Troubles alimentaires et Hommes : une Antithèse ?

La question des troubles des conduites alimentaires, ou TCA, est une question sensible. Les hommes, et a fortiori les mannequins hommes, semblent moins concernés par ce problème. Pourquoi ? En poursuivant notre immersion dans ce milieu, nous allons tenter de démêler la construction de la réalité.

MASKULIN
9 min readApr 6, 2020

Chaque nouvelle époque fait naître de nouveaux malaises. La nôtre est une société de l’image, et n’y fait pas exception. “Elle nous martèle l’idée que l’on ne peut pas être heureux sans être mince — ou musclé pour les hommes. Mais c’est faux” déclare notre experte Angélique Gimenez. Angelique Gimenez est psychothérapeute certifiée et psycho-traumatologue, avec une spécialisation autour des troubles alimentaires, des addictions et des gens qui ont des poly-traumatismes.

Elle ajoute que “plus vous êtes exposé à ces images, plus vous avez de chances de le croire et à terme, de développer des TCA”. C’est pourquoi il est certain que le milieu du mannequinat favorise ce genre de troubles, chez les femmes comme chez les hommes. Par exemple aujourd’hui, les vendeurs des magasins de mode masculine sont eux-mêmes très minces. Dès l’entrée dans le magasin, on est ainsi catapultés dans une certaine idée de ce qu’on devrait être en tant qu’homme. Et à l’essayage c’est le coup de grâce : le vêtement ne va pas, et à défaut de remettre en question sa coupe, pourtant pensée pour une minorité, on se dit “qu’on n’est pas normal”.

Et c’est justement cette phrase qui est à l’origine des TCA : une pensée obsessionnelle, générant des comportements dangereux. En effet, aujourd’hui, on ne dit plus trouble du comportement alimentaire, mais trouble des conduites alimentaires, “parce que le comportement c’est une action qu’on répète, alors que la conduite c’est une somme, tout un enchevêtrement de comportements qui s’appliquent dans la vie quotidienne” nous explique la psychothérapeute.

“On pourrait même parler de troubles des conduites de l’alimentation, de la socialisation et trouble de l’image de soi” Angélique Gimenez

Ainsi, pour les personnes qui souffrent de TCA, “c’est toute leur conduite quotidienne qui va être affectée” développe Angélique Gimenez : ils ont du mal à aller au restaurant, à manger avec des amis, à s’habiller… Cela envahit leur quotidien et imprègne leur vie jusqu’à la pensée de soi. Ils en viennent à ne se considérer, à ne se juger qu’en fonction de ces critères corporels. La maladie s’installe, d’autant plus terrible qu’elle est chronique, c’est-à-dire que plus longtemps vous restez dans ce schéma, plus vous mettrez de temps à en sortir.

Sois beau et ferme-la

Pour comprendre la situation des mannequins hommes face aux TCA, la première chose à poser est le fait que dans la mode masculine, sans être parfois aussi extrême que chez les femmes, la pression reste forte. Entre son temps et son corps, on donne tout. D’une part, l’injonction constante de faire attention pour entrer dans des vêtements aux proportions irréelles — et la pression plus ou moins grande que cela suscite chez chacun — peut se révéler extrême et menacer directement le mannequin.

“Dans ce milieu il faut donner son corps, mais aussi sa santé littéralement. On ne pense pas à manger. Hein ? Quoi ? Manger ? Mais qu’est-ce que c’est la nourriture ? Même boire de l’eau… On s’hydrate pas. J’ai vu de nombreux mannequins qui faisaient des chutes de tension, littéralement » Stéphane, mannequin

Ce n’est pas le cas partout heureusement, comme en témoigne Jérôme, photographe chez Dominique Models, disant que les agences ne demandent pas de ne plus manger, tout en insistant sur la pression, gérée différemment selon chacun, qui subsiste…

Crédit photo : @maskulin._
Crédit photo : MASKULIN

D’autre part, la santé est aussi menacée par le rythme effréné, insoupçonné, de la vie du mannequin. Nombreux sont les mannequins contactés à avoir voulu témoigner de la réalité de ce métier. Il est facile d’idéaliser ces milieux, mais pour ceux qui en vivent, il s’agit moins de parader sur des podiums que de passer des journées dans des avions ou d’enchaîner des castings debout pendant des heures…

“Dans mon stage, tu commences à 8h, tu termines à 1h, t’as pas de pause, tu t’assoies pas... Tu cours, tu cours, tu cours. Moi je n’ai tellement pas le temps de manger que j’ai du manger mon Mac Do dans mon taxi, en rentrant. C’est ce milieu, c’est comme ça” Stéphane, mannequin

Vos papiers s’il-vous-plait

Lorsqu’on parle de TCA, on conçoit vite l’image de la jeune mannequin aux minces épaules saillantes… Heureusement d’ailleurs, car c’est cette prise de conscience qui a abouti en 2017 au vote en France de la “loi mannequin”, contraignant les agences à disposer d’un certificat médical de leurs mannequins pour les faire travailler.

