Amérindiens aux Etats-Unis : “Nous ne sommes pas de l’histoire ancienne, nous sommes toujours là”

Marion Fontaine
11 min readAug 6, 2019

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Ils sont plus de cinq millions à vivre aux États-Unis, dans des réserves et dans des villes. Les Amérindiens peuplaient le pays bien avant les Blancs, ils sont pourtant relégués comme citoyens de seconde zone, souffrant de graves inégalités face au reste de la population américaine. Si leur culture a été mutilée, de nombreux artistes tentent aujourd’hui de se la réapproprier par les arts et l’éducation.

« ​Il y a très, très longtemps — car toutes les histoires commencent par ‘il y a très très longtemps’ — vivaient ​Bear Man,​ le chef des ours, et A​nt Lady​, la reine des fourmis..​

Dans une ruelle au nord de Manhattan, alors que le soleil est déjà couché depuis longtemps, des légendes oubliées reprennent vie. Une quarantaine de New Yorkais se sont réunis ce samedi 2 mars entre les murs de briques de la ​Carriage House pour une Storytelling night,​ une soirée de narration de légendes amérindiennes, organisée par la troupe de danseurs traditionnels ​Thunderbird.​ La création du monde, des étoiles, des rivières : cette nuit, la cosmogonie a été revisitée.

Mataoka Little Eagle, usant de grands gestes, de rires et de chants, captive son auditoire. Un sourire ne quitte jamais son visage encadré d’un carré noir ébène. Il émane d’elle une énergie particulière, beaucoup de bienveillance. La légende qu’elle narre vient de Colombie-Britannique, au Canada, et explique l’alternance du jour et de la nuit. Tout serait lié à une dispute entre le paresseux Bear Man, qui voulait un an de jour pour travailler et un an de nuit pour dormir, et la laborieuse Ant Lady, qui réclamait 12h de jour pour travailler efficacement et 12h de nuit pour se reposer. À en juger par l’ordre actuel des choses, il est facile de savoir qui a eu le dernier mot.

Les histoires sont un outil puissant. « ​Elle sont très importantes dans notre culture ​» souligne Mataoka Little Eagle à la fin de la soirée. Les traditions, les croyances, la spiritualité mais aussi les savoirs ancestraux comme la médecine et pharmacopée : tout est transmis oralement, de génération en génération, aux enfants comme aux adultes.

Pour Matoaka, artiste et éducatrice de sang Tewa, Apache et Chickahominy, il est nécessaire de maintenir les traditions ancestrales en vie. Par l’art, la danse, le théâtre, les histoires. « ​C’est un moyen de perpétuer et de réclamer notre culture​ », ajoute-elle.

Une culture millénaire menacée aujourd’hui, par l’ignorance et les années d’assimilation forcée.

“​Laver les Indiens de leur indigénéité

Aux Etats-Unis, les Amérindiens ont été délogés de force, harcelés, massacrés, relogés dans des réserves créées de toute pièce sur des terres infertiles, loin de celles de leurs ancêtres.

En 1830, le président Andrew Jackson va jusqu’à signer l’I​ndian Removal Act​, déportant tous les Indiens de l’Est vers l’ouest du Mississipi. Pour lui, “​ils n’ont ni l’intelligence, l’industrie, les habitudes morales, ni le désir d’amélioration qui sont essentiels à tout changement favorable de leur condition. Établis au milieu d’une autre race et d’une race supérieure, et sans apprécier les causes de leur infériorité ni chercher à les contrôler, ils doivent nécessairement céder à la force des circonstances et ne pas tarder à disparaître​.”

À la fin du XXe siècle, la population amérindienne aux États-Unis descend à moins de 250 000 vies. Avant l’arrivée des premiers colons, elle dépassait les cinq millions.

Cinquante ans après l’​Indian Removal Act,​ il n’y a bientôt plus de territoires à l’Ouest où envoyer les Amérindiens. Pragmatique, et puisqu’“i​l coûte moins cher de civiliser que de tuer” ​(selon les mots de Carl Schurz, Commissaire aux Affaires Indiennes)​, le gouvernement fait voter plusieurs politiques d’assimilation.

Ainsi, de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe, une centaine de milliers d’enfants ​Autochtones sont enlevés de force à leur famille pour être « instruits » dans des pensionnats religieux et gouvernementaux. Là-bas, ils sont victimes de mauvais traitements et d’abus sexuels. Le but de ces pensionnats est de truire l’identité des Amérindiens. Ils perdent le contrôle sur leurs conditions de vie, et leurs croyances sont anéanties. L’un des premiers éducateurs indiens, ​Richard Henry Pratt, ​un officier de l’armée américaine, ​résume froidement la philosophie de ces pensionnats : il faut “tuer l’Indien, pour sauver l’homme” e​n lui.

