Galoper 2.0

The medium is the message. ”, Marshall McLuhan

Lucie Roblot
Scribe
7 min readApr 23, 2018

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Extérieur Jour. Un souffle de vent dans les acacias. La lumière dorée de fin d’après-midi recouvre la plaine, les herbes hautes s’embrasent d’orange, des bruissements d’insectes dans les branches. Le grondement de la rivière au loin se fait plus proche. A l’horizon, la montagne se découpe sur un ciel rose.

C’est un parc naturel. Il n’y a rien autour que l’immensité de vertes collines qui se chevauchent. L’ivresse de la rareté gagne le cœur ; à gauche, un lac posé là, immuable, depuis la nuit des temps. A droite, une piste de terre ocre serpente le long de bosquets de myrte. Des aigles planent très hauts dans le ciel, gardiens sacrés d’un royaume incertain.

Un groupe de cavaliers galope dans un bout du monde. Image de drone. Topview. Les chevaux alezans hénissent de bonheur, crinières au vent. Le petit groupe se suit. Bartabas, cet amoureux des chevaux, l’a souvent dit : peu de choses dans le monde n’égalent le sentiment d’exister que procurent les galops à cheval ; ou si, peut-être l’amour…

La chaleur de fin de journée caresse les visages, envoûtante de douceur. Et devant eux, l’espace, l’espace infini à perte de vue, l’immensité de l’espace — de ceux auxquels nous ne sommes point familiers — étranger, noble, sauvage, loin de nos villes surpeuplées, de nos lignes de métros, serpents sous terrains de nos métropoles, loin de nos agitations personnelles et si vaines finalement devant ce spectacle. Il n’y a pas d’autres mots que ceux de Bouvier, “On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait”.

Soudain, se produit une scène à la fois incroyablement étonnante et d’une grande banalité. Quelques cavaliers, tenant dans une main les rênes de leur monture, saisissent dans leur poche un petit objet, et se mettent à filmer. Oui, ils se mettent à filmer ces instants de vie, d’une préciosité rare, d’une richesse absolue, ces instants que seul le cœur peut comprendre, pour les poster sur Instagram.

Passons le fait que galoper avec son Iphone X requiert une assez bonne assiette, une grande dextérité — ou bien une selle western. Nous sommes bien loin de Pierre Barouh et Anouk Aimée galopant en Camargue dans Un Homme et Une femme (1'35). Ces réflexions sur ces images équines méritent, il me semble, quelques prolongations.

Il s’agit ainsi de vivre de manière entièrement médiatisée. Il existe ainsi en permanence entre nos yeux, c’est à dire notre moyen de perception immédiat, et le monde autour de nous un entre-deux, un obstacle, une vitrine : notre téléphone.

Là où il est impossible de capturer la puissance d’un instant, la force d’un sentiment, l’intensité d’une rave party, la puissance de la musique sous MD — car oui, il s’agit bien d’une impossibilité — nous sommes si prétentieux quant à notre domination sur la nature que nous ne capitulons pas devant cette impossibilité. Nous la voulons la surmonter, la conquérir, la transmettre, la montrer surtout : pour cela, nous faisons des Stories.

Là où la photo ment, où la photo capture, déforme, transforme, la vidéo apporte la vraisemblance, le mouvement et le son ; elle mime ce que nous aurions pu vivre, si nous avions été dans l’espace spatio-temporel de cette story visionnée, nous aurions du danser lors de cette soirée guitare improvisée, nous aurions plongé en Boomerang à cette pool party en exhibant notre plus beau maillot de bain en rentrant le ventre, nous aurions levé nos verres en souriant lors de ce diner à la bougie dans une crique de Méditerrannée, nous aurions aimé ce brun ténébreux derrière notre ami qui danse au premier plan. Nous aurions surtout dû nous regarder. Nous regarder faire.

Comme me l’a très justement fait remarquer une amie proche, Instagram constitue un catalogue de versions radicalisées de chacun d’entre nous. Des blogueuses aspirantes mannequins dévorent des burgers et des litres de glaces Cookies and Cream, supplément Caramel, tout en arborant un “Thigh Gap” (ndlr : écart entre les cuisses visées par les anorexiques, puis par les femmes en règle générale) aux proportions surnaturelles. Ce qui permet à tous une proximité illusoire avec Gisèle Bündchen.

L’un met en avant sa famille parfaite jamais divorcée — ou douze fois recomposée — avec des enfants blonds et des paniers débordant de cerises, l’autre son corps sculpté devant son miroir, heureux résultat d’heures de squats (ndlr : une forme moderne de torture) selon les conseils de Kayla, et de son running matinal chronométré par Nike qu’elle poste tous les matins tout en dégoulinant de sueur de l’autre côté de la caméra.

Quand à ce dernier qui décide d’ériger son pauvre Jack Russel sans défense en égérie digitale à plus de 30 K followers, le déguisant tour à tour en cow-bow, marin breton en ciré jaune et strip teaseuse, à défaut de se prendre lui même en selfie, les animaux ont-il un droit à l’image ? Un droit au refus d’être ridiculisé ? Un chaton innocent aux yeux clairs sur un canapé en velours résume toute la tragédie de la Société du Spectacle.

