Quel est le rapport entre la France et la controverse autour des statues américaines ?

Marlene L Daut
6 min readJun 3, 2020

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Marlene L. Daut

Aux États-Unis, plus personne ne s’étonne d’apprendre que telle ou telle statue d’un Confédéré est renversée de son piédestal. Pourtant, les effigies en l’honneur des défenseurs de l’esclavage ne sont pas les seules représentations à faire l’objet de controverse dans le pays. Suite à la mort brutale récente de George Floyd, asphyxié du genou d’un policier alors qu’il était menotté au sol, des grandes manifestations anti-racistes ont eu lieu dans de nombreuses villes américaines.

À Louisville, dans l’État du Kentucky, un des manifestants a accidentellement brisé la main d’une statue de Louis XVI, qui surplombe une place publique portant le nom du souverain français. Le matin suivant, un descendant de Louis XVI est monté aux créneaux numériques de Twitter pour exprimer sa consternation, en toute bonne foi. Louis de Bourbon, qui se fait également appeler le duc d’Anjou, a ainsi déclaré en début de matinée ce samedi : « En ma qualité d’héritier de #LouisXVI, et attaché à la défense de sa mémoire, je souhaite vivement voir réparés les dégâts infligés à cette statue et celle-ci restaurée… »

Personnellement, si j’étais le dernier héritier autoproclamé du trône de France, ce que beaucoup contestent, je réfléchirais deux fois avant d’associer mon nom à la mémoire d’un homme et d’une famille qui régnaient sur un royaume reposant sur une forme d’esclavagisme brutal et impitoyable, sans égale dans l’histoire.

La dynastie des Bourbons a présidé au début et à la fin de l’esclavage dans les colonies françaises d’outre-Atlantique. C’est sous le règne de Louis XIII, au XVIIe siècle, que les pratiques d’enlèvement et d’asservissement des Africains ont pris leur essor. Le Code Noir, promulgué par Louis XIV pour réglementer le vaste système esclavagiste français à Saint-Domingue, en Guadeloupe et en Louisiane, ordonnait non seulement l’expulsion des Juifs des colonies, mais entérinait les méthodes de torture les plus atroces pratiquées par les esclavagistes dans tout l’Atlantique. Pour les esclaves qui osaient s’échapper, briser un outil ou refuser de se soumettre totalement à la volonté de leur maître, les châtiments les plus communs consistaient à être brûlés et enterrés vivants, avoir un (ou plusieurs) membre, oreille et autre partie du corps coupé, être vidé de son sang et être cloué à un mur ou à un arbre, pour ne citer que quelques formes de marquage et de mutilation.

La révision du Code promulguée sous Louis XVI durcissait encore ces méthodes. Il y était spécifié sans ambiguïté que les esclaves devaient être traités comme des meubles, ou pièces d’ameublement, pouvant être achetés, vendus ou jetés selon la volonté de leur propriétaire.

Ce n’est qu’après la mort de Louis XVI, dont la main de pierre fait pleurer des larmes de crocodile à Louis de Bourbon, que l’esclavage a été aboli dans les colonies françaises. Pourtant, même la décapitation dudit souverain par les Jacobins en janvier 1793, n’a pas empêché les Bourbons de continuer à s’enrichir au détriment du peuple noir.

Napoléon avait certes rétabli officiellement l’esclavage dans les colonies en juillet 1802, mais au terme d’une lutte acharnée à Saint-Domingue, des insurgés ont remporté la plus grande bataille contre l’esclavagisme que le monde ait jamais connue. Elle aboutit à l’indépendance de Haïti en janvier 1804. En revanche, en Guadeloupe, la révolte des esclaves a échouée et l’esclavagisme français y a continué jusqu’en 1848.

Napoléon, trop occupé à tenter de conquérir le monde, n’a pas eu l’opportunité d’essayer de rétablir l’esclavage à Haïti avant d’être exilé. Par contre, les Bourbons, s’y sont attelés sans relâche. Après l’abdication forcée de Napoléon au printemps 1814, Louis XVIII, frère de Louis XVI, monta sur le trône et commença aussitôt à préparer la reconquête de « Saint-Domingue. » Entre-temps, Haïti avait sombré dans une guerre civile qui avait divisé le pays en deux : Henry Christophe dirigeait le nord, et Alexandre Pétion le sud.

