Les femmes queers qui n’ont eu des relations amoureuses qu’avec des hommes
sont queers quand même
Traduit de l’anglais depuis : https://the-orbit.net/brutereason/2015/08/17/queer-women-who-have-only-dated-men-are-queer/
NDT : l’article original utilise le mot « queer » comme un synonyme de « non-hétéro ». Parce que c’était plus facile, j’ai choisi de garder le terme tel quel, même s’il n’a pas le même sens en français. Mais je suis ouverte aux propositions si vous avez une meilleure idée !
Les femmes queers qui n’ont eu des relations amoureuses qu’avec des hommes sont queers.
Les femmes queers qui sont actuellement dans une relation monogame avec un homme sont queers.
Les femmes queers qui n’ont pas fait leur coming-out à tout le monde, ou qui ne l’ont fait à personne, sont queers.
Les femmes queers qui n’ont pas la moindre idée de si elles auront un jour (ou si elles pourront avoir) une relation avec une femme sont queers.
Comment je le sais ? Parce qu’elles le disent !
Je ne vais pas me fatiguer à vous mettre un lien vers le dernier article qui a essayé de prétendre le contraire. En revanche, voici la conclusion d’un article du blog Bitopia qui en a fait une très bonne réfutation [NDT : lien non disponible] :
« Voici comment l’auteure et le site xoJane auraient pu se servir de l’espace alloué à cet article pour rendre le monde queer plus sécurisant et plus accueillant pour les femmes attirées par plusieurs genres : c’est votre ressenti et la façon dont vous vous identifiez qui vous font de vous une personne queer, pas les statistiques de qui vous avez fréquenté ou baisé. Faire son coming-out est difficile, surtout quand les gens font tout pour vous repousser dans le placard. Vous n’êtes même pas obligées de le faire, et c’est vous qui êtes la plus apte à juger des circonstances dans lesquelles ce serait confortable pour vous de le faire. Si vous voulez faire votre coming-out, vous en avez tous les droits, même si vous n’êtes pas certaines de votre identité, ou que vous en avez affiché une différente auparavant. Si les gens se font une idée fausse de vous, vous n’en êtes pas responsable, et c’est à vous de voir si vous vous sentez de rectifier leurs préjugés biphobes. Vous ne laissez pas tomber le reste [de la communauté] en faisant attention à vous. Il y a toutes sortes de gens bi et queer, et vous n’avez pas besoin de remplir de quotas en matière de fréquence ou d’intensité de vos attractions pour être l’une d’entre nous. Vous êtes l’une d’entre nous. Ce que vous êtes est suffisant. Bienvenue. »
J’ai le sentiment que certaines femmes queers (en particulier, mais pas seulement, celles qui s’identifient comme lesbiennes) ont très peur que des gens essaient de récupérer nos identités afin d’être inclus et acceptés dans nos espaces, alors même que ces personnes savent sans doute au fond qu’elles ne sont pas « réellement » queers. (Et encore, c’est là leur accorder le bénéfice du doute. Je suis sûre que certaines d’entre elles pensent également que les gens peuvent se tromper quand ils s’identifient comme queers.)
D’un côté, il est logique de penser que certaines personnes puissent envier nos communautés — l’amour et le soutien qu’on y trouve, bien qu’elles soient encore imparfaites et en cours de construction — parce que l’individu hétéro de base n’a pas toujours accès à un groupe de gens qui le soutienne. Bien sûr, l’hétérosexualité bénéficie d’un soutien culturel, mais les hétéros, à un niveau individuel, ne doivent pas moins faire face au slut-shaming, à la masculinité toxique et autres idées dangereuses liées à la sexualité. Et les communautés queers n’y sont pas immunisées elles-mêmes, mais elles auront davantage tendance à conceptualiser et problématiser ces questions. Voilà qui est certainement enviable.
D’un autre côté, si quelqu’un se sentait tellement peu soutenu et rejeté dans les espaces non queers qu’iel ressentirait le besoin de rechercher des espaces queers (alors même que la queerphobie est toujours aussi présente), je me demanderais si cette personne est réellement hétéro. Vraiment. Beaucoup de gens persuadés au départ d’être hétéros ressentent néanmoins une sorte… d’irritation, de malaise, vis-à-vis de cette identité, et finissent par se révéler queer. Ça ne veut pas dire pour autant que c’est acceptable de ne pas croire les gens qui se disent hétéros, mais bel et bien que nous devons laisser aux gens la chance de comprendre eux-mêmes ce qu’ils sont.