“​Mon père a été envoyé dans une école indienne à Santa Fe, au Nouveau Mexique, souffle Mataoka Little Eagle, ses yeux noirs voilés, la mine plus sombre, s​es cheveux ont été coupés. Il était puni s’il parlait sa langue, il ne pouvait pas chanter ses chants traditionnels. Les enfants là-bas se sont fait laver le cerveau. On voulait les laver de leur indigénéité”​. Au Canada, où le même système de pensionnat a été mis en place, on parle même de “​génocide culturel”​​.

Les blessures de cette époque sont toujours présentes. Mataoka ajoute : ​“Ces années ont été si difficiles que, lorsque les enfants des internats sont devenus adultes, ils n’ont pas dit à leurs enfants qu’ils étaient Autochtones. Ils ne voulaient pas que leurs enfants soient ridiculisés et traités comme ils l’ont été.​”

L’annihilation des cultures amérindiennes, la perte de leur identité et même parfois la honte d’être Amérindien ont laissé de profonds stigmates encore visibles aujourd’hui.

Classe du pensionnat de Carlisle, en Pennsylvanie, fondé par Richard Henry Pratt en 1779.

Une situation toujours critique

Aujourd’hui, plus de 560 tribus autochtones, basées dans des réserves ou dans des villes, sont reconnues par le gouvernement fédéral américain. Selon le Bureau du Recensement américain, environ 5,2 millions de personnes, soit près de 1,7% de la population totale, se considéraient comme Amérindien ou Indigènes d’Alaska en 2010. Ils n’ont peut-être jamais été aussi nombreux, mais paradoxalement, ils sont toujours des citoyens de seconde zone sous représentés dans tous les pans de la société américaine.

Alors que plus de 70% des Autochtones vivent dans des zones urbaines, “ici, à New York, beaucoup de personnes ne savent même pas qu’il y a des Amérindiens dans la population, ni même que nous existons encore”​ , déplore Cliff Mattias. Cet artiste a co-fondé en 1994 le ​Redhawk Art Council​, afin d’éduquer la population américaine à l’héritage amérindien et aux enjeux auxquels ils font face actuellement. David Bunn Martine, artiste, écrivain et président de l’organisation new-yorkaise Amerinda qui promeut les artistes indigènes, complète : “​La population n’a pas vraiment conscience de ce que nous vivons, car beaucoup de productions, à Hollywood ou à la télévision, racontent seulement notre passé”.

“Nous ne sommes pas de l’histoire ancienne, soupire Matoaka Little Eagle, ​car nous sommes toujours là. Nous avons toujours des problèmes de traités, des problèmes économiques, des problèmes de droits humains. Les conséquences des politiques passées sont toujours là, surtout en terme de problèmes de santé : diabète, alcoolisme et de dysfonctionnements familiaux, les familles ayant été déchirées il y a si longtemps…”​

La situation des Autochtones aux États-Unis est préoccupante.Les lycéens et étudiants amérindiens sont les moins diplômés et présentent plus de risque d’échec scolaire​, tandis que l’illettrisme est relativement élevé. Le taux de violence est alarmant, surtout à l’encontre des femmes. Selon ​une étude ​du ​National Congress of American Indians,​ près de 80% des femmes autochtones ont subi des violences dans leurs vies et, dans certains comtés, le taux de féminicide est 10 fois supérieur à la moyenne nationale.

Des stéréotypes toujours vivaces

Outre les graves difficultés socio-économiques, l’autre problème à affronter est la persistance du racisme et des préjugés. Alcooliques, drogués, assistés, sans sens de l’humour… “N​ous faisons constamment face à des stéréotypes que nous avons à réfuter​”, regrette David Bunn Martine d’une voix douce. Assis au siège d’A​merinda​, dans une église de l’East village de Manhattan, le descendant ​Shinnecock, Montauk, et Chiricahua Apache de 59 ans parle des enjeux de son peuple calmement, sans rancoeur. “L​ ’Histoire et l’incompréhension de ce que sont les Amérindiens ont créé des idées préconçues”​ , ajoute-t-il.

