Senior Panic Forward : les boucles mail de la peur

Publicité outrancière, escroquerie, hameçonnage : le spam commence à être connu et mieux reconnu par les personnes âgées. Depuis plusieurs années, un nouveau type de message s’invite parmi leurs courriels : d’étranges « conseils d’amis » au ton alarmiste qui circulent via des chaînes de mail. Leur origine est inconnue mais leur objectif est clair : nourrir l’industrie de la paranoïa chez les seniors, façon XXIème siècle.

Louis Boulay
6 min readJul 19, 2018

Entrer dans le monde de l’Internet

Mon grand-père s’appelle Jean. Comme de nombreux retraités qui s’engagent comme bénévoles, Jean anime régulièrement un cours d’introduction à l’informatique pour les plus de 80 ans dans sa commune. La tâche est immense : initier des personnes âgées aux basiques de l’informatique, leur permettre de réaliser leurs démarches administratives en ligne et d’utiliser (enfin) la tablette offerte à Noël par leurs petits enfants. On l’oublie parfois mais apprendre l’informatique implique de comprendre un langage, une architecture de pensée, une désynchronisation entre la main et le regard : cela revient à entrer dans « un nouveau monde » dont les portes semblent parfois infranchissables — cf. le somptueux film I Daniel Blake de Ken Loach.

Dans le film éponyme, Daniel Blake, ouvrier quinquagénaire britannique se retrouve perdu dans un système administratif où toutes les démarches sont en ligne.

Débutantes dans un monde qui leur est étranger, les personnes âgées constituent une cible privilégiée pour les spammeurs. Pourtant, le travail de sensibilisation commence à porter ses fruits : Jean reçoit de plus en plus d’appels de ses étudiants octogénaires qui le questionnent sur des mails ou des liens suspects avant de cliquer. Le niveau d’information sur le spam et ses risques augmente. Dans le même temps, c’est le taux de spam dans les boîtes mail qui diminue. Serait-ce l’avènement d’un monde tranquille au pays des messageries ? Rien n’est moins sûr.

Mon grand-père a autre chose à me montrer. Depuis quelques années, il reçoit aussi ce genre de mail de la part d’amis proches :

Le levier d’action est le même que pour un spam classique : provoquer un sentiment d’urgence et de panique pour inciter l’internaute à cliquer sur un lien, un bouton ou la touche “Transférer ce mail” à ses contacts en l’occurrence.

Mais l’objectif diffère. Le spam cherche à obtenir un retour sur investissement direct, quasi-instantané : un clic, une information ou un mot de passe. L’objectif de ces chaînes de mail est plus difficile à cerner car elles agissent sur le long-terme. Les sujets sont nombreux — augmentation surprise d’une taxe, vidéo d’un pillage de magasin par des migrants, construction d’un mosquée sur la Tour Eiffel— mais la trame de fond reste la même : méfiance vis-à-vis de l’État, de la police, de certaines communautés religieuses, d’un “système corrompu” qui vous “veut du mal”, d’une technologie “dangereuse”… Le Monde montrait en 2014 comment ces chaînes de mail servaient de relais aux idées d’extrême droite. Le ton de ces messages peut paraître brutal mais il est tristement banal pour de nombreux seniors qui baignent dans un discours ambiant d’insécurité permanente.

L’industrie bien rodée de la paranoïa chez les seniors

Ces boucles mail font en fait partie d’un continuum de diffusion de contenus alarmistes et violents auprès des personnes âgées. Alors que les plus de 60 ans sont les moins touchés par les vols et agressions, c’est la catégorie de la population qui se sent le moins en sécurité. Dans La société de consommation (1986), Jean Baudrillard évoquait ce processus de “dramatisation spectaculaire par les mass media” comme l’un des moteurs de la société de consommation moderne :

« Il faut la violence et l’inhumanité du monde extérieur pour que non seulement la sécurité s’éprouve plus profondément comme telle (cela dans l’économie de la jouissance), mais aussi pour qu’elle se sente à chaque instant justifiée de se choisir comme telle (cela dans l’économie morale du salut). »

30 ans plus tard, les audiences TV lui donnent plutôt raison. Le mercredi 1er novembre 2017 au soir, par exemple, près de 2 millions de Français suivaient un magazine type 90' Enquêtes ou Enquêtes criminelles. On ne compte plus les émissions qui suivent les forces de l’ordre et mettent en scène la violence et le crime dans leur quotidienneté. « Ça marche car c’est un univers familier pour le public. On peut y reconnaître son voisin », explique Frédéric de Vincelles, directeur général de W9 au Monde.

