Pourquoi faut-il éviter d’utiliser le terme “fake news” ?

Manon Berriche
11 min readSep 13, 2018

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Massivement utilisée dans le discours public, l’expression “fake news” soulève d’emblée un paradoxe : avec une augmentation de 365% de son utilisation depuis 2016, elle est le signe d’une problématique contemporaine qui ne cesse de prendre de l’ampleur, mais dont la viralité l’a peut-être par là même dépourvue d’une définition rigoureuse — ce qui serait le comble pour un terme élu mot de l’année 2017 par le dictionnaire Collins…

Alors même que l’enjeu de la lutte contre les “fake news” est de défendre la rectitude de l’information, plusieurs rapports, pilotés par des groupes d’experts, s’accordent ainsi pour dire qu’il est nécessaire de signaler le caractère approximatif du terme avant d’envisager toute forme de régulation (Wardle & Derakhshan, 2017; Commission européenne, 2018 ; Jeangène Vilmer et al., 2018). Pour mieux saisir la complexité du phénomène, ils recommandent, à la place, de privilégier l’emploi de termes comme ceux de “désinformation” ou de “manipulation de l’information”.

Les explications pour justifier cette recommandation se résument généralement en deux points :
(1) le mot “fake news” n’est pas adéquat pour saisir les enjeux multidimensionnels des troubles informationnels, qui ne se limitent pas à de simples fausses nouvelles, mais s’apparentent surtout à des contenus falsifiés dans l’intention de nuire ou de réaliser des profits ;
(2) de plus en plus instrumentalisé comme stratégie politique pour décrédibiliser les propos du camp adverse, le mot “fake news” devient ainsi déconnecté de son questionnement initial sur la notion de véracité de l’information ; ce qui rend ainsi son usage inapproprié dans le débat public.

Pour décortiquer un peu plus en détails ces deux explications, j’aimerais, dans cet article, partager avec vous un questionnement que j’ai eu récemment, à la suite de la lecture de l’essai Mythologies de Roland Barthes, dont l’analyse sémiologique pourrait peut-être apporter une nouvelle grille de compréhension pour saisir le manque d’exactitude du mot “fake news”.

Je souhaiterais ainsi questionner l’hypothèse que ce terme est devenu un mythe contemporain du discours public. Cela n’enlèverait rien à la gravité de la problématique de la désinformation, mais soulignerait simplement l’importance de se positionner dans une démarche compréhensive avant d’adopter une posture prescriptive.

Aussi, voudrais-je analyser la signification prise par le terme “fake news” au fil de son utilisation dans le discours public. Alors que Roland Barthes s’appuyait sur les différents objets et matériaux de son “actualité”des années 50 (e.g. “le plastique” ; “le Tour de France” ; “la nouvelle Citroën”) pour saisir la signification cachée derrière ces lieux communs et généralités, je vais partir, de mon côté, de ma propre “actualité”, c’est-à-dire du simple emploi du terme “fake news” pour tenter de le disséquer à partir d’observations réalisées sur différents supports de communication que je consulte quotidiennement (e.g. titres de presse, tweets, photos Instagram, etc.).

1. Les “fakes news” : signe de l’apparition d’un nouvel enjeu contemporain ou signalement des doutes de l’opinion publique ?

Pour répondre à la question de cette première partie, commençons par regarder l’évolution de l’intérêt pour la recherche du terme “fake news”, dans le monde entier, sur les cinq dernières années grâce à l’outil Google Trends.

Évolution de l’intérêt pour la recherche du mot “fake news” dans le monde entier sur les cinq dernières années

D’emblée, une très nette hausse des recherches à partir de ce mot-clé peut être remarquée à la mi-novembre 2016, comme s’il s’agissait de l’apparition soudaine d’un virus. Pour vérifier le minimum de cohérence de cette analogie intuitive, effectuons deux autres recherches à partir des mots-clés : “grippe aviaire” ou “ebola”. Il est ainsi possible de constater, sur les deux captures d’écran ci-dessous, les même pics brutaux d’intérêt, à la différence que ceux-ci sont plus fugaces et sont véritablement le signe de l’apparition de maladies virales toute nouvelles. Car oui, à l’inverse, la propagation de fausses informations n’est pas un phénomène nouveau : il existe de nombreux exemples historiques de fabrication et de diffusion de rumeurs ou de théories complotistes (e.g. “les hommes n’auraient pas marché sur la lune” ; “le sida serait une invention américaine” ; etc.), mais retracer leur contexte d’apparition prendrait du temps. Or, l’objectif de cet article n’est néanmoins pas de s’attarder sur ce point.

