La destruction des mausolées de Tombouctou : vers un concept de “crime patrimonial” ?

Laura-Maï Gaveriaux
7 min readDec 28, 2015

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Le 30 septembre dernier comparaissait Abou Tourab devant la Cour Pénale Internationale (CPI) de Le Haye, en tant qu’ancien chef de la hesbah (la police des moeurs dans le système juridique de la charia) pendant la période d’occupation du nord Mali par les djihadistes en 2012. Il sera jugé au titre de la destruction du patrimoine historique et religieux de Tombouctou, une première dans l’histoire de la justice pénale internationale.

Crédit photo : Ulldellebre

Par un communiqué de presse en date du samedi 26 septembre 2015, nous apprenions qu’un ancien cadre du groupe djihadiste Ansar Dine (affilié à AQMI, Al Qaeda au Maghreb Islamique), a été remis à la Cour Pénale Internationale (CPI) par les autorités du Niger, suite au mandat d’arrêt lancé le 18 septembre. Ahmad Al Faqi Al Mahdi, connu sous le nom d’Abou Tourab, aurait joué un rôle actif et décisionnaire dans la destruction des mausolées de Tombouctou en juillet 2012, pendant l’occupation de la ville par les djihadistes.

Il s’agit d’une première : la CPI n’a encore jamais instruit d’affaire relative à la destruction d’édifices religieux et de monuments historiques. En termes juridiques, ces faits de destruction de patrimoine sont qualifiés de « crimes de guerre », conformément à la doctrine de la convention de La Haye. Mais le caractère relativement inédit du dossier dans l’histoire de la justice pénale internationale conduit à s’interroger sur un éventuel concept de « crime patrimonial », pour lequel cette affaire créerait une jurisprudence.

Vers un concept de crime patrimonial

C’est l’UNESCO qui avait initié la démarche en saisissant la CPI au mois de juillet. Huit mausolées ont déjà été reconstruits, pour un coût de 3 millions de dollars — sur un total estimé à 11 millions pour la finalisation de la réhabilitation, tant symbolique qu’historique.

Le fait que la justice pénale internationale évolue en intégrant les aspects culturels de crimes de guerre à grande échelle est fondamental. Surtout à l’heure où le dynamitage du temple de Palmyre est projeté sur l’écran mondial de l’Internet et des chaînes d’information en continu. Le reflexe de l’explication totale par le facteur culturel est dangereux, il permet les approximations sémantiques comme celle de « guerre de civilisation(s) » — que l’on y mette un [s] ou pas, d’ailleurs.

Mais l’on ne doit pas pour autant ignorer l’intention à l’origine de la plupart des exactions djihadistes de ce début de siècle. Il s’agit d’anéantir les expressions culturelles et religieuses considérées comme dissidentes, relativement à la vision du monde que véhiculent les doctrines djihadistes. A Tombouctou, les mausolées détruits ont été construits au XVIe siècle pour célébrer le culte des saints musulmans de la ville. Une pratique jugée impie par les djihadistes, qui suivent une version intégriste du salafisme, dans laquelle le seul culte de dieu est permis, toute autre adoration étant considérée comme contrevenant à la doctrine de l’unicité divine (tawhid).

L’épisode inaugural de cette « geste » dans sa version contemporaine médiatique se situe peut-être en 2001, lorsque le monde assiste, médusé, à la destruction des Bouddhas de Bâmyân par les Talibans, au nord de Kaboul. En 2011, la Tunisie a connu une vague de saccages des zaouias soufies, celui de Sidi Bou Saïd ayant particulièrement choqué les Tunisiens. Quant à la Syrie, outre la perte inestimable des vestiges de Palmyre, elle voit disparaître un nombre alarmant de mausolées et de sites architecturaux depuis le début de la guerre en 2011.

L’intention génocidaire au cœur du crime patrimonial

Le XXIe siècle a donc déjà confirmé ce que les soubresauts historiques du XXe siècle avaient laissé deviner : tuer les hommes ne suffit pas à faire disparaître un groupe humain aux yeux des assassins. Il faut aussi détruire les traces de leur passage dans l’histoire, leurs legs symboliques. Certains s’étonnaient de voir l’émotion suscitée par les dynamitages de Palmyre, comme si des pierres « comptaient plus » que des vies humaines. Bien sûr l’on souhaiterait que l’opinion mondiale soit plus empathique envers les souffrances des Syriens. Certains ne manqueront pas de souligner que ce procès sera le premier dans le cadre de l’occupation djihadiste de Tombouctou. Une occupation pendant laquelle se sont aussi produits des assassinats, des viols, des actes de torture… Ceux là auront tort d’y voir une relativisation des crimes contre les hommes. C’est bien parce qu’il y a une « intention génocidaire » dans le crime patrimonial, que la justice pénale internationale doit pouvoir prendre en charge l’instruction de ces exactions.

Quelle efficacité d’un procès individuel ?