Le dernier né, Flagrant Délit lancé par C8 en 2017, est l’exemple quasi-ironique de cette mise à distance d’un monde extérieur violent : le spectateur suit des équipes de police de vidéo-surveillance, eux-mêmes tranquillement assis derrière des écrans. Bienvenue dans la Société du spectacle du spectacle !

Flagrant Délit sur C8 vous donne cette douce impression qu’il y a des agressions à tous les coins de rue.

Le web constitue donc un canal où se prolonge cette fabrique de la paranoïa pré-existante. Mais ce qu’il y a véritablement nouveau, c’est que ce mode de diffusion via courriel nécessite la complicité des seniors, souvent malgré eux.

Un forward de mail vaut plus que vos coordonnées bancaires

Accompagné d’un nom, d’une date de naissance et d’une adresse, un code de carte bleue a une valeur marchande d’environ 20$. Un partage de mail lui n’a pas de valeur marchande, il a une valeur politique. Il fait de vous un relais d’opinion, permet la diffusion d’idées et parvient même à infléchir le résultat d’une élection dans certains cas. Dans notre cas, il diffuse à la fois une “peur personnelle” (le fait d’être soi-même victime) et une “préoccupation sécuritaire” (un état général perçu de la société).

Une journaliste de Slate avait notamment étudié comment ces chaînes de mail avaient contribué à soutenir la candidature de Fillon à l’élection présidentielle de 2017. Si la technique est plus évidente à déceler sur les réseaux sociaux, elle fonctionne particulièrement bien chez les seniors du fait du niveau de confiance qu’ils accordent à de tels courriers.

« Tout est bon pour encaisser un peu plus de “taxes”…C’est tout ce que ces grands malades ne mettront pas dans leur poche ! » annonce un mail reçu en février 2018.

La principe de “chaîne de lettres” date vraisemblablement du Moyen-Âge et des lettres du Ciel qui promettaient à leurs destinataires la protection divine si ceux-ci relayaient le message. Deux facteurs de réussite majeurs d’une chaîne de lettres sont la gravité du risque encouru si le message n’est pas relayé — ici, l’absence de protection divine — et le niveau de confiance accordé à l’émetteur du message. Si ce mode de diffusion fait florès chez les seniors, c’est parce qu’il lie deux de leurs usages principaux sur Internet : communiquer avec ses proches et s’informer sur l’actualité. Comment ne pas croire cette actualité partagée par ce bon vieux Michel, avec qui on a passé les vacances à la montagne ?

Ajoutez à cela un fort niveau de défiance vis-à-vis des grands médias et des institutions : le niveau de confiance accordé à l’émetteur, proche ou connu, est associé à la véracité de l’actualité évoquée. Il y a confusion entre le niveau de confiance accordé à l’émetteur et le niveau de confiance accordé au message : c’est ce qui permet la diffusion d’actualités parfois loufoques voire totalement invraisemblables.

Heureusement, certains maillons de la chaîne contribuent à enrayer la machine. Jean, vérifie régulièrement les informations reçues par mail, via le site Hoaxbuster puis partage le résultat avec l’ami à l’origine du message. Mais une question taraude mon grand-père : qui est à l’origine de tels messages ? D’où viennent-ils ? Quel est leur point de départ et quel est leur chemin ?
Vaste sujet que celui de la propagation de rumeurs dans l’opinion publique, dont l’ouvrage de Gérald Bronner, La Démocratie des crédules dressait, en 2013, un tableau sombre mais non sans espoir.

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Louis Boulay

Prof de S.E.S. en lycée / ex @spintank / ex Min. Ville Jeunesse Sports / @SciencesPo / #numérique #économie #société