Éloge du risque

Lucie Roblot
9 min readJan 28, 2018

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« On veut l’intensité sans le risque. C’est impossible. » Anne Dufourmentelle

Aperçu de la scène de crime, Océan Indien

Quelques jours après le Blue Monday, rêvant de chaleur tropicale, je réfléchissais aux quelques fois où je m’étais envolée dans des vols charters, plein d’Européens blafards, pour des transats aux prix négociés par des opérateurs (France Gall, Monopolis).

Au terme d’un de ces vols fort exotiques, je m’étais donc retrouvée affalée sur une chaise longue au bord d’un lagon turquoise, entouré par une barrière de corail qui constituait l’unique rempart à la seule transgression autorisée sur notre atoll : le snorkelling parmi les poissons multicolores et les tortues géantes.

Autour de nous, des couples comme en on voit sur les newsletters de Voyage Privé, pieds nus, une fleur de tiaré dans les cheveux. Je me passionnais donc pour la faune sous marine, au détriment de celle qui évoluait tranquillement autour de moi, et qui pourtant, méritait une analyse zoologique plus poussée.

La situation était cocasse : moi même alors en couple, j’étais donc environnée de couples clonés comme le mien, sur une île de couples, où chaque couple croisait un autre couple sur l’unique chemin de sable de l’île, qui menait au restaurant. Ces gens avaient donc parcouru plus de 8, 336 kilomètres, pris deux — voire trois — avions, puis un bateau, pour arriver sur une île surchargée de couples. Les couples dinaient donc à côté d’autres couples, se prenaient en photo en couple, et parfois entre couples, ainsi que leurs assiettes et leurs Daïquiris respectifs, puis, pris d’une légère ivresse, rentraient se coucher en couple dans leur bungalow sur pilotis, alignés sagement contre d’autres bungalows sur pilotis où dormaient d’autres couples. Et ce petit manège pantomime avait lui-même lieu sur des centaines d’autres îles identiques disséminées à travers les océans.

Ce voyage — fort enrichissant, on l’aura compris — m’interrogea donc sur le couple. Sur l’amour dans sa forme contemporaine. C’est un drôle d’amour auquel nous nous adonnons là. Sous le régime autoritaire du contrôle absolu, ses dérives se sont multipliées à l’infini via le kaléidoscope narcissique de notre société mégalomane.

Est-ce qu’on est toujours autant amoureux de l’amour ? A nous voir, j’en doute. Parce que finalement l’autre, sa joie, sa colère, ses doutes, c’est encombrant. Ça pèse des tonnes, il faut y répondre. Être à la hauteur. A la hauteur de quoi ? D’un courage en voie de disparition. D’un courage de mise en danger. Nous érigeons en veau d’or le Principe de précaution, au risque, celui-ci aussi bien réel, d’un abrutissement personnel et collectif.

On s’écrit des dizaines de fois par jour, à hauteur de plusieurs milliards de messages à l’échelle globale, le cabinet de conseil McKinsey a dit il y a vingt ans que les télécommunications seraient un secteur porteur, et effectivement, Facebook Messenger explose ses chiffres. Grâce à eux, nous recevons plusieurs fois par jour des semblants d’amour qui comblent nos failles narcissiques. Tout le temps, partout.

Car Nous voulons être choyé et désiré. Parce qu’on nous a choyé et désiré. Tellement choyé qu’on a été mal habitué. Alors on consomme de l’amour en barquette sous blister. En petit pot conditionné comme chez Cojean. C’est sain, équilibré, hygiénique. L’amour à la carte. Au menu, on peut s’aimer juste pour les vacances, baiser des professionnelles avec préservatif, faire l’amour par téléphone sans savoir qui est au bout du fil, aller sur Tinder c’est gratuit même. Aucun risque d’y perdre quoi que ce soit, pas même de l’argent sinon sa dignité. Rien n’est engageant. Jouissance du pseudo risque, du risque entièrement contrôlé, de A à Z.