J’ai récemment écrit que la raison pour laquelle de nombreux espaces queers sont explicitement ouverts aux allié-e-s n’est pas forcément parce qu’il est important d’inclure les hétéros, mais parce que cela fournit un moyen aux queers dans le placard ou aux gens en questionnement d’explorer les identités et communautés queers sans avoir à faire leur propre coming-out. La même règle s’applique aux gens qui s’identifient queers mais ne le sont pas assez aux yeux de certain-e-s. Presque toutes les personnes queers traversent une période pendant laquelle elles se savent queer mais n’ont pas encore eu d’expérience sexuelle ou romantique avec quelqu’un du même genre. Cette période peut s’étendre sur des jours, ou des années, ou des décennies, et que la vôtre ait été courte ne fait pas de vous une meilleure personne.
Si je trouve aussi déroutante la dérision dont certaines femmes queers font preuve envers d’autres femmes queers, c’est parce que la plupart d’entre nous semble regretter qu’il n’y ait pas davantage de femmes queers autour de nous, que ce soit à titre amical, communautaire ou sexuel/amoureux, et la plupart d’entre nous reconnait que nous sommes une communauté assez réduite et que ce n’est pas facile. Cette fille timide et queer qui vient dans votre espace, admet qu’elle n’est sortie qu’avec des hommes et se prend une tonne de moquerie, de condescendance et de rappel à l’ordre en retour ne reviendra pas de sitôt. Elle pourrait prendre vos conneries pour argent comptant et décider qu’elle doit être hétéro après tout. (Rappelez-vous que l’identité est fluide et socialement construite, et que oui, une personne authentiquement queer à un moment donné peut finir par se croire hétéro à force de harcèlement.) Comme le note theunitofcaring :
« Donner aux filles bi le sentiment qu’elles ne sont pas les bienvenues dans les espaces LGBT+ fait qu’elles VONT EMBRASSER DES FILLES MOINS SOUVENT. Camarades lesbiennes, je voulais juste souligner à quel point ceci constitue un ÉCHEC STRATÉGIQUE CATASTROPHIQUE de notre part. »
S’il est tellement contre-productif de donner aux femmes bi ou considérées pas assez queers d’une façon ou d’une autre le sentiment qu’elles ne sont pas les bienvenues, pourquoi certaines femmes queers le font-elles malgré tout ? J’ai une théorie là-dessus, bien que j’ignore à quel point elle est pertinente. Je pense que le contexte actuel, toutes décisions de la Cour Suprême mises à part, rend parfois vraiment difficile de conceptualiser l’identité queer séparément de la souffrance et de la marginalisation. Nous nous laissons aller à penser qu’on est queer parce qu’on a vécu une énorme dose d’homophobie, et non parce qu’on se trouve hors des normes traditionnelles d’attraction et d’identité. Et donc, que si votre mode de vie vous a protégé-e pour l’essentiel de cette homophobie, alors vous n’êtes pas « vraiment queer ». Mais comme l’a écrit Lindsay King-Miller en réponse à la lettre d’une femme qui avait le sentiment de ne pas « mériter » le label « bisexuelle » :
« Je sais que tu penses ne pas avoir gagné le droit de te considérer comme non-hétéro parce que tu n’as jamais subi de discrimination, mais voilà le point central : tu n’as pas besoin d’avoir souffert pour être queer. Attends, est-ce que je peux le répéter encore plus fort ? TU N’AS PAS BESOIN D’AVOIR SOUFFERT POUR ÊTRE QUEER. Nous ne pratiquons pas le bizutage. Oui, la plupart d’entre nous avons subi de la discrimination à un moment ou un autre de notre vie — et je suis désolée d’avoir à te dire que ce sera probablement aussi ton cas, si tu affiches ta relation avec cette fille ou n’importe quelle autre, de façon publique et visible — mais ce n’est pas ce qui nous rend queer. J’ai peur que faire de la souffrance l’arbitre de l’expérience queer nous conduise à sous-estimer tout ce qui est formidable dans nos vies et même que cela effraie certaines personne (peut-être toi y compris) au point de les dissuader de faire leur coming-out. Si tu es une femme et que tu veux sortir avec une autre femme, tu as déjà passé le rituel d’initiation. »
Ceci dit, je déteste tout autant l’idée que les femmes queers dans le placard ne peuvent en aucun cas avoir fait l’expérience de la Vraie Oppression™. Les micro-agressions que nous entendons constamment — parfois de la part de gens qui ne diraient jamais ça tout haut s’ils étaient au courant — sont de l’oppression. Ne pas pouvoir faire son coming-out est une oppression. L’invisibilité est une oppression.
