“Notre société est malade de son indifférence”

Javier Valdez, journaliste mexicain assassiné le 15 mai 2017 à Culiacán

Marie Misset
6 min readFeb 28, 2018

En 2017, 12 journalistes ont été assassinés au Mexique ce qui a permis d’égaler le record syrien. Depuis des années, le pays est dans le peloton de tête des pays où il ne fait pas bon être journaliste, et définitivement en haut du podium des pays en paix où les journalistes tombent comme des mouches. Certes le danger est plus grand dans le nord du pays, les états frontaliers étant le théâtre de féroces guerres de cartel et d’une corruption généralisée. Parmi ces douze morts, le 17 mai dernier le journaliste Javier Valdez a été assassiné en plein jour et tout près des locaux de la revue Rio Doce qu’il avait fondée.

Javier Valdez était un journaliste très reconnu, lauréat entre autre du Prix International de la Liberté de la Presse, en 2011. Il collaborait aussi très souvent avec l’AFP et était l’un des grands spécialistes du narcotrafic. Il publiait en 2016 une longue enquête sur ce qu’il appelait le narcojournalisme : Narcoperiodismo : La prensa en medio del crimen y la denuncia. Son assassinat en plein jour et en pleine rue rend les propos tenus dans l’entretien qui suit encore plus percutants.

Marce, Luis et Javier Angulo, le trio qui a créé Territorio, média de Guadalajara auquel je collabore, sont tous les trois originaires de Culiacan, la ville de Javier Valdez. Javier Angulo, à l’origine cette interview, était son ami.

Depuis adolescent, je suis fan de la mauvaise herbe, la chronique que Javier Valdez tenait dans l’hebdomadaire Rio Doce. Son écriture me donnait l’impression que ma ville était un décor de film. Jamais je ne l’avais vue représentée a travers des histoires qui me happaient de cette façon, qui me donnait l’impression de vivre dans The Wire. J’ai plus appris en le côtoyant qu’à l’université et j’ai eu la chance d’être son ami

Culiacan nous a pris Javier Valdez, alors qu’il essayait tant de la rendre plus humaine.
[…]

Dans le livre Narcoperiodismo, le journaliste du Sinaloa décrit une mosaïque des différents processus que le crime organisé a mis en place pour prendre otage les médias dans différentes villes du Mexique, grâce aux témoignages de ceux qui vivent la guerre du narcotrafic depuis les salles de rédaction. C’est de ce livre dont Javier Valdez est venu a parler a Territorio pendant la foire international du livre de Guadalajara en 2016

Javier Angulo : Quand tu parles de narcojournalisme, tu impliques que le journalisme au Mexique s’est mis au service des narcos, ou qu’il dépend d’eux?

Javier Valdez : Quand je parle de narcojournalisme, je fais référence a la présence des narcos dans les salles de rédaction, au règne des narcos quand il s’agit de couvrir la violence de notre pays mais aussi des sujets de société, économiques ou politiques. Je parle de la façon dont les narcos ont soumis les médias, les empêchent de publier et de dire ce qu’il se passe dans la rue. J’insinue que tout dans le paysage médiatique mexicain est mêlé, contaminé, malade du narcotrafic et de la narcopolitique.

Javier Angulo : Ainsi il y a des faucons dans les rédactions mexicaines ? [faucon est une expression propre au narcotrafic qui désigne les informateurs des cartels]

Javier Valdez : Il y a quelques années dans le Sinaloa, j’ai raconté une histoire de ce genre mais aujourd’hui les rédactions les plus concernées par la présence de ce reporter espion qui vérifie tout ce qu’écrivent les journalistes sont dans l’état de Veracruz : les reporters savent qui, parmi eux, travaille pour les narcos, qui leur donne des informations. Cet espion peut notamment surveiller plus précisément un journaliste parce qu’un chef de cartel lui demande. Il espionne, il rapporte et il sait que le journaliste en question sera probablement assassiné, menacé, torturé, ou disparaîtra.
C’est tout simplement un journaliste au service des narco et la coexistence dans les rédactions avec ces journalistes impliqués dans le crime organisé est une réalité indiscutable qui est en train de détruire les médias de ce pays.

Javier Angulo : Pendant ton enquête, qu’as-tu vu dans d’autres régions qui n’existe pas dans le Sinaloa ?