Il faut malgré tout s’interroger sur l’efficacité d’un tel processus. On suppose que la prise en charge rapide, par la justice pénale internationale, de la destruction du patrimoine de Tombouctou, répond à la volonté de ne pas voir ces crimes s’inscrire dans la mémoire des Maliens. Tel un stigmate destiné à perdurer. Face au nombre croissant de revendications à travers le monde pour la réparation des crimes historiques (l’esclavage dans le contexte nord américain, la colonisation du continent Africain, le génocide arménien, entre autres), il est difficile d’ignorer que la complexité de leur mise en application tient principalement à l’ancienneté des faits considérés. D’abord, leur distance à plus d’une génération compromet la légitimité d’une justice corrective aujourd’hui. Comment établir la nature des réparations, leur éventuel montant, les critères sur lesquels elles s’appuient ? L’ensemble constituant un véritable « obstacle épistémologique ».

Mais surtout, le fait que les crimes pour lesquels des descendants de victimes s’expriment aujourd’hui n’aient jamais été ni punis, ni réparés, a produit une sorte de « continuation » de l’injustice. Au préjudice initial s’ajoute un préjudice qui s’étire dans le temps : une communauté privée de ses biens, dont les souffrances n’ont pas été reconnues, engendre des générations d’individus qui naissent dans des conditions matérielles et psychiques plus mauvaises que ce qu’elles auraient dû être. On comprend cette volonté, de la part de la communauté internationale, représentée par la CPI, de ne pas voir se créer de futures injustices historiques parce que les exactions du temps présent n’auront pas été reconnues et réparées.

Qui répare : juger les systèmes

Ici surgit la question de savoir si la condamnation de personnes jugées comme agents individuels peut vraiment satisfaire ce besoin d’une justice réparatrice. Sur le plan symbolique, l’emprisonnement d’Ahmad Al Faqi Al Mahdi peut permettre aux Maliens de répondre au besoin d’inscrire, dans l’ordre symbolique de l’histoire, les pertes subies. Or c’est tout le système idéologique, voire le système anthropologique de la violence organisée, qui sont laissés dans l’ombre. On juge une personne en tant que rouage du système, et c’est important. Mais l’on n’envisage pas le système en tant que logique collective. Ce que l’occupation de Tombouctou a été, au même titre que toutes les violences de groupe.

Sur le plan matériel, aucune réparation ne peut être envisagée par un tel procès. En aucun cas Ahmad Al Faqi Al Mahdi ne peut être sommé de dédommager le Mali de la perte de son patrimoine, il ne dispose pas d’avoirs aussi importants. Ce sont donc les victimes, en la personne morale de l’UNESCO les représentant, qui vont payer pour la réhabilitation de tous les sites ravagés. Comme si l’on demandait à une victime de viol de payer pour sa reconstruction génitale. Même si dans les faits, cela se produit parfois, ça n’en est pas plus acceptable.

Un système assuranciel transnational comme levier diplomatique

Produire un groupe en justice, en tant que sujet collectif d’un crime, c’est ouvrir la possibilité de saisir le fruit de leurs activités criminelles, en vue d’un transfert de biens au bénéfice des victimes. En l’absence de cette action de dédommagement, c’est toujours la communauté internationale, en la personne de l’ONU représentée par ses diverses instances, qui payera pour la réhabilitation du patrimoine attaqué.

Ces actions judiciaires sont extrêmement compliquées à mener : repérer, arrêter et poursuivre un groupe djihadiste n’ayant encore jamais pu aboutir à un procès, à notre connaissance. La notion même de groupe djihadiste posant question au niveau tant juridique, que politique. C’est donc peut-être plus en amont qu’il faut tenter d’agir. Ce pourrait être au niveau de la prévention, par la mise en place d’un système assuranciel. La destruction du patrimoine de Tombouctou, tout comme celui de Palmyre, étaient parfaitement prévisibles. Tous les médias en parlaient dès l’entrée des terroristes dans la ville. Et pourtant, la communauté internationale est restée passive.

Serait-il possible d’imaginer un système assuranciel au niveau transnational ? Une caisse d’assurance pour crimes de guerre, gérée par une institution au niveau de l’ONU, dont les montants seraient optimisés pour créer des leviers d’intervention très en amont des crises, au niveau diplomatique, jouant comme une sorte d’effet dissuasif du « laisser faire » ? Tout reste à inventer dans ce domaine, ne serait ce que sur le plan de la justification normative d’un tel mécanisme, ainsi que sa doctrine politique. Mais la question mérite d’être posée : est-il normal qu’un criminel trouve sa gloire dans les geôles de La Haye, quand les victimes payent encore la réhabilitation de leurs propres droits patrimoniaux ?

Nous ne sommes pas engagés dans une guerre de civilisation, mais nous sommes assurément appelés par notre devoir envers la civilisation. La civilisation au sens d’une certaine idée de l’humanité, toute fantasmée, toute transcendantale soit elle. Qu’attendons nous pour oser initier cette réflexion ?

LMG

Cet article avait initialement été publié le 13 septembre 2015 sur le blog d’Intégrales Productions, en liquidation judiciaire.

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Laura-Maï Gaveriaux

Journaliste - Sales guerres, aux Editions de l'Observatoire (mars 2018)