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Élections fédérales: 2 candidats sur 5 sont réfractaires à l’école intégrative — et mon cœur saigne

Malick Reinhard

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Alors que près de 2 candidats sur 5 aux élections fédérales se déclarent réfractaires à l’école inclusive, il est urgent de rappeler que l’intégration des élèves handicapés, loin d’être une faveur, est un droit fondamental consacré depuis 10 ans par la Convention relative aux droits des personnes handicapées ratifiée par la Suisse. Commentaire.

Ce commentaire personnel ne saurait en aucun cas être considéré comme un article journalistique soumis aux obligations générales d’enquête et de vérification des faits. Il n’engage que son auteur.

À quelques jours des élections fédérales du 22 octobre 2023, et selon la plateforme Smartvote, sur les 4945 candidats aux élections fédérales qui ont répondu aux questions du site, 1933 se déclarent contre ou plutôt contre le concept d’« école intégrative ». C’est près de deux sur cinq qui estiment qu’inclure dans une classe ordinaire des élèves ayant des handicaps ou des troubles d’apprentissage, ce serait problématique. Manque de ressources, professeurs débordés, risque de déséquilibre : les justifications fusent comme autant de balles dans un stand de tir.

Pourtant, derrière ces chiffres et arguments se cache une terrible réalité, celle du rejet insidieux des personnes en situation de handicap, dès leur plus jeune âge, hors du giron de l’école ordinaire. J’en sais quelque chose. Ayant moi-même un handicap, j’ai dû me battre bec et ongles pour accéder à une formation qualifiante. Et je n’y suis jamais arrivé. Simplement parce que mon moyen de locomotion n’a jamais été mes jambes — mais un fauteuil roulant.

La dichotomie redouble (d’efforts)

Parmi les voix discordantes qui s’élèvent contre l’école inclusive, celle de Nasrat Latif résonne avec une certaine dissonance dans mon esprit. Journaliste accompli et candidat au Conseil national, il a joué, il y a une douzaine d’années, le rôle d’un mentor inattendu en m’ouvrant les portes de la sphère médiatique lors d’un stage. L’écoute attentive qu’il m’avait accordée alors que je lui exposais les entraves systémiques que je devais surmonter n’a fait que cristalliser son image en tant que défenseur d’une égalité des chances, du moins dans mon esprit. D’où mon étonnement, teinté d’une certaine mélancolie, de le voir aujourd’hui « s’associer » à la politique même qui m’a donné (me donne encore) du fil à retordre, et valu une dépression. Comment peut-on, en effet, être assez ambivalent pour d’une part, aider un jeune homme en situation de handicap à gravir les échelons d’une intégration réussie, et d’autre part, priver les générations à venir de cette chance si vitale ? Une dichotomie saisissante.

11 ans dans le journalisme, 254 postulations, 3 entretiens d’embauche et zéro contrat fixe. Si les médias m’encouragent à “ faire avancer “ma” cause “, celle du handicap, pourquoi ne m’embauchent-ils pas ? Lettre ouverte à mes nombreux collègues, si friands de l’inclusion… et de l’ostracisme. — Publié sur LinkedIn le 1er septembre 2023, par Malick Reinhard.

À la fin de ma scolarité en institution spécialisée, on me prédestinait à un bel avenir dans les « ateliers protégés ». Comprenez : confectionner des sacs en papier kraft, 8 heures par jour, pour gagner quelques francs par mois. Le must pour un gars de mon genre ! Heureusement, mes proches et moi avons insisté afin que, jamais (le plus tard possible) je n’intègre un établissement socio-éducatif. Et j’ai donc pu accéder au journalisme. Ce fut un parcours du combattant, nonobstant. Et j’imagine qu’écrire cette phrase au passé simple me conduit dans un déni du compliqué. Au présent ! Et toujours indicatif.

Aujourd’hui, quand j’observe ce que sont devenus mes camarades — sans difficultés scolaires, mais relégués au « spécialisé » parce que les pros sont débordés –, quand je vois Arnaud être transbahuté d’un atelier protégé à l’autre qu’il ne choisit jamais, quand je vois Manon qui est encore une fois en hôpital psychiatrique après une troisième tentative de suicide, quand je vois Lucas — pour qui l’Assurance-invalidité (AI) « n’a plus de projets » car il n’est pas assez qualifié — se réfugier depuis une décennie devant GTA 5 et sa Playstation, eh bien, je m’estime très chanceux. Mais mon cœur saigne, pour tous les camarades de ma volée qui n’ont jamais pu s’engager dans le moindre projet de formation « ordinaire ».

Après ce fiasco, une école publique de graphisme — l’Ecole Romande d’Arts et Communication (ERACOM), pour ne pas la nommer — m’a carrément interdit de présenter le concours d’entrée avec des aménagements liés à mon handicap, sous prétexte que je n’avais pas ma place dans le cursus ordinaire. On m’a ouvertement recommandé de rester entre quatre murs, loin des autres. On m’a même refusé le droit de passer le concours d’entrée adapté à mon handicap. Sous prétexte que je venais du milieu spécialisé, il m’était interdit de présenter l’épreuve de découpage avec les aménagements nécessaires. Pourtant, mon objectif n’était pas d’éviter l’exercice, mais simplement de pouvoir le réaliser différemment avec l’aide adaptée. Ce refus déguisé m’a profondément meurtri et découragé. Il révélait les préjugés tenaces du système envers les élèves handicapés, perçus comme incapables de répondre aux exigences du plan d’études. Ambiance.