Javier Valdez : Il faut prendre en compte le fait que dans le Sinaloa, nous n’avons qu’un seul cartel et que c’est très important parce que nous ne sommes pas dans une région en proie à des guerres de cartels, des rivalités. Si vous comparez avec Tamaulipas [où est mort le tout premier journaliste assassiné de l’année 2018], voila une région sous les feux de deux ou trois différents cartel, celui des Zetas, celui du golfe et celui de Sinaloa et cela mène a des situations intenables. Un journaliste peut recevoir trois appels le même jour, un narco peut lui dire de publier un article, un autre de ne pas le publier, et un troisième, ennemi des deux premiers, peut l’appeler en lui disant de le publier avec photo et en une.
Il y a des régions où il est tout bonnement impossible de faire du journalisme , ou un journaliste menacé ne reviendra jamais, même pour voir sa famille parce qu’il sait qu’il sera assassiné.
Je ne dis pas qu il n’y a pas d’assassinat dans le Sinaloa, il y en a, mais le fait qu’un seul cartel contrôle la région nous donne une certaine marge de manœuvre, ce qui n’empêche pas les menaces douces et les canons de fusil souriant qui n’hésiteront pas a te tirer dessus.

Javier Angulo : Laquelle des histoires que tu as écrites pour ce livre t’a semblé la plus inquiétante ?

Javier Valdez : Sans aucun doute l’histoire de Ruben Espinosa [retrouvé torturé et tué chez lui avec trois femmes à Mexico City], qui représente bien les conditions dans lequel s’exerce le journalisme quand il est courageux dans ce pays. Ruben Espinosa venait de Mexico City et travaillait dans le Veracruz pour Processo [LE magazine d’investigation mexicain qui vient d’ailleurs de sortir une grosse enquête non signée sur les demeures américaines de l’ex-gouverneur de Veracruz, Javier Duarte, sous le coup d’un mandat d’arrêt international pour corruption, détournement d’argent, etc]. Ruben Espinosa a beaucoup été menacé de mort, il a poursuivi en justice le gouvernement de Veracruz, il s’est entièrement consacré a son travail, il a fait un nombre incalculable d’interviews, dénoncé ce qui était en train de se passer, a rappelé encore et encore qu’il était persécuté et ils l’ont tué chez lui dans le DF avec lui une collègue activiste Nadia Vera et deux autres femmes dont une employée.

Le cas de Ruben Espinosa est un exemple représentatif de l’état du journalisme au Mexique : un journalisme fragile, vulnérable, solitaire et désespéré. Quand j’imagine Ruben Espinosa, je le vois nu au milieu d’un désert, je le vois très fragile, exposé, sans échappatoire, sans sortie de secours, avec une cible sur le front, attendant d’être assassiné.

Javier Angulo : Est ce que tu as l’impression que dans la rue, les choses ont changé ces derniers temps ? Que le narcotrafic a repris le dessus ?

Javier Valdez : Nous sommes revenus à ce que nous racontions entre 2008 et 2012, les citoyens se sont retirés de la vie publique. A cette époque nous réclamions encore les espaces publiques, aujourd’hui nous les avons complètement perdus. Nous sommes une société malade de son indifférence et de son apathie. Dans beaucoup de régions, je vois une société acculée, qui a l’air de s’être résignée à la mort, de l’attendre et une autre qui décide que les morts qui jonchent nos rues lui sont étrangers, qui justifie leur mort. Tous les jours cette idée fait son chemin dans notre pays : quand quelqu’un meurt, on répond : Qu’est ce qu’il avait fait ? Avec qui traînait-il ? Dans quoi était-il impliqué ? Cette réaction est de de plus en plus forte, de plus en plus fréquente, parce qu’elle permet aux gens de survivre, parce qu’elle leur permet de ne rien ressentir, de ne pas s’engager.
La réalité c’est que beaucoup de gens assassinés n’ont rien fait du tout, mais en tant que société, nous ne voulons pas le savoir.

Le gouvernement est trop heureux de cette situation, de cette vision tronquée du bien et du mal. Ce qui me préoccupe vraiment aujourd’hui c’est notre attitude sociale : surtout ne pas s’engager, surtout ne pas protester, nous sommes revenus a cet état que j’appelle le manque de couille. Notre pays manque dramatiquement de couilles.

Javier Valdez et son livre NarcoPeriodismo

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