David Bunn Martine au siège d’Amerinda​, présentant son livre ​”No reservation”,​ sur le mouvement d’art amérindien contemporain des années 1960 ​(Photo : Julie Jeunemaître)

La sauvagerie et la violence sont souvent associées aux populations indigènes. En 1969 par exemple, le gouvernement américain fait passer l’A​R 70–28, une directive stipulant que, dorénavant, l’aviation militaire devra porter des “​termes et noms de tribus et de chefs autochtones​”, afin de “​suggérer un esprit agressif​”. Si la directive a été abrogée depuis, la tradition est restée. Et continuent de voler des hélicoptères Apaches, et continuent de tuer des missiles Tomahawk (du nom d’une hachette utilisée par les amérindiens).

Ce racisme manifeste est encore présent aux plus hautes sphères de l’État. Le président des États-Unis Donald Trump n’a pas non plus épargné les Amérindiens qui peuplent son pays. ​Il a notamment accusé en 2018 Elizabeth Warren,​ sénatrice du Massachusetts et candidate démocrate aux élections présidentielles de 2020, d’avoir menti en affirmant avoir du sang autocthone pour promouvoir sa carrière politique. Il attaque régulièrement celle qu’il surnomme ironiquement “​Pocahontas​”, comme sur twitter en janvier dernier, où il fait une référence de mauvais goût aux batailles sanglantes de Little Bighorn et de Wounded Knees.

“​Si Elizabeth Warren, que je qualifie souvent de Pocahontas, faisait cette publicité à Bighorn ou à Wounded Knee à la place de sa cuisine, avec son mari vêtu de son costume indien, cela aurait été un succès​!”

Assis nonchalamment sur son canapé en cuir noir, Cliff Matthias revient sur les propos “a​troces que Donald Trump a tenu sur les Autochtones​.” Le long de sa clavicule jusqu’à son menton se devinent sous son épaisse polaire grise les traits noirs d’un tatouage tribal. Ce New Yorkais aux origines taïnos et kichwas, deux peuples d’Amérique du Sud, mais aussi afro-américaines et porto-ricaines, se sent d’autant plus concerné par les remarques racistes du Président. “​Je pense que c’est une bonne chose qu’il soit au pouvoir”, déclare-t-il pourtant. La surprise passée, il s’explique : “​Lorsqu’il a été élu, je suis allé parler aux anciens. ​Ils m’ont dit ‘ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, tu dois avoir le pire pour recevoir le meilleur​’. Donald Trump a fait remonter beaucoup de choses à la surface et nous a réuni tous ensemble​”

Il conclut, en référence au slogan de campagne de Donald Trump “Make America Great Again” (Rendre l’Amérique à nouveau grande) : “Ça me fait rire car en réalité, si tu es une personne de couleur ou une femme, l’Amérique n’a jamais été grande. Elle l’a été seulement pour une petite proportion d’hommes blancs. Mais pour le reste ​?”

Fosse commune remplie de Lakotas après le massacre de Wounded Knee. Le 29 décembre 1890, 500 soldats de l’armée américaine encerclent un campement lakota à Wounded Knee avec l’ordre de les désarmer, et finissent par mitrailler plus de 300 Lakotas, dont des femmes et des enfants.

L’art pour “capturer le coeur des gens​

Dans le livre ​La renaissance des cultures autochtones, l’innue Lise Michel écrivait : “J​e suis convaincue que c’est de la perte de notre identité que découlent tous nos maux. Les grands bouleversements et changements culturels subis par mon peuple en si peu de temps ont fait en sorte que l’adaptation a été catastrophique”​. Des propos qui font écho à ceux de Sheldon Raymore, directeur adjoint de l’A​merican Indian Community House à New York, qui affirme : “​On ne peut pas aller de l’avant et être accompli si on ne sait pas d’où l’on vient.​”

“​Soyez-vous même et comprenez là d’où vous venez​, susurre la main sur le coeur Matoaka Little Eagle à l’intention de ses frères et soeur autochtones, vous venez d’une forte tradition de communauté, de plein de belles choses, d’art, de musique, de science, d’architecture, qui a tellement contribué au monde.”​

Et si l’art était un moyen pour les Indigènes de se réapproprier leur culture ? Et si l’art était un moyen afin de rendre l’Amérique grande pour eux ? Matoaka, Cliff et David en sont convaincus. “​Il y a une énorme proportion d’artistes parmi les peuples autochtones​”, souligne d’ailleurs ce dernier.
Dans un contexte de quasi-disparition des cultures et de l’extinction des langues indigènes, l’art permet de retrouver son identité, d’explorer ses racines. “​L’art, c’est comme de la colle qui tient les personnes ensemble”​ , affirme David Martine.