Mais si depuis, les mannequins femmes se font de plus en plus contrôler, dans une logique à double tranchant — ne pas avoir un IMC trop bas, pour pouvoir défiler, mais pas trop haut, sous peine d’être refoulée -, chez les mannequins hommes c’est une autre histoire. En effet, Mickael, mannequin français depuis sept ans, nous raconte à quel point ses collègues féminines sont contrôlées, toutes les semaines, “alors que moi, j’ai du donner mes mensurations une fois, et puis boum terminé”.

Pourtant, en principe, les hommes doivent aussi fournir un certificat médical tous les six mois attestant de leur aptitude. Mais selon Thomas, photographe aux Fashion Weeks ce n’est pas toujours respecté, notamment pour ceux qui n’ont pas d’antécédents et qui sont populaires”.

Homme maigre… Un peu, beaucoup, passionnément

Alors une pression forte, et moins de contrôles. Un début de réponse se dessine. Mais pourquoi ? Peut-être parce qu’il y a, dans la panoplie des critères de jugement du corps humain, une insistance sociale du côté féminin. Dans les milieux de l’image — entre cinéma, théâtre, mode — une femme très maigre va être la cible de railleries. Mais on ne songe pas à associer une pathologie, un état alarmant à la maigreur masculine.

“Ce n’est pas parce qu’on a une corpulence qui reste dans les normes de la mode qu’on ne souffre pas de cette maladie. C’est assez compliqué de savoir si un mannequin souffre ou non d’anorexie” Cosima, habilleuse aux Fashion Week

En effet, à propos des mannequins hommes quasiment anorexiques, “ils gênent moins” nous dit Mickael. Il raconteJ’ai des potes mannequins très très maigres, ils n’ont jamais eu de question. Bien au contraire, on exploite ce côté, et puis souvent ils sont très blancs, donc on se dit que ça va faire un truc barré ! Stromae par exemple, je n’ai jamais entendu quelqu’un dans la presse dire “Oh mon dieu comme il est maigre !”, comme on l’entend dire malheureusement des femmes”.

On ne peut douter que le corps féminin, aux nombreuses conditions de vies difficiles, est sans conteste plus fragile que le corps masculin. Mais si le patriarcat engendre ces conditions pour les femmes, il a posé par la même occasion une chape de plomb sur la notion de fragilité du corps masculin. On n’en parle pas, on refuse son existence.

“Tant que la société ne change pas sa vision de l’homme fort, grand et viril, ça sera compliqué de créer un body positivisme” Romain, étudiant

Ainsi il semble difficile de poser un chiffre quand le regard ne coïncide pas avec la réalité… En effet d’après le Guardian, les experts suggèrent que 40% des personnes boulimiques et 25% des personnes souffrant d’anorexie-boulimie sont des hommes, tandis que ces chiffres étaient évalués à 10% il y a 10 ans. Le journal ajoute que les TCA ont les taux de morbidité et de mortalité les plus élevés de toutes les maladies psychiatriques. Et en effet, lorsqu’on sait que cette pathologie tue 5 à 10% des personnes touchées, et que 500 nouveaux cas sont recensés chaque année en Belgique, on comprend à quel point il faut cesser ce tabou, cette dichotomie entre exposition féminine et résistance masculine aux dangers des TCA.

