Pouvoir d’achat : « La viande c’est une fois par semaine »

Marion Basma
7 min readApr 27, 2023

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Avec 30% d’augmentation en moyenne en un an, la viande est la catégorie de produits qui enregistre la plus forte inflation en France. La viande est-elle devenue un aliment de luxe ? Rencontre avec ces Français contraints de changer leurs habitudes de consommation.

A cause de la baisse de leur pouvoir d’achat, Gayané et Aram mangent de la viande une fois par semaine. C’est la portion qu’ils mangeront cette semaine.

« Regarde mon sac de courses. Pas une seule viande rouge. J’en achète plus. C’est trop cher », souffle Jessica Mohammedi en rangeant les 4 boîtes de Thon Listao entier naturel — dont on reconnait sur le paquet l’oiseau rouge Auchan. « C’est 2,05€ la boîte de 140g de thon », explique la jeune femme de 25 ans en regardant son ticket de caisse, « la barquette de deux steaks haché Auchan que je prenais il y a quelque mois est aujourd’hui à presque 5,05€. » Avant la hausse des prix de la viande, la grande brune mangeait du steak haché au moins deux fois par semaine, pour un coût moyen de 20€ par mois. « Mais ça pouvait monter à plus de 25€ de viandes », ajoute-t-elle en rajustant ses lunettes sur son nez.

En un an, les prix de l’alimentation se sont envolés de 14,8%, selon l’Insee. La dernière étude du panéliste Nielsen montre que sur un an la catégorie de produits qui enregistre la plus forte hausse de prix est celle de la viande, volaille, abats et charcuterie surgelée avec +30% en moyenne.

Avec un loyer de 700€ pour 24m² à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), et un salaire de 1800€ net, la jeune femme a renoncé à la viande rouge par nécessité. Pour compenser, elle a choisi de remplacer cet aliment par des fruits et des légumes, des œufs, du thon et des conserves qu’elle range minutieusement dans un placard. Est-ce que la viande rouge lui manque ? « J’sais pas si ça me manque… Je demande à ma mère de m’en cuisiner, et quand je vais au restaurant je choisis automatiquement de la viande rouge », puis conclut en souriant, « peut-être que ça me manque finalement. »

Jessica a remplacé la viande rouge par des boîtes de conserve qu’elle aligne soigneusement dans son placard.

Comme Jessica, 57% des Français ont réduit leur consommation de viande au cours des trois dernières années, selon le dernier baromètre du Réseau action climat. Parmi eux, 58% affirment avoir baissé leur consommation de viande pour des raisons financières.

« D’habitude les antivols c’est sur le champagne, non ? »

C’est aussi le cas d’Estelle Rivière. La jeune femme de 24 ans vit dans un appartement de 30m² à Chaville, pour un loyer de 790€. Dans son frigo, à côté de yaourts nature et d’un tupperware avec les restes de pâtes de la veille : des filets poulets. « C’est 9,99€ le kilo de filets de poulet à Intermarché. Je congèle. » En réponse à la hausse des vols à l’étalage de 14% en 2022, selon le ministère de l’Intérieur, l’enseigne des Trois Mousquetaires a placé sur certaines viandes… des antivols. « J’en ai pas vu, mais c’est fou. D’habitude les antivols c’est sur le champagne, non ? », questionne la jeune consultante. Son salaire s’élève à 2300€ net par mois et certaines viandes sont devenues trop chères. « Pourtant j’ai un bon salaire pour un début de vie active », observe-t-elle, « mais j’ai sacrifié la viande de bœuf alors que j’en mangeais souvent il y a 2 ans ».

Si le prix de la volaille a augmenté de 14,6%, le prix de la viande de bœuf a grimpé de 10,2%. Dans le détail, le coût de la viande hachée fraîche augmente de 26% contre 30% pour la viande surgelée. Mais la volaille reste nettement moins chère que le bœuf, ou encore l’agneau.

Selon notre comparaison des prix des viandes origine France au détail (Graphique 1), le prix du kilo de poulet prêt à cuire label rouge s’élève en mars 2023 à 7€, contre 19€ pour le bœuf et 23€ pour l’agneau. Le kilo de gigot d’agneau s’élevait à 10,17€ en 2000 (Graphique 2).

Promotion spéciale le mercredi, jour des enfants

Pour soutenir le pouvoir d’achats des clients, à Clamart, ville voisine des Hauts-de-Seine, les bouchers ont mis en place une promotion : les mercredis le kilo de steak haché affiche 9.50€ ou 10,50€ selon la boucherie, au lieu de 17,90€. « Le steak haché c’est facile à cuisiner et le mercredi c’est le jour des enfants », explique Samuel en servant justement 1 kilo de steak haché à une jeune cliente en tenue de sport, « mais c’est surtout un produit d’appel ». La boucherie mise sur le fait qu’en entrant, les clients vont acheter autre chose.

Le mercredi le kilo de bifteek haché est à 9,50€. Hors promotion, le prix du bifteek haché s’élève à 17,90€.