Allongés dans nos canapés, on répare nos blessures d’amour propre. Pic notable de téléchargements Tinder le dimanche soir. Le couple c’est pour faire l’Amour, avec un grand A, éviter le blues du même dimanche soir, avec une raison valable de partir en vacances (j’évite soigneusement le mot “voyage”) dans le genre d’îles que j’ai décrite plus haut. L’amour, on le prend en photo, pour essayer de le capturer, de garder en images ce qui peut, par essence, n’être plus l’instant d’après. Puis on l’étale à la face du monde via des supports digitaux pour se prouver qu’on mérite d’être aimé, parce on nous l’a répété dans l’adage Loréalien, on le Vaut bien.

Mais quand l’amour se ternit, quand la fête se termine, que les lumières s’éteignent parce qu’il fait jour, que les paillettes sur le parquet sont les seuls témoins d’un intense sentiment d’exister qui soudain n’est plus, on n’en veut plus de l’autre. Il n’est plus désirable, et puis il est acquis. Et puis, il faut construire, et construire ça fait peur. C’est un travail manuel, de bâtisseur de cathédrale. On n’est pas préparé, il va falloir relever les manches, on va devoir transpirer, des gouttes qui perlent sur le front, mettre les mains dans le plâtre, soutenir la clé de voute. Ça demande du temps, de l’argent, de la volonté.

Alors on se questionne Est-ce que ça vaut vraiment le coup finalement ? Est ce qu’on ne devrait pas plutôt faire un pas en arrière ? Recommencer avec quelqu’un d’autre, indéfiniment, retourner à la fête, à son tempo, à ses idoles, au taffetas des robes de bal qui se froissent dans l’embrasure d’une porte. Ne vivre que des débuts. Des sauts à l’élastique avec harnais. On était beau (cf Louane), on avait le désir, on avait la fougue, on avait le monde à nos pieds. Et je le concède : qui y a t-il de plus excitant que le champagne ? “Le champagne, c’est Versailles !”, s’exclame Amélie Nothomb. Alors bâtir des cathédrales, très peu pour nous.

Et pour détruire le château de sable, on le fait sans bruit, dans le calme, dans la bienséance, encore en vrai parfois, pour les plus courageux, par message interposé souvent, ou bien on Disparaît. Car on nous l’a répété : on ne se doit Rien. Comme l‘analyse Ilana Gershon dans son Breakup 2.0, même nos ruptures sont médiatisées. La manière dont les nouveaux médias façonnent jusqu’à l’acte de dissolution d’une relation, relève d’un égoïsme inquiétant. L’acte le plus douloureux qui soit se fait à l’intérieur d’une petite boite noire.

Le message – si message il y a – dit : Ça arrive tu sais, ça arrive aux autres aussi, même aux meilleurs, aux plus beaux, aux plus brillants. Je te promets, tout Va aller, ça va aller très bien même. J’ai besoin de vivre tu comprends. Je me sens enfermé(e), j’ai besoin de Respirer, de sortir de cette cage. Comme le rappelle Stan à Audrey dans la pièce de Pascal Rambert La Clôture de l’amour : « La vie n’est pas un panier de fraises ». Non la vie n’est pas un panier de fraises. Et pourtant la vraie cage ce n’est pas l’amour, c’est la Peur.

On dit OK pour l’intensité. OK pour le plaisir, la beauté, la jouissance. Le reste c’était pas dans le contrat. Pour se justifier, on se dit que le grand amour ce n’est pas pour tout de suite, que ça arrivera vers 30 ans, à temps pour faire subir à des enfants innocents nos névroses et celles de nos aïeux (c’est un business qui se passe sur plusieurs générations m’a confié mon psychanalyste). Comme si ça se contrôlait, comme si à 30 ans on avait le droit enfin à l’amour, on se l’autorisait.

Lors d’un dîner récent, un de mes amis a utilisé l’expression de « cœur à prendre » – drôle de terme celui là aussi – comme si arrivait un moment où on était disposé à ça, à cet amour constructif. Parce qu’avant, comprenons nous bien, avant de construire un amour, il faut construire sa carrière. Il faut avoir coché sur une petite case de sa déclaration d’impôts qu’on avait des revenus suffisants pour « tomber amoureux ». C’est cela qu’on appelle amour, vraiment ?

De l’autre côté, pas plus glorieux, le syndrome féminin de la Belle au bois dormant qu’on viendrait réveiller de sa vie d’avant, passée à travailler ses multi diplômes et son CDI de cadre supérieur dans le désespoir de ses nuits d’amour sans lendemain, est un mal qui nous ronge. La princesse Aurore ne nous a pas rendu service.

