Le masque et la brume

Les Liens qui Libèrent
4 min readApr 25, 2020

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Distanciation physique et sociale, port du masque généralisé, le coronavirus nous projette dans un improbable nouvel ordre social.

Eloi Laurent est économiste, enseignant à Sciences Po et à Stanford University (Californie). Au temps du Covid-19, Les Liens qui Libèrent publient régulièrement des contributions de leurs auteur.e.s sur la crise actuelle. Nous avons aussi mis une sélection d’ouvrages, dont ceux de l’auteur, en libre accès ici https://www.calameo.com/accounts/6196667 .

La réponse à la pandémie de Covid-19, qui nous oblige à être solidaire en étant solitaire, inflige aux communautés humaines à travers le monde la plus douloureuse des punitions : la désocialisation. Le contact est proscrit. La confiance est bannie. La coopération est empêchée. L’espace public est vide. Le « déconfinement » ne signifiera pas, hélas, l’arrêt de cette dégradation du lien social mais le franchissement d’une nouvelle étape : l’avènement de la société masquée, synonyme de communication entravée.

L’improbable contrat social qui nous est imposé — sortir du confinement intérieur pour entrer dans le confinement extérieur — date d’un siècle, lorsque le port généralisé du masque fut exigé en échange de l’autorisation des rassemblements humains dans l’après-coup de la grippe espagnole. Cette « injonction au masque » (« mask order »), décrétée par exemple à San Francisco le 21 octobre 1918, entend dissiper la brume du monde social à la condition que chacun disparaisse sous un masque.

Mais dans la période contemporaine, ce sont les sociétés asiatiques qui ont généralisé le port du masque, elles qui ont dû faire face en février 2003 à l’épidémie de SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère), répandue ensuite dans près de 25 pays et dont on comprend aujourd’hui qu’elle était une répétition générale de la crise actuelle. Deux cas méritent cependant d’être distingués.

Le premier cas est celui du Japon, qui fut le seul pays à conserver le port du masque comme politique sanitaire routinière après la grippe espagnole. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le port du masque y est couramment pratiqué pour protéger les personnes bien portantes autant que pour isoler les personnes malades. Des données récentes indiquent qu’entre un quart et la moitié des Japonais portent régulièrement un masque dans les lieux publics (les masques étant disponibles à la vente dans les supermarchés).

Le masque, depuis toujours dans les sociétés humaines, fait bien plus que protéger ou dissimuler : il exprime et représente. La société japonaise a ainsi fait du port du masque un véritable rituel social. Instrument de camouflage des émotions intimes, qui permet de se retirer symboliquement et physiquement de la compagnie de ses semblables, le masque est récemment devenu au Japon un accessoire de mode.

L’autre pays du masque dans la période récente est la Chine et sa signification y est bien différente. Le masque a d’abord été généralisé comme un moyen pratique de se protéger de la pollution de l’air (on a ainsi vu apparaître ces dernières années dans certains lieux publics de Pékin des statues officielles revêtues d’un masque anti-pollution). Le port du masque anti-pollution est au fond un moyen d’exprimer sa défiance à l’égard du discours du régime, longtemps mensonger et lénifiant sur l’ampleur de la pollution atmosphérique et ses ravages sanitaires.

Mais le masque a acquis avec la révolte de Hong Kong à partir de juin 2019 une toute autre signification en devenant le symbole de la résistance à l’oppression politique et à la répression policière et notamment le moyen d’échapper à la reconnaissance faciale permise par la tyrannie numérique.

Le port du masque imposé à la population chinoise par la pandémie de Covid-19 est de ce point de vue une réappropriation par le pouvoir politique d’un symbole social, devenu un bâillon mis sur l’information scientifique et sanitaire qui perpétue une privation de libertés civiles et de droits politiques quasi-continue au cours des quarante années de folle croissance économique.

Les exemples japonais et chinois montrent donc à quel point la société masquée peut relever de réalités et d’interprétations différentes.

Il importe à cet égard de rappeler que, selon l’OMS, l’efficacité sanitaire du port généralisé du masque est encore largement douteuse et soumise en tout état de cause à des conditions drastiques d’utilisation qui ne sont à peu près jamais respectées par ses usagers, ce qui semble indiquer que la société masquée a avant tout une fonction psychologique et symbolique.

Cette double fonction renvoie aux travaux anciens et nombreux sur la mise en scène de la vie sociale par le rituel. Dans la lignée de l’exemple japonais, le port du masque par les personnes bien portantes serait ainsi un « rituel de risque » destiné à appréhender humainement une incertitude radicale et faire acte public de responsabilité individuelle. Ce « rite d’interaction » visuel permettrait notamment de retrouver une fonction de communication dans une société où nous sommes, en un sens, tous devenus des soignants les uns pour les autres.

Une chose apparaît claire en tout cas : dans ce monde social lewis carrollien, où la logique poursuit sa course de l’autre côté du miroir à l’inverse de la raison, il faudra s’habituer à trouver rassurant un visage masqué et inquiétant un visage découvert. Espérons que le masque ne soit pas un paravent qui nous empêche de voir que la véritable protection à long terme pour les sociétés humaines consiste à cohabiter avec le reste de la Nature plutôt que de continuer aveuglément à la détruire.

Eloi Laurent

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