“​Nous utilisons l’art pour aller au delà des stéréotypes”​ , explique de son côté Cliff Matthias. Son organisation, le Redhawk Native American Art Council, s’est donné comme mission d’éduquer le public non-autochtone sur l’histoire et la culture amérindienne à travers la danse, la musique ou encore le théâtre. En intervenant dans des écoles et des universités mais aussi en organisant des festivals, les artistes bénévoles de l’organisation veulent partager et promouvoir le point de vue des Indigènes sur les enjeux actuels mais aussi environnementaux. “J​e sens que, par l’art, nous pouvons capturer le coeur des gens, poursuit Cliff, a​insi, c’est plus facile pour nous de capturer leur esprit pour leur faire comprendre la complexité des cultures et traditions autochtones, ainsi que les questions de justice auxquels nos peuples font face aujourd’hui​.”

​Le théâtre contemporain amérindien dépeint souvent la société d’aujourd’hui avec un contexte et des vies autochtones.

Cliff Matthias, co-fondateur du Redhawk Native American Art Council​. (Photo : Marion Fontaine)

Néanmoins, malgré les efforts des organisations de Mataoka Little Eagle, Cliff Matthias et David Bunn Martine pour promouvoir les artistes autochtones et leur faire gagner en visibilité sur la scène new-yorkaise et américaine, l’art amérindien n’a qu’une audience limitée. David regrette que “l​a plupart du temps, on n’entend jamais parler des artistes indigènes​.” De son côté, Cliff s’agace : “I​l est très difficile d’être un artiste autochtone ici à New York. Il n’y a pas de galeries d’art, ni même des boutiques de bijoux. C’est une ville qui n’est pas autant tournée vers la culture qu’on le croit.”​

Face à ce manque de visibilité et de reconnaissance de l’art amérindien, Cliff Matthias avoue à demi-mot que l’art n’est pas la solution miracle aux enjeux et aux problèmes auxquels font face les Autochtones aujourd’hui. “L​art peut être quelque chose qui commence à attiser la curiosité des Américains sur ces sujets, développe-t-il, m​ais pour moi, ce qui peut vraiment tout changer, c’est l’éducation.​ ”

Éduquer pour enfin guérir

“​À l’école, les élèves apprennent plus sur l’histoire de la France que sur celles des peuples amérindiens​, déplore David Bunn Martine, i​ls nous ignorent”.

Cliff Matthias raconte : “Un jour, je charriais des amis néerlandais en leur disant que leurs ancêtres avaient massacré des centaines de milliers de personnes de mon peuple. Ils ont directement pris un air grave en disant ​‘oui, c’était terrible, nous l’avons appris à l’école’​. Une chose que les Américains ne font pas dans leur éducation”​.

Pour Cliff Matthias, les Américains ne veulent pas ouvrir les yeux sur la véritable histoire de leur pays. Il en est pourtant convaincu : “​Si nous éduquons les gens sur tous les traumatismes qu’ont subi et que subissent encore les Autochtones, cela provoquera de la compassion et surtout notre guérison.” Il concède néanmoins que ces dernières années, la société a commencé de plus en plus à s’intéresser aux conditions de vie des Amérindiens, surtout depuis que les questions environnementales ont pris de l’importance. Comme en 2016, où pendant des mois, plusieurs milliers d’Amérindiens et d’écologistes ont manifesté pacifiquement contre un projet controversé d’oléoduc qui devait traverser la réserve de Standing Rock et menaçait de polluer les réserves d’eaux. Trump a malgré tout donné son feu vert pour le projet.

Cliff réfléchit un instant, regarde ailleurs, se plonge dans ses souvenirs. ​“Il y a une prophétie chez les peuples autochtones d’Amérique du Sud”​ , finit-il par dire après quelques instants, “c​elle de l’envol de l’Aigle et du Condor ​(l’un symbolisant l’Amérique du Nord, l’autre les peuples indigènes d’Amérique du Sud et des Caraïbes, ndlr)​ ”​. Dans cette prophétie, les deux oiseaux finissent par s’unir et prendre leur envol côte à côte. Il conclut : “​Si nous sommes ensemble, si nous travaillons ensemble, nous serons plus forts, nous pourrons faire des choses merveilleuses.​”

Marion Fontaine

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Marion Fontaine
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Étudiante en journalisme à l’ESJ Lille (94e promo).