Évolution de l’intérêt pour la recherche du mot “grippe aviaire” dans le monde entier depuis 2004
Évolution de l’intérêt pour la recherche du mot “ebola” dans le monde entier sur les cinq dernières années

Qu’est-ce-qui pourrait donc jusitifer l’explosion de la recherche pour le mot-clé “fake news” en novembre 2016, alors que la problématique de la désinformation n’est finalement pas si nouvelle ? Étant donnée l’actualité de l’époque, très problablement l’élection du président américain, Donald Trump, annoncée le 8 novembre 2016.

En descendant légèrement sur la page web de Google Trends, deux tableaux indiquant les sujets et requêtes associés au terme “fake news” confirment cette intrication possible entre la hausse de l’intérêt pour ce mot-clé et l’élection présidentielle américaine.

Tableaux indiquant les sujets et requêtes associés au mot “fake news”

Dès lors, il semblerait possible que l’association “fake news” / “Donald Trump” soit moins le signe de l’apparition soudaine d’un problème nouveau pour la société, que le signalement d’une méfiance, d’une crainte : celle que les fameuses “fake news” aient pu favoriser l’élection de Donald Trump. À regarder de plus près la couverture médiatique de la période, ce soupçon ressort d’ailleurs très clairement. À titre d’exemple, le 14 novembre, The Guardian titrait déjà l’un de ses articles : Click and elect: how fake news helped Donald Trump win a real election.

Avant de poursuivre mon raisonnement, il m’est nécessaire à ce stade d’expliciter la théorie de Roland Barthes, issue de son livre Mythologies. Dans cet essai, celui-ci reprend tout d’abord la distinction établie par le linguiste Saussure pour définir un système sémiologique entre : (1) un signifiant (i.e. image acoustique d’ordre psychique) ; (2) un signifié (i.e. concept) ; (3) un signe (i.e. association d’un signifiant et d’un signifié). Une fois cette distinction rappellée, Barthes explique que le “mythe” est en fait “un système sémiologique second”, venant se greffer au premier. Ainsi : “ce qui est signe (c’est-à-dire total associatif d‘un concept et d’une image) dans le premier système, devient simple signifiant dans le second” (Barthes, 1957, p. 218). Dans le système sémologique du mythe, le signe devient alors dépourvu de sens mais non pas de signification (cf. tableau ci-dessous)

Barthes, 1957

Autrement dit, pour que le terme “fake news” soit bel et bien un “mythe” contemporain, il faudrait que celui-ci soit devenu un simple signifiant. C’est à cette proposition que je vais me confronter dans la deuxième partie de mon article, tout en essayant d’apporter un peu plus d’éclairages sur la complexe notion de signifiant.

2. De l’anglicisime hashtagué au signifiant mythique

Dans cette partie, je vais ainsi partir à la recherche du fameux signifiant du mot “fake news” en me posant les questions suivantes : quelle est sa forme ? Sous quels supports se matérialise-t-elle ? Quel sont ses effets psychologiques et sensoriels ?

© Jeso Carneiro

Avant de répondre à ces questions, je vous propose de réaliser vous-même différentes expériences sensorielles :
- écrivez, touche par touche, le terme fake news sur votre clavier
- effectuer une recherche sur twitter en accolant le terme à un hashtag
- prononcez le mot en essayant de mettre un accent anglais
- regardez les différentes photos apparraissant à la suite d’une recherche sur google image.

Résultats : vous associez le mot à une forme, à un son, à une image, n’est-ce-pas ? Et bien, vous approchez ainsi de la définition de ce qu’est un signifiant (i.e. “image acoustique” selon la définition de Saussure).

Ne reste plus qu’à observer concrètement dans la réalité si le mot “fake news” a bel et bien connu une régression […] du sens à la forme, du signe linguistique au signifiant mythique” (Barthes, 1957, p. 222).

