L’illectronisme et le rôle des acteurs du web dans l’e-inclusion

Margot Perinel
10 min readJan 9, 2022

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De nos jours, le numérique fait partie intégrante de nos vies quotidiennes. Pour réserver un rendez-vous chez le médecin, trouver un itinéraire, interagir avec ses proches ou même faire sa déclaration fiscale, Internet et ses outils sont devenus indispensables pour la plupart d’entre nous. Ce phénomène s’est largement accentué avec la crise sanitaire, qui force les populations à réduire leurs interactions physiques.

Mais comment feriez-vous si l’usage de ces nouvelles technologies vous semblait être une tâche insurmontable ? C’est le cas de 23% de la population française, qui se déclare mal à l’aise avec le numérique.

Pour pallier ce phénomène, de plus en plus de solutions permettant à la population moins aguerrie de se familiariser au digital voient le jour. Des solutions émanant notamment de la stratégie nationale mise en place par les pouvoirs publics, visant à rendre le numérique plus inclusif.

Mais ces solutions seules ne présentent-elles pas des limites ? Le changement ne doit-il pas s’opérer plus en amont de la chaîne numérique ?

L’ILLECTRONISME, QU’EST-CE QUE C’EST ?

N’avez vous jamais fait face à un utilisateur, exprimant de grandes difficultés face à l’usage d’un outil digital ou numérique ? Ou exprimez-vous vous-même des peines à réaliser certaines de ces tâches ? À répétition, ce phénomène se nomme l’illectronisme. Ce néologisme qui est la contraction d’« illettrisme » et d’« électronique » désigne le manque de compétences nécessaires à l’utilisation de ressources numériques.

Le web est si grand que si perdre est simple.

QUELQUES NOTIONS À DÉFINIR

Il existe de nombreuses définitions à ce phénomène. La plus commune est l’inhabilité numérique, c’est-à-dire la difficulté à laquelle les personnes concernées font face pour utiliser les outils numériques.

On peut identifier deux grandes catégories de personnes illectroniques :

  • L’illectronisme pratique : les utilisateurs rencontrant des difficultés dans la pratique, c’est-à-dire dans l’utilisation même d’internet et des différents supports numériques (pour de nombreuses raisons comme une aversion pour la technologie, la peur de mal faire, un handicape ou encore un manque de connaissances etc.)
  • L’illectronisme de lecture : les utilisateurs ayant du mal à interpréter le contenu en ligne (trompés par des fausses publicités, du phishing, des spams, etc.).

Pour ces deux cas, l’utilisation du numérique et Internet représente une grande difficulté dans la mesure ou de plus en plus d’actes sont aujourd’hui dématérialisés. Ce phénomène de numérisation des services connait une accélération particulière avec la crise sanitaire du Covid-19, fragilisant ainsi les populations atteintes dans l’accès à l’emploi, aux services publics ou encore à l’éducation. On parle alors d’exclusion numérique.

PARADOXE ENTRE DIGITALISATION DE LA SOCIÉTÉ ET FRACTURE NUMÉRIQUE

Initialement, la transformation numérique vise à une plus grande inclusion de la population. En effet, l’un des buts premiers de ce phénomène est de rendre plus accessible un grand nombre de services publics. Cette situation d’e-exclusion présente donc un paradoxe, car elle crée un écart de plus en plus important entre la partie la population digitalisée et la partie de la population moins aguerrit.

Les termes d’illectronisme et e-exclusion sont souvent associés à celui de fracture numérique. Elle représente l’écart entre une accélération trop rapide du numérique, et l’acquisition des compétences trop lente (notamment par les populations qui n’ont pas toujours été en contact avec des outils numériques).

Si, aujourd’hui, le niveau d’équipement des Français est plus que satisfaisant (en 2019, 9 Français sur 10 déclarent posséder au moins un support numérique), leur utilisation est quant à elle, davantage remise en question.

Les technologies étant en constante mouvance et évolution, il peut être difficile de suivre ces nombreux changements créant souffrance et frustration pour une partie de la population, qui aura donc plus tendance à abandonner tout désir d’apprendre les nouveaux outils numériques.

« Cette révolution numérique a permis et facilité l’accès à de nombreux services à n’importe quel moment, sans avoir à se déplacer. Mais elle a entraîné, voire renforcé des inégalités : des pans entiers de la population française se trouvent exclus du numérique. Cette fracture numérique recoupe fréquemment d’autres formes d’exclusion : sociale, territoriale, économique et/ou culturelle. »

Syndicat de la Presse Sociale — 2019

LES FREINS AU NUMÉRIQUE

De nombreux freins peuvent être relevés face au numérique, en commençant par des difficultés liées à l’accès à l’équipement (coût d’un ordinateur, accès difficile à Internet dû au prix d’un abonnement ou encore par la situation géographique), mais également la connaissance du web et l’assimilation des évolutions permanentes.