Certaines femmes queer refusent d’admettre qu’il puisse y avoir des raisons valables pour lesquelles d’autres femmes queer ne soient jamais sorties avec des femmes, ou n’aient jamais révélé leur bisexualité à certaines personnes de leur entourage. Faire son coming-out et s’afficher ouvertement queer est difficile. Pour cette raison, paradoxalement, il est tentant de se donner de l’importance et de se considérer comme meilleure que celles qui n’ont pas franchi cette étape. C’est un mécanisme de survie. Mais quand des mécanismes de survie se transforment en armes contre d’autres personnes marginalisées, ils ne sont plus acceptables.
Voici donc une liste non exhaustive de raisons pour lesquelles une femme queer peut ne pas avoir encore eu de relations avec une femme, ou même ne pas avoir fait son coming out. Des raisons qui ne sont pas « elle n’est pas vraiment queer » :
1. Les chiffres. D’après une étude de 2014, 1,6 % d’Américain-e-s s’identifient comme gay ou lesbiennes, et 0,7 % comme bisexuel-le-s. Ces chiffres sont… foutrement petits. Même si le pourcentage de gens qui ont eu des relations sexuelles avec des personnes du même genre est plus haut, si vous êtes queer, vous n’allez probablement pas aller draguer des hétéros dans l’espoir qu’iels veuillent bien s’ajouter à ce pourcentage.
2. Le manque de connexions avec la communauté. Avec des probabilités aussi maigres, comment font les personnes queers pour arriver à se rencontrer ? Souvent, cela passe par les communautés, qu’elles soient formelles (centres LGBT, groupes Meetup) ou informelles (les cercles d’amis qui se forment autour d’intérêts, de modes de vie et de visions du monde partagées, incluant l’acceptation de l’identité queer). Comme je viens de le démontrer, les femmes queers qui n’ont pas encore eu de partenaires féminines ne sont pas toujours les bienvenues dans ces communautés. Mais alors, comment vont-elles rencontrer des femmes, que ce soit pour un coup d’un soir ou pour une relation ?
3. L’absence de scénario. Tout le monde sait comment marchent les relations hétéros. Un garçon rencontre une fille, bla bla bla. Ces scénarios ne sont pas toujours sains et ne conduisent pas toujours à une relation équilibrée, mais au moins, ils existent. Beaucoup de femmes queers qui viennent de faire leur coming-out, particulièrement celles qui ont l’habitude de sortir avec des hommes, sont terrifiées à l’idée de ne pas savoir « comment sortir avec des femmes ». C’est sans doute une peur irrationnelle dans une certaine mesure — vous sortez avec elles comme vous sortiriez avec n’importe qui — mais c’est néanmoins ce qui arrive quand vous ne voyez jamais de personne comme vous représentée dans les histoires que nous racontons sur l’amour et le sexe et les relations. Face à cette peur, beaucoup d’entre nous se retrouvent paralysées, et celles qui sont intéressées par les hommes finissent plutôt avec eux à la place.
4. Les rôles genrés. En relation avec le point précédent, sortir du schéma traditionnel le-garçon-demande-à-la-fille-de-sortir-avec-lui peut être très difficile. Évidemment, beaucoup de femmes font le premier pas dans la réalité (y compris avec des hommes), mais si vous êtes une femme qui a toujours fréquenté des hommes et veut maintenant fréquenter des femmes, il se peut que vous n’ayez aucune expérience en la matière. Personnellement, ça m’a paralysée pendant un bon moment. Genre, des années. Ce n’est que récemment que je me suis mise à faire réellement le premier pas avec des femmes, et vous savez ce qui m’a aidée le plus en attendant ? Être conseillées par des femmes queers compatissantes, qui ne me balancent pas à la figure que je suis en réalité hétéro et qui n’écrivent pas d’articles sur moi dans xoJane.
5. L’homophobie. Quand donc avons-nous décidé d’un commun accord que l’homophobie n’existait tout simplement plus, et que si vous avez peur de faire votre coming-out ou de sortir au grand jour avec des gens du même genre, alors le problème vient de vous ? Vraiment, j’aimerais savoir, parce que la dernière fois que j’ai regardé, l’homophobie était une chose tout à fait réelle. N’oublions pas qu’il y a toujours beaucoup de gens aux États-Unis qui perdraient leur famille entière s’ils révélaient leur identité queer. (Et bien que je ne veuille pas injustement jeter la pierre aux communautés immigrées, qui doivent déjà faire face aux stéréotypes et au racisme, je veux néanmoins affirmer en tant qu’immigrée que les Américains blancs ont tendance à se montrer très ignorants des défis auxquels nous devons faire face quand il s’agit de faire son coming-out, et à oublier que tous les progrès réalisés dans leur culture dominante ne l’ont pas été nécessairement dans nos communautés.)