Pour visualiser, une des “formes” potentielles prises par le terme “fake news”, j’ai réalisé quelques recherches et observations sur Instagram à partir du hashtag “fake news. Si vous faites de même, vous verrez alors apparaître une floppée (i.e. environ 726 000 au moment où j’écris cet article) de photos retouchées, de captures d’écran trafficotées ou d’images photoshoppées, qui finalement ne nous montrent pas vraiment de réelles “fake news”.

Résultats des images obtenues à partir du #fakenews sur Instagram

Deux commentaires peuvent être apportés à ces résultats :
(1) Encore une fois, le terme “fake news” est fortement associé à des messages, des images — souvent détournés — sur l’actuel président américain. D’ailleurs, le premier terme “connexe” proposé à cette recherche est “#presidenttrump” (cf. capture d’écran ci-dessus).
(2) Un grand nombre d’images sont plutôt de l’ordre de la plaisanterie, de la raillerie, pour qualifier des scènes de la vie quotidienne déconnectées — pour ne pas dire à côté de la plaque — du sujet de la désinformation. En témoigne la catpure d’écran, ci-dessous, sur laquelle l’ expression “on s’est payé ma tête” ou bien “on me raconte des bobards” auraient tout à fait pu remplacer le mot “fake news” (en l’occurence la personne qualifie de “fake news” le fait qu’il fasse 75° car cette information météorologique semble entrer en contradiction avec son ressenti personnel de grande chaleur).

Capture d’écran issue de la story instagram du #fakenews

Ainsi parfois teintées de malice mais non de malveillance, l’expression “fake news” paraît se distendre des problématiques liées à la circulation d’informations malintentionnées, dont le but n’est pas de faire rire, mais de nuire ou de soutirer des revenus. Il ressort dès lors que le terme s’apparente surtout à un mot fourre-tout, à un “hashtag” derrière lequel est centralisé une très vaste quantité d’images et de messages. En bref, le terme “fake news” serait plutôt un contenant, c’est-à-dire une forme, un signifiant, sans contenu bien défini, bien circonscrit.

Alors bien sûr, il faudrait analyser ces différentes publications Instagram plus finement, plus minutieusement, mais au premier regard il apparaît tout de même assez nettement qu’en majorité celles-ci sont loin de mentionner de vraies “fake news; d’être associés à de réelles fausses informations. A écrire cette dernière phrase, il m’est d’ailleurs amusant de constater que je suis quasiment obligée d’avoir recours à des oxymores pour exprimer l’ambiguïté — presque la duplicité — qui se cache derrière le terme “fake news”. Comme si celui-ci avait pour but de nous signifier autre chose.

Or, c’est précisément ce “signifié” que je vais questionner dans ma dernière partie, dans la mesure où — dans la suite logique du raisonnement barthien — pour qu’il y ait mythe, il faut non seulement que le signe devienne un simple signifiant, mais également que celui-ci soit associé à un nouveau signifié (i.e. un concept).

3. Du terme instrumentalisé au buzzword : quel signifié pour le mot “fake news” ?

Si l’expression “fake news” n’est plus exclusivement connectée aux concepts de vrai et de faux, à quel signifié est-elle donc liée ?

Au cours de cette exploration, j’ai été étonnée de rencontrer systématiquement le nom de Donald Trump à partir de la saisie du mot-clé “fake news” sur l’outil de recherche de divers sites (Google Image ; Twitter ; Instagram ; etc.). Je ne m’attendais sincèrement pas à ce que le nom du président américain aille jusqu’à être proposé comme mot-clé “équivalent” à celui de “fake news(cf. capture d’écran ci-desous). À vrai dire, je ne savais même pas que Twitter ou Instagram offraient la fonctionnalité de proposer des résultats issus de “recherches similaires” ou “connexes” au terme initial.

Qu’est-ce-que cette association avec Trump nous indique donc sur la signification (et non le sens) du terme “fake news” ?

(1) Elle confirme que le terme est devenu instrumentalisé, soit par les hommes politiques comme stratégie pour décrédibiliser les propos du camp adverse, soit par l’opinion publique pour exprimer, pour signifier, sa position sur un sujet (en l’occurrence, il s’agit très souvent de formulations critiques, parfois enrobées d’ironie, à l’égard de la politique menée par Donald Trump). Ainsi, le terme “fake news” semble plutôt servir de mode de signification d’une opinion, que de moyen de qualification. Autrement dit, il n’atteste pas du débusquage d’une réelle “fake news”, mais exprime plutôt un avis subjectif sur un sujet.

