Smartphones : sommes-nous plus con-nectés

Matthieu Boutard
8 min readMar 20, 2023

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© “Are you lost in the world like me?” by Steve Cutts

En à peine une décennie, les smartphones ont tout bonnement pris possession de notre quotidien. Dans les transports en commun, les livres ont disparu. Au restaurant, des couples, les yeux rivés sur leurs écrans, prennent des photos de leurs plats, impatients de partager ce moment privilégié avec leurs réseaux. A la maison, à l’école, au travail, dans la rue, votre main se saisit souvent sans raison de ce petit objet, et votre cœur se serre s’il n’a presque plus de batterie. Nous sommes tous « plus connectés », mais connectés à quoi ?

Voilà un sujet qui crève les yeux mais dont on entend relativement peu parler. Il faut dire d’emblée que les smartphones nous ont apporté une somme de conforts inouïe dont on aurait aujourd’hui bien du mal à se priver, ce qui rend la critique plus ardue. Téléphone, montre, caméra, GPS, agenda, réveil matin, lecteur musique, boîte mails, lampe torche, livraison de repas, taxi, banques, dating, jeux en tous genres, réseaux sociaux, et puis, plus globalement, Internet. Le tout en un seul petit objet que l’on peut garder sur soi en permanence, décorer, personnaliser, apprivoiser, et brandir en cas de besoin ! Entre le tamagotchi, la baguette magique d’Harry Potter, et un petit peu le précieux de Gollum.

Si ce bouleversement technologique n’est pas franchement nouveau, il n’est pas si vieux non plus, et l’on commence à peine à en saisir les répercussions d’un point de vue anthropologique. Loin de n’être que des outils à notre service, les smartphones nous modifient. Ça vous intéresse ? Alors accrochez votre ceinture.

Les smartphones : un phénomène qui en cache bien d’autres

Le premier iPhone est sorti en 2007 aux Etats-Unis. Quinze ans plus tard, 95 % de la population française de 15 ans ou plus déclare être équipée d’un portable et plus de 80 % d’entre eux d’un smartphone. A l’échelle de l’Histoire humaine, on aura rarement vu une innovation technologique être adoptée d’une manière aussi soudaine et intense dans les habitudes quotidiennes de chacun. Or, nous sommes quand même la génération qui a vu ce bouleversement se dérouler sous ses yeux, sans doute la dernière à avoir connu un monde sans smartphone, et donc peut-être aussi celle la plus à même de s’interroger sur les mutations multiples qu’implique une telle révolution technologique. Révolution qui aura achevé de transformer l’homo sapiens en homo numericus. Car s’il faut vivre avec son temps, cela ne doit pas nous empêcher d’essayer de le comprendre pour ne pas faire que le subir.

© Khoa Võ

D’autant que d’un point de vue chronologique, on a pu observer d’autres phénomènes prendre leur essor dans un parallèle troublant qui pourrait nous mettre la puce à l’oreille (décidément). Peut-être en premier lieu, l’immense place qu’ont pris les réseaux sociaux dans nos vies. Le smartphone étant après tout leur outil majeur, à la fois l’émetteur et le récepteur de la plupart des contenus partagés sur les réseaux sociaux. Et puis, bien sûr, un autre phénomène qui va avec et nous occupe particulièrement chez Bodyguard.ai : la haine en ligne. Mais ce n’est pas tout. Le QI moyen, après avoir augmenté de manière constante au XXème siècle, chute en Occident. En 2010, une étude évaluait le temps d’attention de l’humain moyen à 12 secondes. En 2015, une étude identique, menée par Microsoft, a constaté que ce temps moyen d’attention était tombé à 8 secondes et ne cessait de se réduire. De même, notre capacité de mémorisation, que l’on sait fortement indexée sur l’utilité ou le besoin que l’on pouvait ressentir à se rappeler de quelque chose, a considérablement chuté. De là à établir un lien direct avec notre utilisation intensive des écrans/smartphones ? Yes sir.

Un smartphone connecté à un cerveau — Made with Midjourney

Les experts des neurosciences parlent tout bonnement d’une reconfiguration du cerveau humain pour s’adapter à ses usages numériques. Plus doué pour séparer son attention entre plusieurs objets, moins capable de se concentrer longtemps sur la même tâche, le cerveau humain ressemble de plus en plus à une fenêtre d’ordinateur avec des dizaines d’onglets ouverts. Plus besoin de mémoriser un tas de choses non plus : “y a Google”. Nos smartphones sont devenus comme l’appendice extérieur de notre cerveau.

Victor Hugo sur son smartphone— made with A.I. on Midjourney.png

On serait tentés de se dire qu’une forme d’intelligence en remplace une autre, qu’il n’y a pas vraiment de perte sèche en fait. D’autant qu’après tout, nous sommes capables de mobiliser infiniment plus de connaissances en un temps record, partout et tout le temps, grâce à nos smartphones. On pourrait même avancer que grâce à cela, nous sommes virtuellement bien plus intelligents que nos aïeux. Sauf que si on se retourne sur l’histoire humaine, on peut quand même nourrir une ou deux inquiétudes : les plus grandes œuvres artistiques ou les plus grandes trouvailles scientifiques n’ont-elles pas pu émerger du néant précisément par la grâce d’efforts colossaux de concentration et de persévérance de leurs auteurs ? Exactement les qualités dont on constate aujourd’hui qu’elles sont rognées par notre usage numérique intensif… Voilà donc une question à la fois futile et intéressante : Victor Hugo, Shakespeare ou Mozart auraient-ils pu accoucher des mêmes chefs-d’œuvre avec un smartphone vibrant toutes les deux secondes dans leur poche ?

