieux pour passer le concours de la Classe Libre, il compte bien tout faire pour mettre sa partenaire en valeur lors de l’audition. “Je crois en elle”, sourit-il. Etudiant au Cours Florent, ce grand brun aux yeux clairs est également son partenaire dans la vie.

Ce mardi, ils répètent ensemble leur scène de trois minutes au Cent-Quatre, un espace culturel ouvert au public dans le 19ème arrondissement de Paris.

Le “104”, espace de vie… et de jeu pour les deux comédiens. © Léa Bouquet

Julien, les yeux cernés par une nuit blanche de travail, hésite quelque peu, se trompe toujours au même endroit. Il l’avoue, il a du mal à entrer dans le rôle de l’architecte arrogant dont Hilde est tombée amoureuse. Mais sa partenaire de jeu est confiante : en cas de pépin lors du casting, elle pourra rattraper le coup. Elle connaît le texte sur le bout des doigts.

Clara et Julien répètent la pièce “Solness le Constructeur”. Son et montage : Léa Bouquet

Les difficultés se concentrent davantage sur le monologue. Clara doit incarner un chien, follement attiré par une pièce de viande crue. Mais pas évident pour cette fana de pièces dramatiques de s’approprier un texte comique. Pour se donner de la prestance, elle noue ses cheveux en deux grosses couettes, façon cocker anglais.

“J’ai prévu de renifler et de baver partout, j’espère que ça va arracher un sourire au jury !”, rit-elle.

Pourtant, le jour J, à quelques minutes de son audition, pas question de plaisanter. Les mains et le ventre noués, la comédienne est concentrée. Autour d’elle dans le couloir, les autres candidats répètent leur pièce, s’échauffent la voix et s’étirent les bras. Clara, elle, n’a pas vraiment de rituel avant d’entrer en scène, sinon de fumer quelques cigarettes en échangeant quelques blagues avec son amoureux.

Pourtant, elle le sait. Quand la lourde porte de la salle se refermera sur elle, il faudra tout donner. Sa sélection en Classe Libre dépend de ce moment M.

“On nous encourage à rater”

Eux ont su braver les trois tours du concours, il y a deux ans déjà. Les élèves de la promotion 37 de la Classe Libre s’apprêtent à tirer leur révérence dans quelques semaines.

Réunis autour de la scène, toujours recouverte de plumes, ces comédiens presque accomplis préparent le spectacle de fin d’année. Tout doit être prêt pour le 14 mai prochain.

Assise derrière une table, les cheveux relevés dans un chignon flou, Raphaëlle lance le début de la répétition. Pour la première fois, l’élève en deuxième année endosse le rôle de metteur en scène. Sa mission ? Diriger ses camarades pour le dernier acte de leur scolarité.

“ Habituellement, les cours s’organisent sous forme de “stage”. Des professionnels du théâtre nous encadrent et nous guident dans nos projets tout au long de l’année. Là, pour la préparation du spectacle, c’est un peu particulier. Notre directeur voulait nous tester, voir ce que l’on était capables de faire tous seuls, lorsque l’on enlève les petites roues”, explique-t-elle de sa voix grave.

Raphaëlle met en scène ses camarades. © Léa Bouquet

Stylo à portée de main, ton posé et oeil affuté… La Montpelliéraine mène la danse comme une pro. Pour cette séance, elle laisse “carte blanche” à ses acolytes. Chacun doit présenter une performance à plusieurs, créée de toute pièce, et la jouer devant les autres. Le thème ? Le plongeon dans l’avenir.

Face à elle, c’est un Axel tout essoufflé et encore couvert de plumes qui débriefe sa prestation. “Pour moi, c’est dur de tous vous quitter et de partir aux Etats-Unis pour poursuivre mes études”, explique-t-il devant la classe entière. “J’avais envie de vous rendre hommage à tous”. Raphaëlle sourit, touchée. Elle n’a quasiment aucune remarque à faire. Une chose est sûre : la scène figurera dans le spectacle.

“En mise en scène, on fait une sorte de travail de puzzle, de mosaïque. On construit la pièce à partir de la matière première de chacun”, résume-t-elle.

Pas question en revanche de jouer les petits chefs. La jeune femme est claire : elle n’est pas là pour enseigner le théâtre à ses camarades, mais bien pour mettre leurs idées en valeur… comme elle a si souvent vu ses professeurs le faire avant elle.

Les metteurs en scène Jean-Pierre Garnier et Philippe Calvario ou encore les acteurs Sébastien Pouderoux de la Comédie Française et Carole Franck (“Amour”, “Jeune et Jolie”) font partie des intervenants. Leur rôle ? Transmettre leur passion pour le théâtre aux comédiens en devenir.

Mais justement, avant de devenir comédien, il faut travailler dur.

“On nous encourage à rater”, résume Edouard. Avec son oeil vif, ses cheveux en bataille et son humour à toute épreuve, le camarade de Raphaëlle est loin d’être traumatisé par ses précédents échecs. “C’est positif de rater. On revient avec une autre proposition, on rate encore et on recommence jusqu’à ce que ce soit bon”, ajoute-t-il.

