Printemps

À PRÉSENT
2 min readApr 16, 2020

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Élise Ordano-Padovani — 16 avril 2020

J’en ai connu des printemps ! Soixante-six pour être exacte. À cheval sur deux siècles.

Les premiers, laiteux, chauds, collée au sein maternel.

Aucune image de ces années. Pas même celles, jaunies et craquelées, d’albums familiaux. La photo n’allait pas de soi dans le milieu où je suis née. Mais on peut prendre n’importe quel vieux cliché en vrac dans une brocante pour se représenter ces printemps initiaux.

Puis il y en a eu d’autres. Ceux des coquelicots confinés dans le petit jardin près de la route nationale, qui faisaient le mur pour envahir les bas-côtés d’une traverse adjacente. Les printemps des trois fruitiers, gages de cerises, d’abricots et de pêches. Chaque printemps transformait mon corps dans une éclosion au plus long cours que les saisonnières.

Et il y eut le printemps 68 aux idées trop grandes pour mes treize ans mais aux promesses poétiques et érotiques juste à la bonne taille de mon adolescence précoce. « Notre printemps est un printemps qui a raison », la devise de la promo 69 de l’école normale de filles, piquée à Éluard : on ne manquait pas d’air !

Je me suis mariée au mois de Marie, anagramme d’« aimer ».

Je me souviens d’un printemps de trente-six roses rouges offertes par un élève amoureux qui ne serait jamais président.

Et puis certains hivers ont infiltré certains printemps : les saisons se sont brouillées.

Ailleurs, l’Histoire avec sa grande H, comme écrivait Perec, a massacré bien d’autres printemps. La vie est passée bonjour, bonsoir.

Et voilà un nouveau Florial dévasté par un alien, dans un scénario catastrophe comme dans les romans de SF des années 1970. Ailleurs et demain — le nom de la collection de Klein — c’est ici et maintenant !

Je suis étiquetée « fragile » et me sens enfermée dans la gangue d’un pavot qui n’aurait pas pu fleurir. Le pétale froissé, contrarié.

C’est un autre jardin qui se referme autour de moi. C’est toujours le joli mois de mai. Les lézards, les oiseaux, les bambous et le muguet y croient. Ils ont sans doute raison.

La chute après l’Éden, ce n’est que pour nous.

Élise Ordano-Padovani est née le 12 mai 1954 à Marseille. Retraitée de l’Éducation nationale, elle est rédactrice pour le magazine culturel ZIBELINE depuis dix ans, co-responsable de la rubrique Cinéma.

À PRÉSENT — recueil collectif ouvert à toutes et à tous. Vous avez envie de participer ? Envoyez vos contributions à : recueilapresent@gmail.com

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À PRÉSENT

Recueil collectif imaginé aux temps du confinement. Édité par Lilas Seewald. Tous droits réservés.