Quand on veut on peut

Une dernière explication à l’impression d’un statut privilégié de l’homme face aux TCA, c’est le manque d’information publique à leur propos. Angélique Gimenez rappelle que les TCA sont multiples et ne se manifestent pas que dans l’anorexie boulimie. Les noms de ces formes, aussi nombreuses qu’inconnues, nous semblent bien barbares : bigorexie, orthorexie, mérycisme…

Pourtant, dans ces formes de TCA, explique la psychothérapeute, il y a toujours ce dualisme corps/esprit, où l’individu est persuadé que l’on peut véritablement forcer son corps pour le “façonner” comme une pâte à modeler. Il peut alors s’agir d’une dépendance excessive au sport ou de pratiques alimentaires strictes, allant des aliments assimilés — avec le rejet systématique de ceux perçus comme malsains, jusqu’à ne plus pouvoir les ingérer du tout -, aux modes mêmes d’alimentation — comme la régurgitation et remastication des aliments -, conduisant à la destruction du système digestif de toutes les manières possibles. Bien sûr, c’est oublier que le corps est un organisme vivant, non une machine. S’il subit un choc, il va en payer le prix, d’une manière ou d’une autre. C’est à nous d’écouter ce dont notre corps a besoin pour se sentir bien, pas à lui de subir nos envies.

Pour les cas d’anorexie évoqués précédemment, ce qui faisait obstacle à la prise en charge chez les femmes était surtout le profit qu’en tirent les agences, mais avec de nouvelles lois et un contrôle permanent, cela semble arriver de moins en moins… Tandis que chez les hommes, il y avait surtout un aveuglement social, qui freinait tout diagnostic.

Mais pour les cas d’orthorexie ou de bigorexie par exemple, le corps lui-même est un rempart à la perception de la maladie. Il semble sain, en forme. Lorsqu’on le regarde, il ne dévoile pas la détresse mentale.

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On va avoir cette quête du physique parfait. On va faire énormément de séances de sport, faire attention à ce qu’on mange… plus sous une forme d’obsession que vraiment maladif comme ce qu’est l’anorexie chez les femmes. Je vois très peu de mecs se faire vomir par exemple” Romain

Ce qu’on observe ici, c’est une dissociation entre obsession masculine et maladie féminine. Pourtant, c’est justement le caractère obsessionnel des TCA qui en fait une maladie. Mais deux choses semblent expliquer cette dissociation.

D’abord, le fait que pour de nombreuses maladies mentales, la grande majorité des personnes concernées sont des femmes, alors que la plupart touchent indifféremment les hommes et les femmes. Pourquoi un tel écart ? Entre autres parce que lorsqu’on parle de trouble mental, il est beaucoup plus courant que les symptômes — comme l’obsession justement — soient reconnus comme pathologiques chez les femmes plutôt que chez les hommes” nous raconte le Docteur Beetz, psychiatre à l’hôpital Princesse Grace de Monaco.

Ensuite, le manque de conscience sur l’aspect mental ainsi que les différents comportements liés aux TCA. Dans ce témoignage, entre quête de perfection, obsession, sport intense, pratique alimentaire rigoureuse, ce qui est décrit renvoie peut-être à quelques unes des nombreuses formes de TCA. On peut ne pas se faire vomir, ne pas être anorexique et être pourtant malade. Et certes, tous ceux qui font attention à leur alimentation ou qui font du sport de façon intense ne souffrent pas de TCA. Mais comment déceler le cas, quand on n’en connaît pas les symptômes ?

Deux mots plutôt que des maux

S’il semble que les mannequins hommes soient moins sujets aux TCA, il semble qu’il y a également un grand silence autour d’eux sur ces questions. Pourtant, comme les femmes, leurs conditions de travail et l’intérêt porté à leur maigreur dans la mode ne jouent pas en la faveur d’une bonne santé. Par ailleurs, le manque de contrôle, expliqué sans doute par la difficulté de poser un regard objectif sur la fragilité masculine, ne peut qu’exacerber la croyance de l’inexistence de cette réalité. Il nous faut sortir du schéma ramenant les troubles alimentaires à un amaigrissement extrême. Souffrir de TCA, c’est entrer dans un schéma de détresse, où l’on décide de contrôler et de contraindre totalement son corps et sa vie entière, quitte à se faire souffrir. Et le milieu du mannequinat est un terrain fertile pour l’apparition de cette maladie. Chez les femmes… comme chez les hommes.

*BROTT Armin, 2015, Manorexia: Understanding The Masculine Side of Body Image Distortion, HEALTHYWAY, https://www.healthyway.com/content/manorexia-the-masculine-side-of-eating-disorders, consulté le 3 avril 2020

*McVEIGH Tracy, 2010, Skinny male models and new fashions fuel eating disorders among men, The Guardian, https://www.theguardian.com/society/2010/may/16/skinny-models-fuel-male-eating-disorders#maincontent, consulté le 1er avril 2020

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