Edouard, à quelques minutes de passer sur scène. © Léa Bouquet

A 21 ans, le jeune homme a déjà un CV bien rempli : plusieurs participations dans des courts-métrages, à la télévision mais aussi, bien sûr, au théâtre. Mais Edouard, dont le nom de famille signifie “celui qui donne la joie” en grec, voit encore plus loin. Il a passé cette année les concours pour intégrer les écoles nationales de théâtre, très reconnues par la profession. Malheuseusement, sans succès.

“Je me suis littéralement ramassé, ce ne sera pas pour cette année”, sourit-il en haussant les épaules. Car si la Classe Libre est une formation réputée, elle reste davantage un tremplin qu’une réelle rampe de décollage vers une carrière d’acteur.

En témoignent les parcours des célèbres anciens de la filière. Le comédien Pierre Niney par exemple, sorti à l’âge de 20 ans de la Classe Libre, doit en grande partie son succès au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris et, bien sûr, à la Comédie-Française.

Dans la promotion antérieure à celle d’Edouard et Raphaëlle, au moins 40% des élèves ont intégré ou tentent d’intégrer une école nationale de théâtre après leur cursus.

De façon générale, les élus sont peu nombreux dans ce métier, réputé pour sa précarité. Selon une étude, réalisée entre 2014 et 2016 par l’Insee, 69% des artistes des spectacles (théâtre, musique, danse, cirque) sont en CDD ou autre contrat temporaire.

Parmi eux, des intermittents du spectacle. D’après Pôle Emploi, ils étaient 262 000 en 2016, soit la moitié des effectifs de l’ensemble du secteur artistique.

Pour bénéficier de ce statut et de son assurance-chômage, les artistes doivent justifier de 507 heures travaillées sur 12 mois. Ils reçoivent alors une allocation journalière de 44 euros minimum, qui viendra compenser l’insécurité de leur emploi.

Avec un paradis au bout ?

Ils n’ont pas de contrat fixe, pourtant Florian, Rafaela et Sélène commencent à voler de leurs propres ailes. Dans les coulisses du Ciné 13 Théâtre, les trois complices s’attèlent à gonfler quelques dizaines de sacs-poubelles, qui viendront habiller la scène de cet ancien cinéma de Montmartre.

Florian a imaginé un décor en sacs-poubelles pour sa pièce. © Théophile / Le Théâtre de l’Eclat

“C’est incroyable de pouvoir jouer ici”, s’émerveille l’excentrique Florian. “Ce lieu est chargé d’histoire. Ces lanternes, ces gros fauteuils rouges… c’est un cadre très intimiste et on est très fiers de présenter notre pièce ici.”

Ces trois anciens élèves de la Classe Libre, diplômés en juin 2017, ont rejoint à plein temps la Compagnie du Théâtre de l’Eclat à la fin de leurs études.
Aux côtés de deux autres comédiennes, également sorties du Cours Florent, ils présentent pendant trois semaines la pièce “Avec le paradis au bout” à Paris, avant de rejoindre le Festival OFF d’Avignon en juillet prochain.

Le Ciné 13 Théâtre appartient à la famille Lelouch. © Léa Bouquet

Ecrit et mis en scène par Florian, alors qu’il était encore étudiant, le spectacle aborde les grands événements de l’histoire contemporaine depuis la chute du mur de Berlin, avec humour et gravité. Cinq jeunes acteurs, nés dans les années 1990, tentent de composer avec ce lourd héritage.

“Je joue cette pièce avec Florian depuis le début, j’ai une confiance aveugle en lui”, confie Rafaela. La jolie brune resserre sa queue de cheval à quelques secondes d’entrer sur scène. “Depuis la Classe Libre, j’ai toujours su que je voulais travailler avec lui.”

Les cinq acteurs de la pièce “Avec le paradis au bout”. © Théophile / Le Théâtre de l’Eclat

Dernier échauffement et dernier “merde” avant de fouler les planches. Les lumières s’éteignent, les chuchotements du public avec elles. Le visage faiblement éclairé par une lanterne, Rafaela rejoint lentement la scène, fendant la foule des spectateurs, et martelant à plusieurs reprises les mêmes mots dans le silence le plus absolu. Le ton est donné.

Extraits de la pièce “Avec le paradis au bout”, créée et mise en scène par Florian. © Le Théâtre de l’Eclat

S’enchaînent des scènes loufoques, décalées, touchantes parfois. Le rideau se ferme sur une performance prenante de Sélène, les mains en (faux) sang. Emotion dans le public. Et même si elle a déjà joué la pièce des dizaines de fois, la comédienne prend toujours autant de plaisir à interpréter ses personnages.

“On ne peut pas s’en lasser”, sourit-elle en essuyant la peinture rouge de ses avant-bras. “Chaque soir, la salle n’est pas la même, le public ne réagit pas pareil.”

Justement ce soir-là, sa maman et quelques amis sont présents dans la salle pour l’applaudir. Car même si la pièce a été élue “Meilleure Création du Cours Florent 2017”, son succès dépend encore du bouche-à-oreille… et des cagnottes en ligne. La troupe espère récolter 4000 euros pour financer son voyage à Avignon, et enfin brûler durablement les planches.

Jouer sans s’arrêter. Créer sans entraves. C’est ce à quoi aspirent tous ceux qui sont un jour passés par la Classe Libre. Et s’ils ne sont pas convaincus que la filière leur ouvre les portes, tous reconnaissent à l’unisson qu’elle les a au moins “armés d’espoir”.

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