Dorothée Caratini — 28 avril 2020
— Maman, ’garde la ’rue !
— La grue, chérie, la grue, oui.
Et on continue, à pied ou en voiture, notre sortie hebdomadaire avec l’enfant qui dit être « encore un petit bébé » mais qui va avoir trois ans, à faire le tour de la nouvelle résidence en construction, à environ deux cents mètres de notre logement. On compte six grues. Six. Le chantier est à l’arrêt. Les immeubles n’ont pas de fenêtres, de portes, ce sont de grandes carcasses vides, entourées par six grues, jaunes, blanches ou jaunes, et immobiles.
— C’est très très haut, maman ! précise ma fille, au cas où je n’aurais pas remarqué que les grues nous dépassent largement.
— Elles sont vraiment très hautes, oui, ma chérie.
Lorsque nous partons voir les grands-parents des filles, nous prenons la voiture, direction le Calvados, et nous traversons le pont de Normandie. On aperçoit les portiques de déchargement, la raffinerie et, quand le temps est clair, l’horizon, la mer. C’est un beau paysage, plein de promesses. Le voyage est comme le pont, ses pylônes, ses haubans : tout s’élance, tout part vers le haut, vers l’immense, vers le ciel. Certes il y a le béton, l’acier, la zone industrielle, mais c’est ça la vie aussi. Les grues dépassent les maisons et les habitations que nous voyons habituellement, elles provoquent une modification de notre horizon, elles apportent un message : ce que vous voyez va changer. Une promesse, donc.
Ces grues, nous les apercevons de notre balcon. Ma fille ne peut les voir que si je la porte, ou lorsqu’elle s’assoit sur mes genoux, pendant une pause câlins ou lecture. Nous les comptons une par une, je dois lui expliquer chaque fois à quoi elles servent, pourquoi elles sont là, je brode parce que mes connaissances en matière de grues sont limitées.
Souvent, un pigeon passe devant nous et ma fille change de sujet : elle veut compter les pigeons. Eh bien, croyez-le ou non, je n’ai aucun souvenir nostalgique d’avant confinement avec des pigeons. Mais vraiment aucun, pas moyen de me souvenir d’une situation amusante, ou d’un quelconque moment joli, gracieux ou tendre avec un pigeon. Ils sont là, ils existent, ils existeront toujours, bien après que nous et nos grues auront disparu.
Je n’ai pas d’affection pour les pigeons. Ils ne sont pas jaunes, blancs ou rouges. Ils sont partout, les pigeons. Ils sont légions. Une grue vaut mille pigeons, une grue bat un pigeon à plat de couture. D’ailleurs, après en avoir compté deux ou trois, ma fille retourne vers les grues et énonce, sûre d’elle :
— Elles sont très très hautes, maman, les ‘rues.
À quarante ans, Dorothée Caratini, ancienne journaliste reconvertie en mère de famille professionnelle, se lance dans l’écriture et réalise ainsi un de ses rêves d’enfance (l’archéologie et la vulcanologie demandaient trop d’efforts).
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