La mutation d’un média traditionnel au digital : le cas de France TV Slash

Lucie Bernard
8 min readJan 16, 2019

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En 2005, France Télévisions lance France 4 première chaîne thématique du service public dédiée exclusivement à la jeunesse et rajeunir ainsi le public du groupe.

Cependant, la programmation de cette nouvelle chaîne tente d’osciller entre deux âges, deux cibles totalement opposées où les problématiques et thématiques ne sauraient être les mêmes. Si le matin les enfants peuvent visionner des dessins animés, les millenials doivent attendre parfois jusqu’à la deuxième partie de soirée pour regarder un programme adapté à l’instar de Journal d’une ado hors normes. Ce manque de ciblage criant pousse donc les jeunes à se réfugier vers les nouveaux médias car délaissés par le média, et ce malgré les promesses de ce dernier.

En 2017, France Télévisions annonce, dans la stratégie digitale du groupe et en parallèle du projet Salto (qui reste en suspens), la plateforme Slash destinée à ce public manquant.

Interrogée en mars 2018 par France TV info, Tiphaine de Raguenel, directrice des programmes de France 4 et coordinatrice de France TV Slash, ne cachait pas le désir de reconquête du public young adults entre 18 et 30 ans pour eux afin de « s’adresser aux gens dans une étape de vie particulière ». Comment ? Par le biais de programmes « qui s’adressent spécifiquement à eux avec leurs centres d’intérêt, en résonance avec ce qu’ils pensent » avec des thèmes modernes et sur mesure tels que la sexualité, la trajectoire professionnelle, l’orientation etc.

Slash est donc lancée le 5 février 2018 en grande pompe avec différents programmes notamment la série vedette SKAM, adaptation du phénomène norvégien du même nom.

Internet a permis aux séries de connaître une diffusion moins linéarisée mais aussi de proposer un contenu différent des séries à l’instar des podcasts. Comme le soulignait Antonio Grigolini (directeur numérique des chaînes et des programmes à France Télévisions), la stratégie numérique de Slash et même de France Télévisions devait enfin prendre en compte la révolution des usages, des secteurs et de l’industrie et ce en jouant un rôle sociétal et social fort.

La plateforme oscille entre pastilles courtes et mini-séries d’une durée moyenne de 20 minutes. Le format court est donc privilégié, répondant aux codes érigés par le web et en particulier sur Youtube où les vidéos de 40 minutes peuvent être considérées parfois comme trop longues, perdant l’intérêt du public.

Les séries ont donc une place de choix sur cette plateforme, mettant sur le même plan des séries étrangères telle que Ping Pong, les séries originales sous forme de documentaires comme Putain de nanas ainsi que les adaptations de formats étrangers qui ont connu un grand succès dans leur pays d’origine. C’est le cas de la pastille Les vieux décryptent (qui rappellent énormément le contenu des Fine Brothers, Elders react) mais surtout son programme vedette à laquelle nous nous intéresserons plus en détails : SKAM France.

A l’origine, SKAM est une série produite et diffusée par le service public norvégien. Teen show qui n’est pas sans rappeler sa cousine Skins, la série suit le quotidien de lycéens norvégiens. Chaque saison est centrée sur un personnage en particulier et aborde des sujets propre à cet âge tel que la découverte de l’homosexualité, les violences sexuelles, etc. Cette dernière a connu un succès tel qu’elle a dépassé toutes les frontières et a connu un véritable engouement, au point de devenir un objet culte chez tous les adolescents et jeunes adultes en particulier pour sa façon d’aborder des sujets très crus et dans l’air du temps. Plusieurs pays ont acheté les droits pour pouvoir l’adapter dans leur pays, avec ses propres codes. On trouve donc des remakes en Italie, en Espagne, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Belgique, aux Pays-Bas…. Et en France portée par notre service public national !

La force même de SKAM résidait dans sa dimension transmédia : chaque semaine, de petites scènes de l’épisode prochain sont diffusées sur la plateforme en fonction de l’heure et du jour de l’extrait proposé avant la sortie de l’épisode complet le vendredi soir, pour le week-end. Les spectateurs peuvent également suivre leurs personnages favoris sur leur page Instagram dédiée et alimentée comme un véritable utilisateur : la fiction déborde sur la réalité pour permettre davantage l’immersion et donc l’attachement des fans.

SKAM France a été le premier remake annoncé en 2017 et diffusé en février 2018. La version originale s’étant achevée au terme de sa quatrième saison en mai 2017, France Télévisions misait ainsi sur la nostalgie de la fin du programme mais également sur l’accueil que les fans français lui avaient réservé. Afin de satisfaire son public français, l’adaptation reprend les canons établis de la série tout en adaptant les codes hexagonaux. On retrouve ceci notamment dans le choix de la bande-son où l’on peut entendre quelques musiciens français, afin de donner une réalité et permettre une immersion totale pour le jeune spectateur.

On peut cependant reprocher à la série de manquer d’un véritable recul sur son inspiration norvégienne, fonctionnant parfois uniquement comme un calque et non comme une oeuvre à part entière, jusque dans les dialogues. En effet, la France ayant été le premier pays à acquérir les droits d’adaptation, les auteurs originaux avaient demandé à ce que l’adaptation soit la plus fidèle possible, au point de faire du plan par plan. Cependant, Antonio Grigolino avait annoncé lors de son intervention une plus grande liberté pour les saisons 3 et 4.

