Réflexions sur l’ouvrage de Sandra Lucbert, « Personne ne sort les fusils »

Mathieu Slama
5 min readOct 1, 2020

Le procès France Telecom qui s’est tenu de mai à juillet 2019 a été un événement à la fois majeur et décevant. Majeur parce qu’il a, pour la première fois, reconnu la notion de « harcèlement moral institutionnel », notion qui, on l’espère, fera désormais jurisprudence. Décevant parce qu’il n’en est finalement pas resté grand chose — et parce qu’il n’a eu aucune incidence politique (mais cela était prévisible dans un monde dirigé par le macronisme néolibéral).

On reparle de ce procès depuis quelque temps à la faveur d’un beau livre publié au Seuil par Sandra Lucbert, « Personne ne sort les fusils ». Un livre salutaire, engagé, qui prend le parti de défendre une thèse qui parcourt tout le livre, parfois au risque de mettre au second plan les témoignages des victimes (nous y reviendrons) : le procès a fait le procès du capitalisme dans la langue du capitalisme. Il ne pouvait donc pas aboutir à une remise en cause de ce modèle.

Cette thèse est défendue de manière originale et subtile. Le langage du management (le Lingua Capitalismi Neoliberalis — LCN comme le néologise Lucbert) est un langage qui rend acceptable l’inacceptable. A travers des anglicismes qui sont autant d’euphémismes, il fait passer des crimes humains pour des mesures d’efficacité de bon sens. Lucbert voit bien l’absurdité d’un langage qui corrompt jusqu’aux esprits des salariés eux mêmes, qui deviennent persuadés que le modèle qui les exploite est légitime, même dans ses effets les plus tragiques. Lucbert voit bien aussi, dans un des derniers chapitres (qui est aussi le meilleur) dans lequel elle reprend un speech de Thierry Breton, le lien entre catholicisme et management, la manière dont le management reprend un certain nombre de valeurs et thèmes chers au christianisme. Elle comprend aussi la déconnexion des dirigeants mis en cause, incapables d’empathie parce que étrangers au monde des salariés. Car quand on gagne plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois, appartient-on à la même humanité qu’un salarié qui gagne un peu plus que le smic ? Évidemment non. Et donc cette phrase de Lucbert : « Parfois, Didier Lombard s’endort pendant le récit d’une pendaison. Il digère. » On est également estomaqué, le mot est faible, à la lecture de certains témoignages, certaines lettres de suicide dont une qui dit ceci « Je suis une merde incapable et encombrante », mots insoutenables qui révèlent l’étendu du crime de France Telecom et de ses dirigeants. Une autre victime, rapporte Lucbert, semble avoir intériorisé l’impossibilité de renverser quoi que ce soit, et fait part de son espérance que ce procès oblige l’entreprise à mieux accompagner la souffrance. Face à une telle capitulation, on se dit que le monde de l’entreprise joue sur les esprits comme une dictature le ferait : acceptez votre sort, n’espérez que des miettes. Ces salariés sont similaires au personnage de Melville, Bartleby, dont Lucbert rappelle qu’il finit par mourir en prison pendant que son patron continue la marche de ses affaires.

Néanmoins nous aimerions ici apporter une petite critique de ce livre. Sandra Lucbert commet à notre sens deux écueils.

Le premier, qui tient sans doute à sa qualité d’écrivain, est celui d’intellectualiser à outrance un sujet qui est, comme dirait Marx, une pure praxis. Car qu’est ce que le harcèlement moral, si ce n’est l’expérience de vie d’une personne confrontée à l’absolutisme de la hiérarchie ? Le procès France Telecom a eu ce mérite de donner la parole aux gens qui souffrent dans leur corps et leur esprit du management. Le management détruit les corps et les âmes de manière concrète. La dépression est une chose très concrète, c’est telle vie détruite, tel sommeil empêché, telle vie sociale abandonnée, tel couple déchiré etc. On a parfois le sentiment, en lisant Lucbert, que les témoignages des victimes ne sont pas si importants, et qu’ils ne sont que des exemples pour explorer une thèse plus grande. Or ces témoignages valent, selon nous, toutes les théories anticapitalistes car elles resituent la lutte au cœur de la vie humaine. L’erreur des penseurs anticapitalistes est de sous-estimer l’importance de montrer la réalité des tragédies du management, de la même manière qu’il faut montrer la réalité des atrocités de la guerre. Le management est une guerre — menée par d’autres moyens comme dirait l’autre. Le procès France Telecom, c’est avant tout le procès des vies détruites par le management.