Faire du handicap un « problème à résoudre »

Lorsque je n’étais encore qu’un bambin, la commune, elle, craignait tellement que mon fauteuil roulant « écrase les mains de mes camarades » qu’elle a refusé mon intégration dans une école publique. C’est dire le degré d’appréhension que soulève la simple présence d’un élève handicapé dans une salle de classe. Aujourd’hui, faute de diplômes scolaires « ordinaires » je peine à accéder au marché du travail en tant que journaliste. Lors d’entretiens d’embauche, j’essaie d’expliquer tant bien que mal les raisons de mon parcours cabossé. En vain. Le fait d’avoir un handicap + des diplômes spécialisés = candidature directement classée au rebut.

L’école inclusive déchaine les passions dans les cantons romands. Pionnier, le Valais fait figure d’exception. — Reportage du 20 août 2023, dans le « 19h30 » / RTS info, par Flore Dussey et Yvan Illi.

Non sans être profondément préoccupants, le discours et les choix actuels transforment l’élève en situation de handicap en « problème à résoudre », plutôt que de mettre en cause un système qui ne sait pas s’adapter à d’autres paramètres que ceux estimés « valables ». Le vrai défi, s’il en est un, ne semble pas être l’élève avec des besoins spécifiques, mais une carence, manifeste, dans la définition attribuée à la « situation de handicap » dans notre référentiel commun.

Comparons la situation : serait-il acceptable de refuser l’inclusion directe d’une ou d’un élève en raison de son origine ethnique, de sa religion, de sa propension à être harceleur, ou harcelé, ou de ses préférences de genre ? Personne n’imaginerait créer des classes spécialisées pour des élèves uniquement noirs, exclusivement juifs, simplement bourreaux ou en tout et pour tout transgenres.

Crédits photo : Handicap International France

Et si on nous demandait ?

Pourtant, c’est exactement le traitement réservé aux élèves handicapés, relégués dans des écoles à part, sous prétexte que leur simple présence perturberait la norme. Cette logique doublement discriminatoire doit cesser, pour faire place à une école réellement inclusive et respectueuse des différences de chacun.

Un point crucial est trop souvent oublié dans ce débat : demander directement leur avis aux principaux concernés, les (anciens) élèves en situation de handicap eux-mêmes. Car, aucun d’entre eux — j’y mettrais ma main au feu, et Dieu sait si j’en ai besoin — ne remerciera le système de l’avoir écarté du cursus ordinaire soi-disant « pour sa sécurité ».

Depuis la ratification de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) il y a bientôt 10 ans, le 15 avril 2014, inclure ces dernières dans le système scolaire ordinaire n’est plus une question, une faveur que l’on octroie au cas par cas, mais un droit incessible que la Suisse s’est engagée à respecter — notamment en donnant corps enseignant les moyens d’accueillir tous les élèves sans distinction aucune. Or, malgré cela, certains candidats maintiennent dans leur questionnaire que « cette démarche, louable, demande un tel investissement financier et en personnel qualité qu’elle est irréaliste. [sic.] » Alors, si les droits humains eux-mêmes sont « irréalistes », que fait-on, Monsieur le Député vaudois, Jerome De Benedictis ?

Tout être humain, avec handicap ou non, aspire à apprendre et évoluer parmi ses pairs. C’est en côtoyant la différence que l’on devient plus compréhensif et responsable. En clair, l’inclusion profite aux valides comme aux personnes handicapées. Alors, écoutons ce que ces dernières ont à dire, au lieu de décider à leur place selon des préjugés validistes déconnectés de leur réalité. Leur avis doit primer dans ce débat qui les concerne au premier chef.

Face aux retours négatifs du personnel enseignant et des directions d’établissements, le Canton de Vaud ajuste sa stratégie éducative dite « 360° ». Son ministre de l’Éducation, Frédéric Borloz, annonce une baisse du « curseur » : moins d’inclusion, plus d’intégration. Ce changement, soudain, questionne l’engagement du Canton envers les élèves en situation de handicap. — Publié sur LinkedIn le 17 août 2023, par Malick Reinhard.

L’école n’est pas qu’un lieu d’instruction académique

Certes, tous les handicaps ne se valent pas. Certains élèves nécessitent un accompagnement étroit, peut-être même intensif. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour mettre tous les élèves en situation de handicap, et sans difficultés d’apprentissage, dans le même sac. Beaucoup ont un potentiel intellectuel tout à fait compatible avec le cursus ordinaire. Ils ne demandent qu’à apprendre au coude-à-coude avec les autres, difficultés inhérentes à l’école comprises, à condition qu’on leur donne une chance.

Mais avant tout, il faut changer de paradigme et cesser de voir les personnes handicapées comme des intrus qu’il s’agit de cantonner entre elles. Car l’école n’est pas qu’un lieu d’instruction académique. C’est aussi le creuset où se forge une société inclusive et solidaire. Ces valeurs doivent s’acquérir, avec ou sans handicap, sur les bancs de l’école, dès le plus jeune âge, faute de quoi elles ne s’acquièrent vraisemblablement pas. Ou peu. Ou par accident.

Alors, chers candidats et candidates réfractaires à l’inclusion scolaire, je vous le demande : combien d’entre vous ont eu à subir la difficulté de (juste) s’intégrer dans la vie active, dans une classe, un amphi’, à faire un apprentissage ? Combien d’entre vous ? L’enjeu dépasse la simple question scolaire. Il s’agit ni plus ni moins de décider du type de société que nous voulons construire pour demain, bien au-delà des sensibilités partisanes. Ainsi, devant un bulletin de vote ou derrière l’un des 246 pupitres du Conseil national, le choix nous appartient.

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Malick Reinhard

Afro personnage. Journaliste RP indé' pour la RTS et Le Temps. « Handicapé », pour mon médecin et la société. « Illustre peintre danois » pour ChatGPT.