De plus, comme nous l’avons explicité plus haut, la fanbase engrangée au fil des saisons étant puissante et la France étant la première à se prêter à l’exercice du remake, cette première adaptation fut celle qui fut le plus attendu au tournant. La plateforme s’est notamment vu dépasser par son succès, faisant même face aux épisodes leaké partout dans le monde.

La plateforme mise également sur ses contenus originaux, beaucoup plus courts et qui reprennent les codes mêmes de la création web et en particulier Youtube.

En témoigne la série de podcast Sexy Soucis qui, à l’instar de Parlons peu mais parlons sur Youtube, entend décomplexer et informer sur le sexe, le genre ou encore l’acceptation du corps et de soi. Pour cela, ils ont fait appel à Diane Saint Réquier, animatrice d’ateliers sur la sexualité et surtout fondatrice du site Sexy Soucis, le Gougle du cul, qui a pour but “d’apporter des réponses claires et précises sur la sexualité ou de diriger vers les personnes en mesure d’y répondre”. Les vidéos reprennent les codes du podcast établis depuis sa création : une personne seule face à la caméra, qui s’adresse directement et immédiatement au spectateur.

Il s’agit d’un outil de communication pour le site Sexy soucis mais permet aussi, par son format court, une large diffusion sur les réseaux sociaux en particulier Facebook où les formats courts et à titre informatifs imposés par Brut et Looopsider règnent.

France TV Slash mise également sur la résurrection des programmes telle que l’émission On n’est plus des pigeons. Diffusée sur France 4, l’émission a été arrêtée en avril 2016, malgré les audiences satisfaisantes, à cause du changement de la ligne éditoriale de France 4. En effet, cette dernière était basée davantage sur les nouvelles écritures à destination de la jeunesse, ce qui poussa le chroniqueur Sébastien-Abdelhamid à ouvrir sa chaîne Youtube afin de poursuivre son format.

Ainsi, quelle est la force de Slash face à Arte Creative et Youtube ?

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’un médium digital tente sa reconversion dans le numérique : en France, avec Arte Creative notamment. Créée en 2011 sous forme d’une plateforme participative, elle propose des contenus destinés aux jeunes adultes (entre 20 et 30 ans) axés sur leurs interrogations. La plateforme a notamment vu son audience croître grâce à la web-série Loulou, reflet d’une génération en proie aux choix fondamentaux tels que la maternité, le couple etc. La cible diffère quelque peu : si Slash privilégie (et séduit davantage) les jeunes adultes, Arte Creative semble viser un public légèrement plus âgé et se présente donc en continuité, en complément de la plateforme de France Télévisions.

En revanche, Arte Creative a su saisir les enjeux de cette révolution et surtout l’immense champ de possibilités que permettait le format numérique. Cependant, contrairement à France Télévisions, le but du groupe Arte a toujours été d’informer mais surtout cultiver davantage son public, et surtout à un public légèrement plus âgé.

Slash doit faire face à un concurrent direct, en particulier pour sa cible : Youtube. Cette dernière, par sa gratuité et son contenu, est devenu l’un si ce n’est le médium phare des adolescents jusqu’à 30 ans.

Après le succès de la première saison de SKAM France, Slash décide de proposer les épisodes de la seconde saison chez le géant américain. Ainsi, elle réussit à toucher davantage sa cible en augmentant ses vues (avec un ratio : une vue sur Slash équivaut à trois sur Youtube) et surtout à pousser le spectateur à découvrir son existence, voire dans le meilleur des cas le pousser à se rediriger vers la plateforme mère. L’audience se trouve alors fragmentée : depuis quelques années déjà, le groupe choisissait de proposer sur Youtube des extraits, des épisodes mêmes de ses plus grandes marques, dans le but de conquérir et d’accroître le public délaissant le médium traditionnel.

11 mois après son lancement, quel bilan ?

Nous pouvons déplorer un certain manque d’originalité dans les contenus, entre remakes décalqués sur les formats originaux dans certains cas, bien que la plateforme a le mérite de proposer des contenus ne pouvant parfois pas bénéficier d’une diffusion pour certaines séries étrangères. C’est surtout une plateforme où les nombreux témoignages, sur différents thèmes majeurs de la société trouvent un écho au point de toucher le plus grand nombre.

Si nous pouvions craindre une destinée à la France TV Zoom, il n’en est à mon sens rien. Zoom a été lancé comme une télévision numérique, alors que le groupe avait déjà pris un retard important sur le numérique sans compter les nombreux acteurs déjà établis. En voulant concurrencer une fourchette trop large, Zoom n’a pa su s’imposer.

Pour le moment, Slash arrive à pérenniser quelque peu avec le succès de SKAM France au delà des frontières : mais qu’en sera t-il une fois la série achevée ?

C’est dans sa création et l’entretien du lien social, que Slash recherche, trouve sa force contrairement aux plateformes classiques.

Nous pouvons espérer cependant qu’avec un public davantage ciblé et surtout des contenus calibrés pour ce même public, France TV Slash saura davantage s’imposer dans ce milieu ultra concurrentiel.

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