Ni « mère courage », ni « parent de délinquant » : la vraie vie des familles monoparentales

En France, les mères portent à bout de bras la quasi-totalité des familles monoparentales. Au quotidien, elles sont confrontées à des difficultés qui leur sont propres. À travers les voix d’une dizaine de mères seules, c’est le rejet de toute forme de stigmatisation qui se fait jour.

Lisa Boudoussier
10 min readJun 26, 2024
Les mères de familles monoparentales vivent un quotidien qui laisse peu de place au répit. © Lisa Boudoussier

«Je suis une mère isolée comme la mère de Nahel, ça aurait pu être moi. Dans quelques années, mon fils va sûrement faire des bêtises, comme tous les ados. Ce ne sera pas à la police de gérer l’autorité à ma place.» Angélique*, 38 ans, habite à Saint-Denis (Seine Saint-Denis) avec son garçon de 9 ans. Elle exprime comme nombre d’autres mères solos son inquiétude et la douleur de l’essentialisation dont elles font l’objet.

Pile un an après les révoltes urbaines déclenchées par la mort de Nahel à Nanterre (Hauts-de-Seine), ce jeune homme de 17 ans dont la mère Mounia Merzouk avait la garde, les stigmates pèsent encore sur les mères de familles monoparentales. Dans les trois mois suivant cet épisode de violences, une étude du ministère de la Justice a été particulièrement retentissante. Elle indique que 60 % des émeutiers mineurs sont élevés dans une famille monoparentale. Cette corrélation est brutale pour des mères qui assument seules l’éducation de leurs enfants et suscite une colère virulente parmi celles rencontrées.

Plusieurs membres de la Collective des mères isolées — une association qui fédère des mères seules à Saint-Denis mais aussi dans d’autres antennes locales — dont Aurélie Gigot, exigent de ne plus y être associées. «La collective possède un groupe WhatsApp qui regroupe plus de 200 mères, on n’en connaît aucune qui ait eu des problèmes avec ses enfants pendant les révoltes», défend-elle. Monia Douadi, fondatrice de la toute récente Association des familles monoparentales, mère seule elle aussi, n’hésite pas à changer la focale : «Ce n’est pas parce que ces jeunes étaient issus de familles monoparentales qu’ils ont participé aux émeutes, c’est parce qu’ils sont parqués dans des quartiers surpeuplés, sans mixité sociale où il n’y a plus de service public.»

Camille* habite Gennevilliers, dans les Hauts-de-Seine, l’un de ses garçons est âgé de 16 ans. «Mon fils n’a jamais eu de problèmes avec la police. Mais, il est plus grand et plus costaud que moi, si un jour il décide de sortir je ne pourrais pas lui interdire. Sans suivi, ni accompagnement, il risque de se faire entraîner par d’autres jeunes du quartier.» Malgré ces réalités, c’est bien aux mères de familles monoparentales que revient la culpabilité. La ministre des Solidarités et des Familles, Aurore Bergé, avait annoncé en décembre dernier la mise en place de «travaux d’intérêt général pour les parents défaillants» afin de les responsabiliser. Aude Luquet, député Modem, questionne cette politique répressive : «Parfois la mère est obligée de travailler nuit et jour, elle a donc moins de temps pour s’occuper de ses enfants. Est-ce qu’on doit vraiment la sanctionner parce qu’elle essaie de s’en sortir ? Non, il ne faut pas pointer du doigt ces familles qui cumulent les fragilités.»

«On a passé un hiver sans chauffage» : la précarité jusque dans les foyers monoparentaux

En France, une famille sur quatre est monoparentale. Après une séparation, la perte d’un revenu peut très durement entamer le budget d’une famille. Loyer, factures, courses, cantine… les dépenses sont multiples, et l’inflation n’a rien arrangé. Dans 82% des cas le parent isolé est une femme. Selon une étude de l’INSEE parue en 2020, à la tête de ces familles les femmes s’appauvrissent bien plus fortement que les hommes.

Marquées par la précarité, les mères de familles monoparentales sont ainsi davantage en situation de pauvreté et cela se répercute inévitablement sur leurs enfants. Dans son logement social, Camille* est assise sur son canapé qui trône au milieu d’un séjour vide. «On a passé un hiver sans chauffage, les factures d’électricité étaient trop grosses, je ne pouvais pas payer», raconte-t-elle. Ces enfants sont dans leurs chambres, un mur les sépare, mais elle ne peut retenir ses larmes et finit par murmurer : «quand je me souviens de tout ce que j’ai vécu…»

Seule avec six enfants âgés d’un à 17 ans, elle ne peut pas travailler et a dû s’endetter auprès de ses proches. Avoir la garde des enfants implique en effet de passer une grande partie de son temps à effectuer des tâches domestiques, au détriment d’une activité économique rémunérée. Les mères seules sont donc plus affectées par le chômage, les contrats de travail précaires et le temps partiel subi. Angélique*, après une période de deux années de chômage, travaille actuellement en tant qu’animatrice sociale, au SMIC. «Je suis dans le rouge depuis six mois, mais j’arrive à m’en sortir», tente-t-elle de positiver.