(2)Par ailleurs, pour poursuivre l’interrogation sur l’association “fake news” / Donald Trump sur les réseaux sociaux, une possibilité peut être de se demander en quoi ces deux termes — a priori disjoints — se ressemblent ? À cette question, je serait tentée de répondre que le concept qui les rassemble est celui d’ambiguïté. En effet, il peut-être intéressant de noter le caractère équivoque du pseudonyme de Donald Trump sur les réseaux sociaux : “@realdonaldtrump”. D’une certaine manière, par l’authentification de son identité virtuelle par l’adjectif “réel”, le président américain laisse entrevoir la possibilité d’une usurpation de son identité en stimulant plus facilement l’association d’idée de l’épithète “real” (i.e. “réel”) à l’un de ses antonymes comme “false” (i.e. ”faux”). En d’autres termes, ici le signifié du terme “fake news” serait celui d’être un concept ambiguë, aux contours flous et imprécis. Un concept dont le sens n’est pas d’être une information fausse ou manipulée, mais dont la signification est d’indiquer le brouillage des frontières entre la fiction et la réalité, ou du moins la distance entre les systèmes de croyances, de conviction de chaque individu et leur perception de la réalité.

Par ce signifié nébuleux et incertain, le terme “fake news” rejoint ainsi l‘analyse de Rolan Barthes à l’égard du “concept mythique” :

“Le savoir contenu dans le concept mythique est un savoir confus, formé d’associations molles, illimitées. Il faut bien insister sur ce caractère ouvert du concept; ce n’est nullement une essence abstraite, purifiée ; c’est une condensation informe, instable, nébuleuse, dont l’unité, la cohérence tiennent surtout à la fonction” (Barthes, 1957, p. 224)

De nos jours, une définition post-moderne du terme “concept mythique” pourrait être avancée. Celui-ci qualifierait alors un “buzzword” aux contenus “bullshit” et “pseudo-profonds”. Or, d’une certaine manière, cette définition colle assez bien au mot “fake news”, lequel semble donc bel et bien être un “mythe contemporain”.

Cet article se concluera comme il a débuté, c’est-à-dire à partir d’un paradoxe. A l’heure où j’achève ces lignes, le raccourci de clavier “cmd + F” m’indique que j’ai utilisé 44 fois le terme “fake news”. Quelle ironie du sort pour un article dont l’intitulé recommande précisément d’éviter l’emploi abusif de ce mot…

Seulement voilà, je peux me défendre de cette contradiction en apparence ambivalente, en partageant avec vous une citation issue d’une autre de mes lectures récentes : “souvent le paradoxe est le commencement d’une vérité” (Choderlos de Laclos, 1783).

Pourquoi ? Et bien, peut-être parce que sans paradoxe, sans contradiction, il n’y aurait pas de questionnement tortueux et torturés sur le phénomène de la désinformation. Et donc de volonté d’y répondre, d’y rechercher la vérité.

En fait, s’il est important d’éviter l’utilisation de l’expression “fake news” dans tout discours se targuant de vouloir juguler la problématique de la désinformation, celle-ci n’est pas nécessairement à blamer du langage quotidien.

Car, en effet, elle a le mérite d’ouvrir le débat ; de pointer du doigt une inquiétude contemporaine ; et en somme de communiquer un message. Le mot “fake news” rejoint en ce sens la définition donnée par Roland Barthes à propos du mythe:

[C’] est un système de communication, c’est un message. On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée ; c’est un mode de signification, c’est une forme.” (Barthes, 1957, p. 211)

Par ce mode de signification, l’expression sonne ainsi un signal d’alarme. Non pas celui de légiférer de toute urgence, mais plutôt celui d’évaluer l’impact réel de la circulation de fausses informations sur l’opinion publique ; et dès lors celui de chercher à comprendre les causes sous-jacentes au phénomène des fausses croyances.

Ces différents points feront sûrement l’objets de prochaines publications.

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Manon Berriche
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Written by Manon Berriche

Student—M.A. Digital & Public Policy at Sciences Po & M.Sc. @openedtech @CRIparis👩‍🎓Working on Disinformation🤔#Education #CriticalThinking #CognitiveSciences

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