Il existe d’autres obstacles, liés eux à la navigation et l’utilisation même des produits du web et donc, la conception pure de ceux-ci :

L’organisation de contenus est primordiale.
  • Un contenu mal organisé, un usage du site non compris dû à une structuration de l’information pas assez claire perdant l’internaute dans le site web, pouvant même les décourager dès leur première visite,
  • Un surplus d’information et un manque de transparence, ne permettant pas de trouver la bonne information rapidement, ou même un vocabulaire trop complexe,
  • Un manque d’accompagnement des usagers en ne donnant que trop peu d’accès à des services d’accompagnement à la navigation, ou d’aide, créant un manque de confiance dans le site web,
  • Une qualité du web revue à la baisse, avec des pages trop longues à charger, des sites non responsives.
  • Et bien d’autres.

Au-delà de ces aspects peu UX friendly, il en va de la confiance de l’internaute envers le site ou l’application, mais également en sa confiance en lui même envers ses propres capacités.

« 19 % des Français déclarent avoir déjà abandonné une démarche, un achat ou une recherche sur Internet »

Institut CSA — 2019

Pour soutenir cette partie de la population et réduire la fracture numérique et par extension sociale, des solutions de médiations numériques voient petit à petit le jour, mises en place par des actions gouvernementales (via Pôle emploi par exemple, mais également par des acteurs départementaux) et associatives (Emmaüs Connect pour donner un exemple) : ateliers de formations, espace public numérique, aide à l’achat d’équipement par des chèques culture numérique, etc.

Même si ces aides sont indispensables à la problématique d’exclusion numérique, des changements intrinsèques sont également nécessaires. En effet, d’après le Syndicat de la Presse Sociale (SPS)* « une très grande partie des problèmes d’accès et d’utilisation d’une application ou d’un site web est d’abord liée à des erreurs de conception, et notamment visuelles ». Les acteurs du numérique ont donc également leurs rôles à jouer dans ces évolutions.

*Le Syndicat de la Presse Sociale rassemble plus de quatre-vingts éditeurs (mutuelles, syndicats, coopératives, associations…) afin de représenter, défendre et promouvoir l’information sociale. Sa mission est d’être producteur et diffuseur d’informations, mais aussi acteurs des questions sociales.

QUELLES SOLUTIONS POUR LES CRÉATEURS D’INTERFACES ?

Dans un livre blanc publié en 2019 par le Syndicat de la Presse Sociale (SPS) en collaboration avec (notamment) Olivier Sauvage, UX designer, plusieurs conseils à destination des créateurs d’interfaces sont mises en lumière pour réduire la fracture numérique en proposant des solutions plus inclusives.

La volonté ici n’est pas d’établir une liste des « DO » ou « DON’T » à appliquer à la lettre. Car, qu’ils s’agissent des personnes les plus à l’aise ou les moins aguerries au numérique, les méthodologies sont les mêmes pour apprendre à connaître sa cible, définir ses problématiques et besoins, et proposer une solution adaptée en prônant une approche centrée utilisateur.

Le but est de proposer une réflexion différente, en laissant à chacun la possibilité d’élargir son horizon. Cela aiderait à comprendre toutes les typologies d’internautes les moins connues, et à opérer des changements plus profonds et pérennes.

S’INTÉRESSER AUX POPULATIONS TOUCHÉES PAR L’ILLECTRONISME (ET NE PAS S’ARRÊTER À CE QUE L’ON CROIT SAVOIR)

Tout commence par la fameuse démarche centrée utilisateur. Nous en entendons beaucoup parler, mais elle est réellement le meilleur moyen de créer un produit numérique qui satisfera ses internautes. Et la première étape de celle-ci est de connaître ses utilisateurs.

Contrairement aux croyances urbaines, ce phénomène ne touche pas que des populations âgées, ou encore des personnes atteintes d’un handicap, mais un public bien plus large. D’après l’étude menée par CSA Research pour le SPS, et en plus de ces typologies de population, nous pouvons également trouver :

  • Des personnes habitant en zone blanches (accès à internet inexistant) ou grises (accès suffisant pour maintenir une connexion faible),
  • Des personnes de toutes tranches d’âges : on peut souvent penser que seules les personnes âgées sont moins sensibilisées au digital. Pourtant, nous retrouvons également des jeunes. Habitués à ces nouvelles technologies, ils se trouvent parfois démunis lorsque le contenu est moins ludique (pas de vidéo, mise en page ne correspondant pas aux normes design d’aujourd’hui, contenu trop riche, etc.). Il ne faut pas oublier que, avec la multiplication de contenus, l’attention devient une ressource rare.
  • Des inactifs, mais également des actifs pouvant se sentir en marge de leurs collègues,
  • Et bien d’autres typologies de personnes.
Co-créer en prenant en compte la totalité de l’audience permet de proposer des solutions adaptées.

Chaque expérience digitale ayant des cibles différentes en fonction du service ou produit proposé, connaître son audience, notamment pour les sites du service public qui est très large, est indispensable. Même si cela semble être une évidence lorsque l’on crée une interface, cette partie de la cible peut être mise de côté, voir oubliée. Elle devrait pourtant être incluse dès la première phase de conception, et donc, dans les tests utilisateurs, afin de proposer des solutions accessibles et utilisables par un maximum d’usagers sans pour autant demander une adaptation spéciale.

