Dorothée Caratini — 2 avril 2020
J’aime les gens. J’aimais les gens. Les gens me manquent. Ou plutôt : les êtres me manquent. Les gens sont une masse, les êtres sont des individus. Les êtres avec leur chair, qui bougent, occupent l’espace, prennent de la place, avec leurs odeurs de shampoing et de savon et derrière une pointe de transpiration, de tabac ou de cuisine, avec leurs poils, leur langue. Les êtres qu’on croise à la boulangerie ou à l’école, au travail en réunion, la routine avec des êtres vivants, de chair et d’os, de sang, de larmes, de sueurs, me manquent. Avoir une discussion avec des êtres de chair que je peux toucher, des êtres adultes, des êtres vivants, qui rient, qui bouffent, qui s’interrogent, qui parlent trop, qui m’emmerdent ou m’amusent, ces mêmes personnes qu’on n’a pas toujours envie de voir ou même de croiser, les gens me manquent. Je veux toucher des peaux, caresser une nuque, regarder des yeux, manger des spaghettis salement au restaurant en buvant trop et embrasser quelqu’un longtemps.
Si la routine tue, notre quotidien s’est transformé en giga routine. Elle s’est multipliée à l’infini, dans un espace-temps qui n’a rien de commun avec nos vies « d’avant », notre routine est partagée entre nous et nous-même. On se redécouvre soi, on ne s’aime pas forcément mieux ou plus, mais sans doute encore moins, et on s’observe sous tous les angles, on vérifie les coutures prêtes à craquer, on recoud, on renforce les coudes et les genoux là où les fils flanchent, et on refait le point. Chaque centimètre de notre peau devient suspect, le ventre pousse, les cheveux tombent, alors on fait des pompes en se parlant à soi-même et en répétant des phrases auto-suggestives. « Tous les jours je vais de mieux en mieux », « Je suis heureux et détendu », « J’ai confiance en l’avenir », mais jamais « Qui suis-je ? Que vais-je faire demain ? », « Comment en sortirons-nous ? », « M’aimé-je ? ». On évite de se pencher sur notre cerveau en berne et sur notre moi intérieur qui ressemble à un immeuble en construction dont le maître-d’œuvre aurait fait faillite : des plateaux nus abandonnés aux quatre vents et qui attendent des murs, des fenêtres et des habitants. Je veux parler, penser. Je veux me retrouver au milieu d’autres.
Être me manque.
À quarante ans, Dorothée Caratini, ancienne journaliste reconvertie en mère de famille professionnelle, se lance dans l’écriture et réalise ainsi un de ses rêves d’enfance (l’archéologie et la vulcanologie demandaient trop d’efforts).
À PRÉSENT — recueil collectif ouvert à toutes et à tous. Vous avez envie de participer ? Envoyez vos contributions à : recueilapresent@gmail.com