On leur fait la nique

À PRÉSENT
3 min readApr 23, 2020

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Aude Millet — 23 avril 2020

Papa,

Nous fêtons aujourd’hui ton anniversaire sans toi. Et cette grande maison remplie de ton absence se confine sur moi. Papa, cette maison que j’exècre maintenant, j’y suis cloîtrée tous les jours à regarder la femme de notre vie avoir du mal à s’endormir et du mal à se lever. Ta grosse souris, ma petite maman. Elle est si tristement blasée qu’elle ne pleure plus, elle n’a plus goût à rien, même plus au chagrin. Et elle répète que tout est si « pathétique ».

Papa, depuis que tu es parti, c’est le chaos sur cette terre. Quelques jours après ta mort, le ciel est devenu noir en plein jour et il y flottait une odeur d’enfer, on en a pris plein les poumons ! T’avais raison, Lubrizol a fini par péter. À présent, six mois plus tard, le monde est confiné à cause d’un virus invisible qui tue des milliers de gens et qu’on se refile comme ça, en se postillonnant à la tronche et en se serrant les pinces. Le monde a changé en quelques jours : il n’y a presque plus d’avions dans les airs, plus de bateaux de croisière, très peu de bagnoles en ville, les magasins de fringues et de téléphones portables sont fermés… Ça te plairait. Mais bon, faut pas se mentir, c’est aussi sacrément routinier : morts, bavures, violences, flicage, mensonges politiques, guerres d’égo…. Rien de bien nouveau sur cette triste planète.

Papa, tu sais, tout le monde dit que je suis forte et courageuse. Mais je ne les crois plus. J’ai toujours besoin d’avoir la tête enfumée, sinon je pense à toi. À maman. À la maladie. À la solitude. Au cordon que je n’arriverai peut-être jamais à couper. Aux enfants que je n’aurai pas et à ma vie que je laisse peut-être bien filer. J’ai juste réussi, je crois, à choper ton truc, là, qui fait que lorsqu’on a mal on préfère gueuler que s’effondrer. Alors je gueule, j’envoie chier. Je parle fort quand j’ai trop bu et je dis comme toi qu’on va leur faire la nique. À tous. Parfois je m’en veux. Heureusement, vous m’avez aussi appris à m’excuser.

Papa, elle a trié l’armoire et c’est moi qui n’arrive pas à jeter. Ce vieux pull gris jamais mis, tes baskets de footing, cette chemise bleu ciel col Mao qui t’allait si bien, tout me rappelle à toi, et tout me murmure que tu n’es plus là. Pourtant parfois, j’y crois encore, surtout le soir. Que tu vas peut-être toquer à la porte de ma chambre pour me dire bonne nuit, m’embrasser sur mon front d’adulte, toi qui me croyais éternelle petite souris. Et parfois quand je mets un de tes vinyles sur la platine, je sens ta main, douce et chaude dont le creux de la paume épouse parfaitement la rondeur de ma joue.

Papa, peut être que ça y est, c’est la fin de ce monde. Je ne pouvais pas laisser maman seule ici avec ton fantôme, tu comprends ? Tu ferais quoi, toi ? Tu m’entends ? Papa, j’ai retrouvé ta planque à billets, y a 200 euros dedans. C’est pour emmener maman écouter les cigales sous les oliviers ?

Aude Millet est documentaliste en bibliothèque. Après des études de lettres et d’arts puis de nombreuses années à papillonner de travail en travail, elle reprend des études l’année de ses trente ans pour s’occuper des livres, ses compagnons de toujours.

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À PRÉSENT

Recueil collectif imaginé aux temps du confinement. Édité par Lilas Seewald. Tous droits réservés.