Chacun créé sa propre marque, gère sa communication comme il l’entend. Quand l’une rêve du lifestyle de Mimi Thorisson faisant des tartes aux mirabelles dans son château du Médoc entre deux escapades vénitiennes pour faire rêver des américaines sur le French Way of Life, l’autre devient une icône de mode à la Jane Birkin, après s’être procuré un panier en osier rond que portent les quelques 1 millions de blogueuses dans le monde ; on peut aussi storyfier des petits enfants dans des villages de pays du Tiers Monde pour montrer son côté humanitaire.

D’autres encore exposent leur job de rêve, déjeuners à l’Élysée, cocktails au Sénat, soirées Canal +, Biennale de Venise avec Olafur Eliasson, backstages du défilé Dior au musée Rodin, cuisine de panais au yuzu homemade pour les apprentis chefs. Montrer des amis, des amis, des amis, des tables d’amis, des rires d’amis, montrer qu’on est pas seul. Les anniversaires sont l’occasion de montrer son plus beau profil avec l’heureux fêté. Je ne parle même pas des mariages.

Certains prennent le contrepied, font d’Instagram une satire. A poster quotidiennement (vu le temps que ça prend !) des parodies des comptes les plus suivis d’Insta — et c’est souvent très drôle — cela est-il un réel combat alternatif ou ces comptes parodiques ne deviennent-ils pas, eux aussi, les esclaves de leur public instagrammeur anti-système ? Qui se rit de qui, me direz-vous. Le second degré ne suffit donc pas, il faut croire.

Les mots de Guy Debord en 1967 résonnent tristement justes : “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ”. Il poursuit : “ Les tromperies dominantes de l’époque sont en passe de faire oublier que la vérité peut se voir aussi dans les images ”. Il n’y a pas de critique de la facticité de ces images. Car elles ne sont pas factices, mais tout à fait réelles. Elles montrent la vérité : et celle de l’artifice, et celle de la médiation.

Ces images portent en leur sein une vérité immense, puissante, dévastatrice. Elles portent la vérité d’un narcissisme poussé jusqu’à la détresse, la vérité d’un contrôle absolu de son image, la vérité d’une dépendance inédite, la vérité d’un grand vide de sens.

Jusqu’où ira le voyeurisme de la Story ? Jusqu’où ira l’exhibitionnisme de la Story ? Car cela va de soi, les deux vont de pair. En viendrons-nous à nous filmer en faisant l’amour, pour voir qui est le plus beau, le plus désirable, qui jouit le mieux, et qui fait jouir ? Comme Roddy, avec sa caméra greffée dans le cerveau, filme Romy Schneider en phase terminale dans l’extraordinaire film de Tavernier en 1980 La mort en direct, en viendrons-nous à nous filmer au bord du dernier instant, avant le Grand Voyage ? Nous filmerons-nous dans des services de gériatrie d’hôpitaux mouroirs ? Ou continuerons nous à ne nous filmer que beaux, bronzés, marrants, enviables, galopant à travers la brousse ? Où est la limite ? Qui la fixera ? Voulons-nous de ce monde là ?

J’aurais pu fustiger tous ces acteurs d’Instagram, ces modèles de LA aux 500 K followers, ces influenceuses en devenir, ces aspirants stars. Ces victimes en un mot. J’aurais pu me dire Tristesse, il ne s’agit que de fragments d’humanités. Mais il s’agit malheureusement d’un phénomène bien plus large. Avec mes 400 abonnés/abonnements, j’en suis bien loin pourtant. Mais la tendance que j’observe brise chaque jour un peu plus ma considération pour la nature humaine.

Mes amis que je crois bons, biens, vrais s’y mettent aussi. Je vois des malheureux qui scroll des soirées entières des sosies d’Emily Ratajkowski. Je croule sous la dégoulinure des instacouples, des instadogs, des instatravel, des instabody. Ces gens qui sont pourtant au quotidien des gens qui me semblent relativement dotés d’esprit, d’un minimum de discernement, qui travaillent à des postes (ndlr : et non des posts) tout à fait respectables… Tout à coup, face à leur Iphone, s’opère une forme de schizophrénie totale d’eux-mêmes. J’Insta donc je suis.

Instagram devient alors une forme d’esclavage, car il s’agit ensuite d’alimenter cette machine infernale. Donner à manger à son public, lui montrer, que oui, on est aussi mince, aussi beau, aussi drôle, aussi enviable que nous l’étions dans la story de la veille. Et le public en redemande. Il a le pouvoir de vous valider dans ce vous souhaitez montrer. De liker, d’approuver votre nouveau corps, votre nouveau job, votre nouveau sac, votre nouvelle conquête, notre nouveau chien — substantifs tout à fait interchangeables entre eux. Et de provoquer chez soi de la satisfaction immédiate ; c’est un drôle de pouvoir que l’on octroie aux gens. Il s’agirait peut être d’être enfin responsable du monde que nous voulons. Et de galoper sans miroir.

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Lucie Roblot
Scribe
Writer for

LSE alumni. Chroniques généralistes désenchantées.