Sous l’autorité de Louis XVIII, le ministre de la Marine, Malouet, envoya trois commissaires à Haïti, dont la mission était d’amener les deux dirigeants haïtiens à se rendre. En cas de refus, menaça-t-il, le peuple haïtien devra être « traité comme des sauvages malfaisants et traqués comme des nègres marrons ». Dans une lettre à Christophe, l’un des commissaires, Dauxion-Lavaysse, expliquait clairement et sans la moindre vergogne que la France était prête à « remplacer la population de Haïti qui… serait totalement anéantie par les forces envoyées contre elle ». De fait, les instructions officielles de reconquête émises par Malouet exigeaient le rétablissement de l’esclavage et l’extermination sans discrimination de la majeure partie de la population du pays.

Le plan de Louis XVIII fut contrecarré par Christophe, non pas une, mais deux fois (eh oui, Louis XVIII fit une autre tentative en 1816 après la Seconde Restauration). Malgré cet échec, son frère et successeur Charles X publia la dévastatrice Ordonnance de 1825 qui forçait le gouvernement haïtien à verser 150 millions de francs pour acheter la liberté de Haïti. La situation ne s’améliora guère lorsque le successeur de Charles X, son cousin Louis Philippe, ordonna la révision de cet accord en 1838. S’il réévaluait certes le montant total de l’indemnité à 90 millions de francs, il imposait en revanche à Haïti des emprunts à taux élevé pour rembourser la soi-disante « dette ».

Voilà donc le fameux héritage des Bourbons. Incapables de réduire à nouveau les Haïtiens en esclavage, ils optèrent pour une stratégie visant à les appauvrir. Selon des économistes contemporains, dont le Français Thomas Piketty, le paiement de l’indemnité et des intérêts — ces derniers n’ayant été soldés qu’en 1947 — est directement responsable de la situation économique précaire dont souffre Haïti aujourd’hui. Piketty a même publiquement déclaré que selon lui, la France devrait rembourser à Haïti « au minimum 28 milliards de dollars » en dédommagement.

Le problème des statues aux États-Unis dépasse largement le cadre de la Confédération

Si je ne vivais pas à Charlottesville en Virginie, où l’on réclame depuis des années le retrait de la statue de Robert E. Lee, chef de l’Armée des États confédérés, je serais sans doute surprise par l’obsession des américains à ériger des statues pour les criminels de guerre, les impérialistes, les esclavagistes et les traîtres ainsi que par leur tendance à nommer des villes après ces personnages. Offerte par Montpellier, ville jumelle de Louisville, la statue de Louis XVI a été placée directement en face d’un autre esclavagiste notoire, Thomas Jefferson. Mais après la grande marche ici des suprémacistes blancs du 11 et 12 août 2017, je ne connais que trop bien cet aveuglement sélectif que l’on peut avoir vis-à-vis des crimes de sa propre nation, ainsi que la méconnaissance flagrante que tout un chacun peut avoir de l’histoire de sa propre famille. C’est ce qui conduit un homme blanc comme Louis de Bourbon à exiger la restauration d’un bloc de pierre au lieu de faire preuve d’empathie à l’égard de ceux qui expriment, à juste titre, leur colère face à la mort d’un être humain.

Finalement, bien que le soi-disant comte de Paris ait lui aussi déploré cette amputation dans son propre tweet, alléguant que c’était là « la main de Louis XVI… qui a guidé le peuple américain vers sa liberté », n’oublions jamais que c’est cette même main qui en a privé des millions d’Africains. Alors, tout comme la statue de l’épouse de Napoléon, Joséphine, qui a été décapitée en Martinique il y a plus de vingt ans et qui n’a jamais été restaurée, la statue de Louis XVI restera à jamais manchote, en rappel de son rôle dans le maintien de l’esclavage.

Marlene L. Daut est professeur des Études sur la diaspora africaine et directrice-adjointe de l’Institut Carter G. Woodson pour les Afro-Américains et des Études africanistes à l’Université de Virginie. Elle est l’auteure de Tropics of Haiti (2015) et de Baron de Vastey and the Origins of Black Atlantic Humanism (2017).

*Pour la version anglaise originale: https://mg.co.za/opinion/2020-06-02-the-statue-of-louis-xvi-should-remain-forever-handless/

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