Aux ornements mortuaires nos ardeurs. Tout est contrôlé au millimètre. Je dis bien tout. Même la séduction obéit à un système digital bien réglé. Ce n’est pas le désir qui gouverne comme on nous l’a trop souvent répété, c’est encore l’Iphone. L’ajout Facebook, le follow Insta, la photo WhatsApp. Car oui, disons le, en 2018 – enfin Frédéric Beigbeder l’a très bien dit avant, et mieux que moi - l’amour commence par un like, et prend toute sa dimension tragique dans un sms sans réponse.

Au début oui, l’amour de l’autre, il est neuf, intriguant, envoûtant. On est fasciné, on ne sait pas comment le porter l’amour, à l’endroit, à l’envers, c’est l’aventure, un continent immense peuplé de promesses infinies, un monde des possibles, un peu comme dans les chansons de Jean-Jacques Goldman. Et puis, il devient contraignant, exigeant, car il est Exigence ; fait d’attentes auxquelles tout à coup, on ne veut plus faire face. Pourtant, il est plus exigeant envers Soi qu’envers l’Autre. Mais c’est tellement plus agréable de se déresponsabiliser.

Soudain, on est pris devant le vertige du sentiment de l’autre, on ne veut plus y répondre, on ne veut plus le garder, ni le regarder d’ailleurs. “Le vertige, c’est être ivre de sa propre faiblesse” écrivait Kundera. On accuse l’autre d’exiger, pendant que nous n’avons plus aucune exigence envers nous-mêmes. Alors on fait comme les boules du loto, on les remet dans le grand bol, la roue tourne, tourne, tourne, et la présentatrice tire de nouveaux numéros gagnants. Nos sentiments sont-ils si évanescents qu’on les rabaisse au Hasard ? Comme Françoise Sagan alors toute juste majeure, sommes-nous condamnés à ne connaître que “des rendez-vous, des baisers et des lassitudes” ?

Et puis c’est trop dangereux, surtout. C’est prendre le risque de donner de soi, d’être meurtri, de meurtrir, de décevoir, d’être déçu, de mourir un peu, c’est à dire de se sentir vivant. Et pourtant qu’y a t-il de plus beau que se mettre en danger ? Qu’il y a t-il de plus beau que de faire de l’autre le dépositaire de sa confiance, le tremplin de sa liberté ? Mais plus personne ne veut vivre dangereusement. Le danger c’est bon pour les films. Nous y avons trouvé d’excellents remèdes contemporains : les vaccins, le préservatif, la ceinture de sécurité. Pourquoi tout fouttre en l’air franchement ?

Retournons à nos séances sms sur canapés. Restons à l’abri dans nos appartements bourgeois, nos bungalows sur pilotis, nos émotions contenues, nos amours avortés. On aime comme les myopes voient, mal et de loin. Notre crédo ? L’ataraxie (de l’étymologie grecque : l’absence de troubles). On n’est pas Trop heureux, on n’est pas Trop malheureux. Hypocrites comme nous sommes, on appelle ça la « stabilité ». Mais c’est l’encéphalogramme. Une oscillation qui dépasse la médiane et c’est le drame. Urgences. Il faut vite vite vite rétablir la ligne droite.

Nous désirons un amour propre. Quand je dis amour propre, je ne dis pas ego, orgueil, idiosyncrasie. Je parle d’un amour sans tâches, d’un amour couleur de lin crème, lavable. D’un amour qui ne fait pas de vagues, d’un amour convenu, convenable, convenant. D’un amour comme design Christian Liaigre. Je parle aussi d’un amour transactionnel, d’un amour rentable, et Surtout sécuritaire, amoureux fous de l’image que l’autre renvoie de nous. En somme un amour sans acariens, idoine, repassé. Nous sommes Loin d’être des as de la résilience, nous sommes des déficients sentimentaux. En ne risquant rien, nous avons oublié de vivre. Le vrai risque c’est de ne pas en prendre. L’amour propre, il me semble, est notre tombeau.

Extracted from the short film Take a deep Breath, 2015

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Lucie Roblot

LSE alumni. Chroniques généralistes désenchantées.