La cliente, Stacy, n’est repartie qu’avec le kilo de steak haché, car le reste, elle l’achète en supermarché. « Je ne fais pas un repas sans viande car je suis très impliquée dans le sport. Je fais attention à mon alimentation. C’est toute ma vie. J’en fais 6 jours sur 7, si ce n’est pas 7/7 » et rajoute, amusée, « T’as déjà vu un prix aussi bas ? Même en supermarché on n’a jamais un kilo de steak pour moins de 10€. Quelle aubaine ! ».

100 mètres plus bas dans la rue piétonne, Hamza, boucher, pose l’hypothèse, en servant à un habitué un rôti de porc cuit, 6 saucisses et un foie de veau pour un total de 32€ que « ceux qui n’ont pas les moyens et qui veulent absolument manger de la viande ne viennent pas chez nous. Ni aux marchés. Ils vont en grande surface ».

« La viande c’est devenu un luxe pour nous »

Acheter de la viande uniquement en supermarché c’est le choix que Gayané* et Aram* ont fait. Gayané a 66 ans. Elle a exercé en tant que caissière pendant 45 ans. Elle touche près de 700€ par mois. Son frère Aram a 63 ans. Il est au RSA (ndlr : revenu de solidarité active) qui s’élève à « à peu près 600€ », selon l’homme aux yeux noirs. Arméniens de Turquie, ils sont venus s’installer à Issy-les-Moulineaux — ville à forte communauté arménienne — dans les années 1960. Ils gagnent à eux deux près de 1300€ par mois. Propriétaires de leur maison héritée de leur mère, ils ont décidé d’adopter Jack, un border collie croisé labrador, il y a 8 ans. « C’était tout de suite le coup de cœur. Pas vrai Jacky ? », explique Gayané les yeux pétillants en caressant le crâne de son chien « On a trois bouches à nourrir maintenant ». Gayané se dirige vers la cuisine pour montrer son frigo, suivie de près par Jack. En l’ouvrant la petite dame explique « La viande c’est une fois par semaine, pas plus. J’ai eu des problèmes de santé, je dois faire attention aux carences. » Son frère Aram la rejoint. Il se tient debout derrière elle, puis complète « On veille à ce que Jack ait tout ce qu’il lui faut », avant d’ajouter « la viande c’est devenu un luxe pour nous. »

Quant aux plus aisés, ils remarquent que les prix ont augmenté sur leur panier final, mais leurs habitudes de consommation ne changent pas. Sur le parking du Lidl, un couple range ses courses dans le coffre de leur Peugeot 208 noire. « On est de vrais viandards », s’amusent-ils, « des adeptes du barbecues le dimanche midi. » Un Français mange en moyenne 85 kg de viande par an, selon le ministère de l’Agriculture. Martin et Estelle, respectivement 29 et 25 ans, vivent ensemble. Elle est commerciale, lui est producteur d’artistes. Dans leur coffre de voiture ? Près de 500g de pavé, 200g de faux filet, 800g de steaks hachés, et 800g d’émincé de poulet. Au total plus de 2kg de viande blanche et rouge pour près de 40€. Pour une semaine. « J’en mange à tous les repas. Je n’arrêterai jamais. Pour aucune raison qui soit : ni inflation, ni climat, ni bien-être animal. », soutient Martin en refermant son coffre. Puis assure en riant « Ça reste abordable en supermarché. Et si les prix continuent d’augmenter ? On prendra une vache et on la découpera pour la manger ».

La viande redistribue les cartes de la précarité alimentaire. Contrairement à un produit de luxe elle ne se fait pas rare, mais elle se fait chère. Elle devient inaccessible, ou s’impose être le choix d’un sacrifice pour les catégories sociales les plus pauvres.

Au rayon viandes de Lidl certains clients ne s’arrêtent pas, d’autres se rapprochent d’une vitrine, puis reculent. Une dame âgée ouvre la porte coulissante du frigo à viandes pour lire de plus près une étiquette. C’est la barquette de deux steaks hachés de 2x125g normand 15% MG [ndlr : matière grasse] à 3,89€ qui attire son attention. Elle lit à voix haute « 15,56€ le kilo », puis chuchote un « putain » à peine audible en prenant dans ses mains la barquette. En s’avançant dans la même rangée de frigos, la cliente bloque sur les deux filets de merlu blanc de 220g à 4,14€ (soit 18,86€ le kilo). Le match se joue : steak haché VS filets de merlu. Elle réfléchit. Pose son cabas. Sort son porte-monnaie pour compter ses pièces de monnaie. Aucun produit ne gagnera.

Marion Basma

  • Les prénoms ont été modifiés

Pourquoi le prix de la viande augmente ?

Hausse du prix des matières premières, pénurie de bœuf français, et grippe aviaire… On vous explique tout dans cette vidéo.

LA VIDEO : https://youtu.be/_s8bE3iTLy8

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