Sophia Kaci a elle aussi dû subvenir seule aux besoins de ses deux enfants, aujourd’hui âgés de 15 et 18 ans. Cette comptable de 50 ans habite Ris Orangis. « J’ai toujours travaillé. Après mon divorce j’ai même cumuler trois emplois.» Un investissement personnel colossal qu’elle explique simplement : «Je ne voulais pas que mes enfants ressentent le manque.»

Les mères isolées ont besoin de soutien

Dans leur livre Idées reçues sur les familles monoparentales, les sociologues Marie-Clémence Le Pape et Clémence Helfter mettent en lumière un paradoxe : les mères de familles monoparentales bien qu’elles soient une cible prioritaire des politiques publiques, restent particulièrement précaires. «Je cumule les motifs mais je n’ai pas obtenu de logement social, je suis donc obligée de vivre dans un logement privé qui n’est pas adapté à mon handicap», dénonce Judith Sévilla, mère de deux enfants de 10 et 18 ans et atteinte d’une maladie dégénérative.

Le manque d’information ainsi que l’aspect chronophage des démarches administratives jouent aussi en défaveur des mères isolées. Ces dernières ne demandent pas toujours les aides auxquelles elles ont droit. «Je ne touche pas de pension alimentaire et je ne savais même pas que l’Allocation Soutien Familial (ASF) existait. J’ai appelé la Caf mais je n’ai pas encore eu de rendez-vous», confie ainsi Camille*, mère seule de 6 enfants. L’ASF pallie aux non-versements de la pension alimentaire très répandus chez les pères, ou permet de la compléter lorsqu’elle est trop faible.

Malgré les difficultés auxquelles font face les mères isolées, elles se sentent peu soutenues voire jugées. © Lisa Boudoussier

Depuis 2023, la systématisation de l’intermédiation financière des pensions alimentaires, c’est-à-dire leur collecte et leur versement au parent gardien par la Caf, est une grande avancée. En effet, la pension alimentaire versée par le parent non-gardien est censée contribuer à l’entretien et à l’éducation de l’enfant. En moyenne, elle est établie à 170€ par mois et par enfant. «Cette somme est loin de couvrir les dépenses. D’autant plus que son montant est encore réduit par les impôts. Elle ne revient donc pas entièrement à l’enfant», analyse Aude Luquet qui a défendu à l’Assemblée une proposition de loi relative à la charge fiscale de la pension alimentaire. De son côté le père lui, peut la déduire de ses impôts.

Un autre fait est à prendre en compte : certains pères organiseraient leur insolvabilité. Interrogée sur le sujet, Aurélie Thuegaz, avocate en droit de la famille au barreau de Paris, explique que cela est lié au fait que «les barèmes d’évaluation du montant de la pension sont basés sur les revenus du débiteur.» Selon Sophia, son ex-mari s’est rendu insolvable : «Quand on est passé au jugement, il n’a pas déclaré tous ses revenus — il est chauffeur de taxi — cela lui a permis d’avoir le montant de pension le plus bas : 200€ pour mes deux enfants. Et ce mois-ci il ne me l’a même pas versée.»

Aux antipodes des comportements paternels, la dévotion des mères est entière. « On zappe notre santé. J’ai passé cinq ans sans voir de médecin. Mais je garde en tête qu’en tant que maman je ne peux pas casser, je suis le pilier», témoigne Oury Bah, 43 ans, qui habite dans le 13ème arrondissement de Paris et dont les deux fils ont sept et 10 ans. L’épuisement psychologique et physique qui en résulte participe aussi à leur isolement voire à leur désaffiliation sociale. «Quand on parle de nos difficultés, par exemple le fait qu’on ne puisse pas venir à une réunion parce qu’on n’a pas de solution pour garder les enfants, personne ne comprend», décrit Judith d’un ton désespéré. «Mon ex-mari est parti en 2019 quand est arrivé le fauteuil.» Aujourd’hui, le concerné ne voit ses enfants qu’un week-end sur deux et pendant les vacances scolaires.

Absents voire violents, les pères échappent au blâme

Camille*, qui elle n’a plus de contact avec le père, se livre : «Monsieur, lui est tranquille, tandis que moi, la mère, je n’ai pas le droit de me plaindre, elle laisse un silence lourd de sens avant de reprendre, j’ai peur que l’on me prenne mes enfants.» Cette peur est liée à un sentiment constant de jugement, revenu plusieurs fois dans les entretiens avec ces mères seules. Comme si elles étaient toujours accusées de ne pas bien s’occuper de leurs enfants.

À la question «Depuis quand êtes-vous mère de famille monoparentale ?» la plupart des celles rencontrées répond «depuis toujours». Manière à peine voilée de dire qu’elles l’étaient avant même la séparation. Pour Aurélie Gigot, de la Collective des mères isolées, «c’est une question genrée, même en couple, beaucoup de femmes assument seules la charge des enfants. Le seul parent défaillant c’est le père car il est absent.» De cette absence, les pères ne sont pour autant presque jamais mis en cause. «La justice ne peut pas forcer les pères à voir leurs enfants», expose, impassible, lavocate Aurélie Thuegaz.