Le second écueil de Sandra Lucbert est plus complexe, mais peut être plus important encore. Pour s’en rendre compte, il faut, à notre sens, avoir vécu soi même l’expérience du management — autrement dit, avoir soi même vécu la vie de l’entreprise de manière prolongée. Lucbert dépeint les patrons et managers de France Telecom comme des monstres froids, inhumains. Le capitalisme comme une machine inhumaine qui détruit méthodiquement la vie des salariés. La réalité est bien plus subtile — et c’est là le plus grand danger du capitalisme, parce qu’il avance masqué. Qui a côtoyé — comme votre serviteur — des dirigeants de grandes entreprises sait que ces patrons sont souvent des personnes subtiles, humaines, polies et bienveillantes. Je pourrais citer le cas de ce DRH d’une multinationale connue pour ses conditions de travail désastreuses, un homme cultivé et d’une immense courtoisie, plein de bienveillance et d’humanité. Ce DRH a pourtant, si l’on constate les effets de son travail, du sang sur les mains. C’est là une des clefs de compréhension fondamentales du capitalisme. Le capitalisme n’est pas, contrairement à ce que tant de penseurs marxistes et post-marxistes l’affirment, un modèle inhumain qui « réifie » les hommes perçus comme des « ressources humaines ». Non, le capitalisme et le management mettent au cœur de leur idéologie le souci du bien être du salarié, l’importance de l’équilibre avec sa vie personnelle, les valeurs de bienveillance et d’esprit d’équipe, la préoccupation du plan de carrière du salarié. On trouve aujourd’hui des psychologues d’entreprises, des patrons qui promeuvent une vision humaine de l’entreprise, etc. L’aliénation du salarié à son entreprise passe par un véritable travail de propagande mais aussi par des valeurs positives qui y sont promues. Toute l’idéologie contemporaine du développement personnel, qui véhicule des idées chrétiennes positives et dépolitisées, se retrouve aujourd’hui dans la plupart des entreprises. Dans certaines, on lutte contre le harcèlement moral, on encourage les salariés à s’exprimer auprès d’une cellule d’écoute psychologique etc.

En décrivant l’inhumanité des acteurs du capitalisme, Sandra Lucbert passe à côté du fait essentiel qui le caractérise : ce ne sont pas les hommes qui comptent, mais les structures. Un patron peut être humainement formidable, il agira conformément à la logique capitaliste parce qu’il est soumis à ses structures. La multinationale ne laisse aucune place à l’humain dans les décisions qu’il prend. Ces décisions, le dirigeant les prend parce qu’il appartient à une structure qui lui dicte ce qu’il doit faire.

On dit souvent qu’un sportif ne lutte efficacement contre son adversaire qu’en analysant en détail ses faiblesses mais surtout ses forces. Il faut en faire autant avec le capitalisme. Comprendre ce que ce modèle a de séduisant, pourquoi le gros du bataillon de salariés ne se révolte pas, pourquoi il mute intelligemment en prenant en compte ses critiques pour s’améliorer — du moins en surface. Ce n’est qu’en étant plus subtil et moins manichéen qu’on arrivera à déconstruire le monde du management, et envisager un autre monde plus juste, quitte à ne pas tout jeter avec l’eau du bain.

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Mathieu Slama

Consultant et analyste politique. Collabore à plusieurs médias (Figaro, Huff Post, Marianne…). Intervient au CELSA.