S’ADAPTER ET ÉVOLUER

Il ne faut pas oublier que créer un site ou une application ne consiste pas à suivre une liste d’étapes qui seraient identiques à chaque projet, en lui appliquant les mêmes règles. Chaque création de produit est unique, car elle correspond non seulement à une offre de service ou de produit, mais également à des cibles. Partant de ces futurs utilisateurs, il est nécessaire de s’adapter à leurs attentes, motivations, craintes face à leur utilisation future.

Cette règle pouvant être connue et appliquée, elle ne prend pas forcément en compte les publics les moins confortables avec le web. D’après Olivier Sauvage, « concevoir des outils technologiques adaptés à tous les publics nécessite un travail d’observation permanent de ce public. Observation passant par des protocoles de tests et une analyse fine des comportements permettant de trouver des solutions adaptées différentes selon chaque contexte, chaque besoin, chaque fonctionnalité. », et cela en prenant en compte tous les types de publics.

De plus, dans une ère où les technologies sont en constante évolution, cette observation ne doit pas s’arrêter une fois que le produit est sur le marché, mais doit s’adapter régulièrement afin de perpétuellement répondre aux besoins de tous les utilisateurs. Et cela signifie également adapter ses produits existants à tous les publics.

Remettre en question son produit tout au long de sa vie permet d’agrandir sa durée de vie.

SENSIBILISER ET FORMER LES ACTEURS DU WEB

Comment créer des produits adaptés au plus grand nombre si les principaux acteurs de leur création n’ont pas les connaissances nécessaires pour proposer des solutions adaptées ? Sensibiliser et former est donc une action primordiale pour opérer un changement auprès de ces créateurs d’interfaces. Et la création d’un produit du web implique plusieurs métiers :

  • Tout d’abord les commanditaires. En effet, porteur du projet, ils sont donc les rédacteurs du cahier des charges. Les spécificités liées au public sensible peuvent être intégrées dès la rédaction de celui-ci, afin qu’elles soient dans l’esprit de tous au moment de la réflexion et de la production de la solution.
  • Les concepteurs de site web (product owner, UX designer, développeur, etc.). Sensibiliser n’est pas suffisant, il faut former afin de proposer des solutions adaptées et automatiser la prise en compte des ces publics sensibles dans la création des solutions.
  • Les producteurs de contenus. Ils ne sont pas nécessairement des concepteurs d’interfaces ou même issus du milieu du numérique, mais jouent un rôle primordial dans la compréhension des informations du site et de ses outils. Leur manière de créer du contenu (textes, podcasts, vidéos, images, etc.) impactant tous les usagers, ils devraient également être sensibilisés et formés afin de s’adapter à tous les internautes.

Il n’est pas rare d’entendre parler d’empathie lors de la création de sites internet ou applications mobiles. Agrandir celle-ci aux publics oubliés est donc l’étape suivante d’un design plus inclusif.

« Les ouvriers du digital doivent élargir leur champ de vision et faire un effort supplémentaire pour atteindre les populations habituellement écartées de leur scope de conception »

Olivier Sauvage, UX designer — 2019

OPÉRER DES CHANGEMENTS POUR INVESTIR

Comme la plupart des produits, un business modèle doit suivre si celui-ci veut (sur)vivre dans la durée. Les personnes moins sensibles au numérique, comme tous, représentent une part de marché à conquérir.

Il est commun de penser que déployer des solutions spécifiques demandent une dépense d’argent plus importante que le budget prévu initialement. Cependant, on occulte les bénéfices que cela peut apporter : agrandir son audience, c’est agrandir son panel d’internautes, et donc, de clients potentiels.

De plus, il ne faut pas voir l’accessibilité comme une contrainte, mais comme un défi positif qui pousse les entreprises vers l’innovation, rendant leurs produits plus concurrentiels.

Il existe de nombreuses règles et méthodologies à suivre pour proposer le produit web le plus adapté aux personnes souffrant d’exclusion numérique.

Mais le premier changement s’opère en adoptant une vision complète des internautes existants sur le web, et ceux naviguant sur son produit. Cette prise de conscience devrait s’opérer dès le début, au sein des formations par exemple, afin de sensibiliser les nombreux acteurs du web à cette problématique et intégrer de manière harmonieuse les solutions adaptées aux moins aguerris du web.

Ces changements seraient particulièrement utiles dans les sites web du service public, qui touchent une audience importante d’usagers de tous âges, toutes situations géographiques ou professionnelles.

L’inclusion et la médiation numérique sont de réels enjeux collectifs pour réduire la fracture numérique. Les créateurs d’interfaces ont largement leur rôle à jouer dans cet effort collectif qui permettra de construire le web de demain.

Et si vous souhaitez aller plus loin dans le sujet, je vous conseille (entre autres) le livre blanc intitulé « Contre l’illectronisme » du Syndicat de la Presse Sociale, ainsi que les différentes publications et interventions d’Olivier Sauvage à ce sujet.

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