Néanmoins, l’instauration de devoirs pour les pères absents, évoquée par Emmanuel Macron, pose problème en cas de violences conjugales. Ève* a 37 ans, quatre enfants qui ont entre 8 et 15 ans, et elle a divorcé en 2019 en raison de violences conjugales et violences sur mineurs. Elle a obtenu le retrait de l’autorité parentale du père et une ordonnance de protection d’une durée de 3 ans. «3 ans et un mois plus tard, il a recommencé, elle s’interrompt quelques secondes, et après on parle du devoir des pères !»

Les mères font rarement le choix d’élever seules leurs enfants, cela peut être la conséquence d’une séparation indispensable. © Lisa Boudoussier

Camille*, quant à elle, sera au tribunal en septembre prochain suite à son dépôt de plainte contre son ex-mari. «Il m’a violée plusieurs fois et je suis à nouveau tombée enceinte. Aujourd’hui, il ne sait pas qu’il a aussi une fille de 14 mois.» La petite dernière est en train de dormir dans ses bras lorsqu’elle prononce cette phrase. Après l’avoir regardée tendrement, elle ajoute : «Je ne montre pas à mes enfants que je souffre.»

«Pour nos droits et ceux de nos enfants» : les mères s’organisent

Face aux épreuves et aux stigmatisations, des associations se battent depuis des années pour la cause des mères de familles monoparentales. En règle générale, celles qui sont en première ligne sont elles-mêmes des mères isolées. C’est le cas d’Aude Luquet, bien que son engagement politique n’a pour le moment pas payé. Sa proposition de loi sur les pensions alimentaires est dans l’impasse, puisqu’elle n’est pas portée au Sénat. « C’est frustrant», avoue-t- elle.

«Avant je ne me considérais pas comme monoparentale. Puis j’ai découvert le milieu associatif et j’ai rencontré d’autres mères seules», témoigne de son côté Oury. Cette maman très active est membre de Moi et mes enfants ainsi que vice-présidente de l’Association des familles monoparentales fondée il y a à peine un mois. «On s’organise, dit-elle en montrant un agenda plein à craquer, et encore il n’y a pas tout !»

Les enfants d’Oury et de Judith fréquentent la même école. Elles sont aussi toutes deux membres de l’Association des familles monoparentales. © Lisa Boudoussier

Dans un café de Saint-Denis, la voix assurée d’Angélique* résonne : «Le combat nous donne de la force, il donne du sens à notre vie qui parfois nous énerve». Comme Aurélie Gigot, elle est membre de l’antenne locale de la Collective des mères isolées. Assise juste à côté d’elle, Aurélie acquiesce et aborde plus largement l’action de l’association : «C’est pour nos droits et ceux de nos enfants que l’on réclame le statut de mère isolée. »

Ce statut, la mairie de Ris Orangis (Essonne) l’a adopté le 22 mai dernier sous la forme d’un «statut communal de parent solo» devançant la proposition de loi visant à le rendre universel. Le maire, Stéphane Raffali, n’hésite pas à le voir comme «une mesure référentielle qui pourra avoir des prolongements nationaux». Plusieurs associations ont collaboré à la définition des 21 mesures qui accompagnent le statut : l’accès à l’information, l’emploi et au logement, le droit au répit, la création d’un parcours santé… À Ris Orangis, 30% des familles sont monoparentales, soit 1707 familles qui pour un tiers d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté. D’autres municipalités réfléchissent à la mise en place de ce type de statut, notamment Montpellier et Marseille qui œuvrent déjà à l’amélioration du quotidien des mères seules.

Depuis plusieurs mois, l’État se saisit de l’enjeu politique des familles monoparentales. En mars dernier, un groupe de travail a été crée pour l’élaboration d’une loi transpartisane — hors RN — visant à améliorer les conditions de travail, de logement ou encore l’accès aux loisirs des familles monoparentales. Une initiative portée par les député·es Philippe Brun (PS), Sarah Legrain (LFI) et Stéphane Lenormand (Liot) qui s’est concrétisée par le rendez-vous donné à une dizaine de mères seules au Palais Bourbon le 8 mars lors «l’Assemblée des familles monoparentales». Dans cet élan, la députée Fanta Berete et le sénateur Xavier Iacovelli ont été chargés d’une mission gouvernementale concernant les dispositifs d’aides dirigés vers ces familles. Un rapport sénatorial rendu fin mars appuie une fois encore cette volonté de soutien en préconisant notamment la création d’une carte famille monoparentale comme il en existe pour les familles nombreuses.

L’engouement a cependant été stoppé net par la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin. La menace de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national pèse également sur les familles monoparentales. Outre le fait que Jordan Bardella ne les inclut pas à son programme, Marine Le Pen avait précédemment proposé de réserver l’ASF «aux familles françaises».

*Prénom d’emprunt

Lisa Boudoussier

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