11 ans de journalisme, 254 candidatures et zéro CDI — Mon handicap, cette rampe d’accès vers l’ostracisme

11 ans dans le journalisme, 254 postulations, 3 entretiens d’embauche et zéro contrat fixe. Si les médias m’encouragent à « faire avancer “ma” cause », celle du handicap, pourquoi ne m’embauchent-ils pas ? Lettre ouverte à mes nombreux collègues, si friands de l’inclusion… et de l’ostracisme.

Malick Reinhard
5 min readSep 1, 2023

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11 ans dans ce métier qu’est le journalisme, c’est assez pour construire une cathédrale de papiers, d’articles, d’enquêtes et de dossiers. Et pourtant, toujours pas de pierre angulaire : le contrat fixe, l’inclusion réelle dans les rédactions m’échappe comme le Saint Graal. Une carrière qui, de manière ostensible, me renvoie chaque jour à ma mobilité réduite. Y aurait-il une corrélation entre mon fauteuil roulant et mon casier professionnel immaculé de contrats ? La réponse est aussi cinglante que le snap d’une diva en plein show : « Hell, yes! »

Stéréotypes en boucle et figures de style de moucles

Vous voyez, le journalisme, c’est un peu comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber — hein Forest (?). Sauf dans mon cas, où c’est toujours la même saveur : le handicap. « Tu as une voix unique, tu contribues à la cause, tu nous fais avancer », me répètent intarissablement toutes les rédactions en chefs. Belle rhétorique. Mais avancer vers où, exactement ? Vers un journalisme compartimenté où je suis le spécialiste autoproclamé d’une cause, mais jamais un journaliste à part entière ?

Le journaliste Malick Reinhard pointe du doigt la maladresse des «valides» face au handicap. Cette semaine, pour sa dernière chronique, il nous explique pourquoi l’arrêt de celle-ci donnera du sens à son combat pour l’inclusion des personnes handicapées. — Blick | fr, le 4 juin 2022, Malick Reinhard

Durant les plus de deux lustres qui m’éloignent du premier des trois médias que j’ai créés, j’ai déposé 254 candidatures. Pour trois entretiens — deux il y a 8 ans, et le dernier, le 16 juin de cette année (champagne !?). Qui ont finalement abouti sur zéro contrat fixe (piquette…). Et ce n'était même pas pour faire du journalisme. Ainsi, ces chiffres sont plus qu’une statistique, ils sont un symbole — le symbole d’un système qui se dit « ouvert et inclusif », mais qui pratique un ostracisme silencieux. Chaque lettre de refus est une déclaration ; elle dit : « Nous apprécions votre voix, mais uniquement dans le cadre que nous avons défini pour vous ».

Écarlate d’image, mais pas de honte

Ô! alors oui, je sais bien, vous savez ; le secteur des médias est en crise. Existentielle, très probablement. Un argument que j’aurais été prêt à avaler, si une de mes anciennes rédactions, écarlate d’image, mais pas de honte, ne m’avait pas seriné des mois durant que le trésor public était aussi sec qu’un Chardonnay neuchâtelois, et qu’il n’était pas possible, de fait, de m’engager autrement qu’en qualité de « télétravailleur freelance », préposé à raconter (toujours un peu plus) sa vie, et payé au caractère.

Quinze jours après mon départ, contraint, voilà que surgit une nouvelle consœur, en CDI, dans cette même rédaction, avec un profil analogue au mien. Pas de panique, l’hypocrisie n’est plus ce qu’elle était… Elle est devenue un Art. « Tu es précieux, tu apportes une voix unique sur le handicap. »

L’invisibilité dans un monde de visibilité

Pendant ce temps, mes contemporaines et contemporains journalistes changent de postes, grimpent les échelons, se voient offrir des opportunités — et c’est bien normal, je suis heureux pour elles et eux. Mais, pendant ce même temps, je reste bloqué, en orbite, dans cette case que vous avez créée pour moi. Vous me mettez en avant, mais seulement pour une cause. Vous me rendez visible, mais seulement en tant qu’exception, jamais en tant que règle.

Ce n’est pas de la jalousie, loin de là. C’est de l’analyse, froide et chirurgicale, d’une réalité qui persiste à être ignorée. En mettant en lumière ces inégalités professionnelles, je sais que je dérange. C’est précisément l’intérêt de ma démarche. Combien de fois me suis-je demandé si je ferais un jour partie intégrante, non pas comme une curiosité ou une exception, mais comme un membre à part entière du « collectif » d’une équipe de rédaction ? Il m’arrive même de postuler à des stages, dans l’espoir naïf que cela puisse être une porte d’entrée vers cette appartenance qui m’est constamment refusée.

À celles et ceux qui se reconnaîtront

Aujourd’hui encore, seules trois personnes, dans cet univers médiatique sombre, sont venues apporter un peu de lumière, m’ont encouragé à parler de tout — sauf de (mon) handicap. Karine Vouillamoz, Leïla Delarive et Gabriel de Weck, votre ouverture d’esprit et votre soutien inconditionnel méritent plus que des remerciements. Vous avez tout mon respect. Et toute mon estime. Vous êtes la preuve vivante que le journalisme peut être autre chose, peut voir plus loin que les stigmates et les préjugés.

Quant à vous, les autres — directrices et directeurs de rédactions, rédactrices et rédacteurs en chefs, cheffe ou chefs de rubrique, d’antenne, responsables RH — qui jonglent avec des excuses qui se contredisent d’une bouche à l’autre, prenez le temps de vous reconnaître dans ces lignes. Et surtout, prenez le temps de réfléchir. Vos décisions, vos choix éditoriaux, vos refus répétés ne sont pas sans conséquences. Ils façonnent une réalité professionnelle bien neurasthénique pour celles et ceux qui, comme moi, aspirent à être reconnus pour leur travail et non plus exclus pour les roues de leur fauteuil roulant. Mon CV et mon Amour du métier restent, néanmoins, à votre disposition.

Pour aller plus loin :

*Prompt utilisé : « Illustration on a man, with afro hairstyle and round glasses, tired face, in a wheelchair full of gooses, subtle monochromatic tones, sketchfab, in the style of editorial cartooning line art, — ar 16:9 ».

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Malick Reinhard

Afro personnage. Journaliste RP indé' pour la RTS et Le Temps. « Handicapé », pour mon médecin et la société. « Illustre peintre danois » pour ChatGPT.