La fatigue

À PRÉSENT
3 min readMay 7, 2020

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Dorothée Caratini — 7 mai 2020

Dès que mes yeux s’ouvrent, elle me prend par la main. Elle m’accompagne au saut du lit — si sortir avec précaution, lentement et douloureusement de sa couette en grinçant des genoux avec des cernes sous les yeux qui tombent plus bas que les pieds peut passer pour un saut. Je regarde autour de moi, à la recherche de signes de vie : le soleil par la fenêtre, le bruit du vent, du chat qui réclame à manger, les voisins qui se lèvent et, surtout, les enfants dans leur chambre qui chantonnent, hurlent, pleurent, rigolent ou tapent sur le mur. Avec la fatigue, nous prenons le chemin de la cuisine. La fatigue n’a pas peur du café, de la vitamine C ou du jus de fruits frais : elle est une combattante, une bonne soldate de la guerre menée contre l’énergie. Mes gestes sont engourdis mais la force de l’habitude ne les fait pas trébucher : eau, filtre, café moulu. Plateaux des enfants, yaourt, biberon, médicaments. Par habitude, je mets la radio. La fatigue s’installe à table, droite dans ses bottes. Elle me regarde en souriant : je dois aller chercher les filles dans leur chambre, et je dois puiser dans mon stock d’énergie pour afficher mon plus beau sourire de maman, et me préparer à les porter, avec leurs chants dans mes oreilles.

Vous connaissez « Dans mon pays d’Espagne » ? Moi, je ne connaissais pas cette chanson. Et pourtant, notre playlist compte trois cent quarante-trois titres, dont plusieurs versions de « La Totomobile », qui, bien qu’enjouée, ne ranime pas en moi la flamme de la motivation. « Dans mon pays d’Espagne », c’est leur nouvelle lubie. Elles hurlent en boucle cette comptine, ponctuée de « olé » qui les amusent beaucoup. La fatigue se gondole, elle est pliée de rire.

La fatigue n’est jamais fatiguée d’elle-même, elle peut tenir toute la journée et même au-delà. Sa laver, s’habiller, se promener, nettoyer, ranger, cuisiner, manger : la matinée file, la fatigue prend de plus en plus de place. Elle est assise dans le buffet, sur le canapé, dans les jouets des filles. Elle mange avec nous, et elle fait des croche-pieds aux filles à l’heure de la sieste. Parfois, elle se repose, c’est amusant : elle parvient à être encore plus en forme, donc plus efficace, la fatigue a de l’énergie à revendre. La journée passe, elle se met sur mes épaules, sur mon dos, se transforme en manteau. Elle est lourde, si lourde, elle se nourrit seule en ingérant, à chaque seconde, ma vitalité.

Quand vient l’heure de se coucher, alors que les enfants dorment, je lui file un énorme coups de pieds, pensant bien faire : « Va-t’en, tu m’as pris assez de mon temps, laisse-moi ! Je veux profiter de ce temps libre, qui n’est qu’à moi. » Elle est plus futée que moi, ça c’est sûr. Elle n’attend que ça, elle part l’air penaud, s’installe dans mon lit avec un bon livre. Lorsque je me couche enfin, elle me tombe dessus. Parfois, elle me réveille dans la nuit, quand elle joue aux cartes avec sa pote insomnie. Elle est pénible, cette coloc. Sois sage, ô ma fatigue, et paie ta part de loyer ou retourne chez ta mère.

À quarante ans, Dorothée Caratini, ancienne journaliste reconvertie en mère de famille professionnelle, se lance dans l’écriture et réalise ainsi un de ses rêves d’enfance (l’archéologie et la vulcanologie demandaient trop d’efforts).

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À PRÉSENT

Recueil collectif imaginé aux temps du confinement. Édité par Lilas Seewald. Tous droits réservés.