Une parenthèse sur la virgule

Matthias Jouan
4 min readMar 3, 2016

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La virgule est partout. On l’entend quand on parle, on la voit dans les livres, dans les courriers, sur les modes d’emploi d’appareils électroménagers ou encore dans les articles de presse. La virgule est partout et cela fait d’elle l’un des éléments les plus importants du langage.

La virgule est partout, pourtant elle n’a pas de sens. Contrairement aux mots, qui sont nettement majoritaires dans les textes, elle ne veut rien dire. La virgule n’a pas de volonté. Ainsi, si j’écris “moi” il ne fait aucun doute dans votre esprit que je fais référence à Matthias Jouan. En revanche si j’écris “,” vous êtes bien en peine de savoir de quoi il est question. Ce point particulier, qui pourrait apparaître comme une faiblesse, est en réalité la grande force de la virgule. La virgule n’a pas de sens, c’est un outil pour donner du sens.

La virgule est partout et détient le pouvoir de donner du sens aux mots. Plus précisément, la virgule a le pouvoir de donner du sens aux mots ensemble. Il est clair qu’un mot seul n’a jamais besoin de virgule, on peut même affirmer qu’un mot qui ne serait accompagné que d’une virgule n’aurait, à dire vrai, aucun sens du tout. Pour vous en convaincre je vous invite à réfléchir sur le sens profond de “moi,”. La virgule investit les auteurs d’un pouvoir supplémentaire sur le sens de leurs mots, ils doivent donc envisager qu’une grande responsabilité est la suite inséparable d’un grand pouvoir (voir J. Madival and E. Laurent, et. al., eds. Archives parlementaires de 1789 à 1860: recueil complet des débats législatifs & politiques des Chambres françaises, séance du 7 mai 1793, pour ceux d’entre vous que cela intéresse).

La virgule est partout mais il me faut vous mettre en garde, car si la virgule donne du sens elle peut aussi l’ôter tout à fait. On veillera en particulier à ne pas trop vouloir en faire, comme par exemple dans ce titre issu du Courrier de l’Ouest :

L’artiste, sculpteur et peintre, Gari investit, du 20 février au 20 mars, les Anciennes Écuries.

Je me dois également d’insister sur un point important : malgré son grand pouvoir, la virgule ne peut pas sauver toutes les phrases. Ainsi ce sous-titre lu dans Nice Matin ne bénéficie que peu de sa virgule :

Une prostituée cannoise en a fait la démonstration, qui a déposé plainte contre un client exhibitionniste.

En 1871, George Sand écrivait :

On a dit “le style, c’est l’homme”. La ponctuation est encore plus l’homme que le style. La ponctuation, c’est l’intonation de la parole, traduite par des signes de la plus haute importance.Une belle page mal ponctuée est incompréhensible à la vue ; un bon discours est incompréhensible à l’oreille s’il est débité sans ponctuation, et désagréable si la ponctuation est mauvaise.

Imaginez ce qu’il advient d’une mauvaise page ou d’un mauvais discours.

La virgule est partout ; il ne faut pas laisser les grammairiens la contrôler. Quand la grammaire considère la virgule, il n’y a point d’interrogation (le lecteur notera ici la présence d’un jeu de mot dont la qualité est plus que douteuse. Il est invité en conséquence à faire comme si de rien n’était). Le pragmatisme de la grammaire de doit pas cloisonner la virgule, même si dans ce texte, par exemple, la plupart des virgules sont très… grammaticales. Mais certaines phrases commencent par “mais”, et des “et” sont précédés de virgules, et plusieurs fois même. Des virgules insistent, sur le complément d’objet, quand il le faut. D’autres apportent des précisions, plus ou moins utiles, sur le sens des mots et des propositions. Plus, ou moins.

La virgule est partout car, plus qu’une marque technique, elle est la marque de la mesure, du rythme des mots. Ainsi nous qui, écrivassiers, nous employons à orchestrer nos propos à la cadence des virgules, devons nous souvenir que la virgule est un souffle. Et nous devons souffler, et respirer en écrivant.

En conclusion je vous invite, car c’est souvent la rareté qui fait la valeur, à redécouvrir, si la langue anglaise ne vous effraie pas, le poème Howl, d’Allen Ginsberg. La virgule y est si parfaitement placée qu’elle nous installe, en partie par son absence, dans une atmosphère que je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer dans d’autres textes. Car c’est peut-être là la véritable force de la virgule : absente, elle fait encore plus sentir sa présence.

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