6. La biphobie. Combien de textes comme cet horrible article de xoJane pensez-vous qu’il faille pour convaincre une femme bi ou pan que les autres femmes queers ne veulent rien avoir à faire avec elle ? Pour moi, il a suffi de quelques-uns, et d’autres textes du même acabit continuent d’être publiés. (Il y a aussi eu la fois où une lesbienne m’a déclaré que la raison pour laquelle de nombreuses lesbiennes ne sortaient pas avec des femmes bi était qu’elles «étaient plus susceptibles d’avoir des IST ».) Ce n’est probablement pas une coïncidence que la plupart des femmes avec qui je sors soient bi et qu’elles n’aient pour la plupart des relations qu’avec des hommes, parce que ce sont les seules à qui je fais confiance pour ne pas me détester.
7. L’homophobie intériorisée. Beaucoup de femmes queers ne s’autorisent pas à sortir avec d’autres femmes parce qu’elles ont toujours le sentiment quelque part que c’est mal, qu’elles ne le méritent pas, etc. L’homophobie intériorisée peut être très sournoise et se manifester des années après que vous pensiez avoir compris tout ça. Je pensais ne pas ressentir d’homophobie intériorisée parce que je pensais sincèrement qu’il n’y avait rien de mal pour moi à être queer. Puis je me suis retrouvée à essayer de draguer pour de vrai, et je ne pouvais pas échapper à cet horrible pessimisme : j’avais le sentiment que quoi que je fasse, ça ne marcherait jamais de toute façon, qu’aucune femme ne voudrait jamais de moi et que le fait même d’essayer n’avait aucun sens. D’où me venaient ces sentiments ? J’ai finalement compris qu’ils trouvaient leur source dans l’homophobie que j’avais intériorisée. Ils venaient de la croyance que le monde n’est tout simplement pas fait pour les gens comme moi et que nos histoires se termineraient inévitablement par la solitude et la tragédie. Essayez donc de draguer avec une attitude pareille. Je ne suis pas allée très loin avant de devoir reconnaître le problème et de commencer à travailler dessus. D’autres femmes peuvent elles aussi avoir à travailler sur ces sentiments de honte et de dégoût profondément implantés en elles.
8. La chance. La plupart des gens ne seront intéressés que par un assez faible pourcentage des gens éligibles qu’iels rencontrent, et iels ne plairont un retour qu’à un pourcentage inconnu de ces dernier-e-s. Ajoutez ça aux statistiques déprimantes du début de cette liste, et vous vous retrouverez probablement avec un bon nombre de femmes queers qui ne sont jamais sorties avec d’autres femmes simplement parce que l’opportunité ne s’est pas présentée.
Cette liste n’est qu’une une ébauche. Avec un peu d’imagination, vous pourrez trouver plein d’autres raisons pour lesquelles une personne n’agirait pas tout le temps en fonction de tous les aspects de son identité interne, à commencer par le fait qu’elle ne doive rien à personne.
Certaines personnes choisissent d’utiliser une étiquette qui reflète leur comportement extérieur, et c’est OK. Certaines personnes choisissent d’utiliser une étiquette qui reflète leur expérience intérieure, et c’est aussi OK. Il y a, de façon dérangeante, quelque chose qui relève du bizutage, dans la logique suivie par ces demandes que toutes les femmes qui se considèrent queers se soumettent à un maximum d’homophobie : Vous Devez Souffrir Comme Nous Avons Souffert.
Si nous faisons de la souffrance, ou de la bravoure, ou du fait de n’en avoir rien à foutre de ce que les autres pensent de vous, le coût de l’admission à Être Queer, alors nous pouvons ne nous en prendre qu’à nous-mêmes si les gens décident de rester dans le placard et de chercher ailleurs la communauté, la solidarité et l’amour.
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Je reconnais que cet article reflète une vision du genre très binaire ; c’est assez inévitable quand j’écris en réponse à un point de vue particulier déjà formulé dans ces termes (« les femmes queers qui ne sortent qu’avec des hommes ne sont pas queers »). Je ne sais pas ce que ces gens diraient des femmes qui ne sont sorties qu’avec des hommes et des personnes non-binaires, ou qu’avec des personnes non-binaires, ou des personnes non-binaires qui ne sortent qu’avec des hommes, etc. Je ne suis pas sûre que les gens qui font des déclarations aussi ridicules que « les femmes queers qui ne sortent qu’avec des hommes ne sont pas queers » soient seulement conscient que le genre n’est pas un concept binaire, donc bon.