Nous sommes “tous plus connectés”, mais à quoi ?

Connectés à nous-mêmes ? La connexion permanente via nos smartphones, c’est aussi l’intrusion permanente du bruit du monde extérieur, même dans nos moments de pause, ce qui ne va pas tellement dans ce sens. Elle nous prive des rares moments de solitude et d’introspection qui faisaient qu’on pouvait se recentrer sans trouver le silence anormal, voire anxiogène. Connectés à l’instant présent peut-être ? Là encore, perte de concentration, addiction à la distraction, obsession de tout prendre en photo pour le poster sur les réseaux, tout ça ne semble pas trop aller dans le sens d’une présence pleine et entière à chaque instant. A la nature ? Plutôt aux écrans, au confort technologique, et au monde numérique en attendant le métavers.

Connectés aux autres alors ? Et bien oui, mais non. Nous sommes connectés à beaucoup plus de personnes certes (quoique souvent connectés plutôt à leur image dès qu’on parle de réseaux sociaux), et en tout cas pas forcément aux personnes juste autour de nous et qui mériteraient pourtant notre attention. Et puis cette connexion n’est pas du même tonneau que si la personne avec qui on était « connecté » se trouvait en face de nous. Pour preuve les raz de marée de commentaires irréfléchis, indécents, idiots, malpolis, cruels, qui pullulent sur les réseaux sociaux ou ailleurs sur la toile. Ces mêmes personnes se seraient-elles permises ce type de commentaire si elles se trouvaient en face de celle qui allait les recevoir ? Pas besoin de beaucoup d’imagination pour savoir que pour la majorité d’entre elles, bien-sûr que non. Connectés aux idées alors, au débat de société démocratique ? Ce serait bien. Mais essayez d’initier une discussion un peu complexe et nuancée sur les réseaux sociaux puis revenez me voir. La majorité des commentaires sur la toile ne faisant pas plus de sept mots, on se doute qu’il n’y a pas la place pour beaucoup de fond.

Connectés au monde extérieur ? Oui, mais à un certain monde et d’une certaine manière. Un monde digital déjà, et bien axé sur l’image. Et une manière souvent passive d’y être connecté, qui tend à nous désensibiliser, à nous distancer de ce monde, et presque à le “déréaliser”. On reçoit beaucoup plus d’informations qu’avant certes, on consomme des contenus, on les commente, on regarde la vie des autres, avec, à chaque fois, entre le monde et nous, un écran. Et nous vivons peut-être un peu la même chose que le personnage d’IA campé par la voix de Scarlett Johansson dans le film HER, laquelle absorbe tellement d’informations, qu’au bout d’un moment, plus rien ne la touche. Il y a moins d’un siècle, les nouvelles d’une inondation en Italie ou d’une guerre en Espagne déclenchaient une réaction de solidarité immédiate de la part de milliers de bénévoles étrangers, qui n’hésitaient pas à se précipiter sur place pour venir en aide. Si l’on faisait le parallèle aujourd’hui avec notre réaction face au supplice ukrainien, on peut se demander si, en fin de compte, nous ne serions pas moins connectés au monde que nos aïeux, ou alors si nous ne vivons pas cette connexion beaucoup plus légèrement, ou avec plus de distance et de résignation.

L’écran permanent : un problème de posture face au monde

Je ne parle pas de la posture de notre colonne vertébrale, même si elle est elle aussi rudement mise à mal depuis qu’on est tous continuellement penchés sur nos appareils. Les kinés s’affolent. Je passe aussi rapidement sur la tentation de l’im-posture, assez intrinsèque à notre usage des smartphones et des réseaux sociaux. Imposture de l’image qu’on renvoie, pour tous ceux avec lesquels on est “connectés”. Les jeunes notamment, mais pas que, ont de plus en plus de mal à affronter le réel et à s’assumer tel qu’ils sont. Ils préfèrent d’autant investir le virtuel pour projeter du fantasme à gogo, sachant que raconter des histoires aux autres a toujours eu ça de bon que cela permet aussi de se les raconter à soi-même. Or, plus le fossé entre le virtuel et la réalité se creuse, plus assumer un retour à la réalité devient difficile. Et puis légère imposture aussi des excuses et des bonnes raisons (il y en a toujours une pour être sur son smartphone) que l’on se sort à soi-même ou à ceux qui nous côtoient dans la “vraie vie” et regrettent de nous voir tout le temps le nez dans notre portable.

© Cottonbro Studio

Ce qui me semble plus crucial encore concernant l’impact des smartphones sur nos habitudes et nos mentalités, c’est que leur flux incessant de distractions semble nous avoir plongés tous ensemble dans une certaine torpeur et une posture passive face au monde. Nul besoin d’aller à lui, le monde vient à nous, jusque dans notre poche, jusqu’à l’écoeurement. Nos smartphones nous ont transformés en spectateurs à temps plein, jusqu’à nous rendre presque incapables de nous imaginer acteurs du réel. Certes, à travers les réseaux sociaux, ils ont permis à plus de personnes de devenir “créateurs de contenus” mais l’immense majorité d’entre nous ne fait que les recevoir et les commenter. Nous sommes accoutumés à la passivité, ou pire, à l’illusion de l’activité. Or, qu’est ce qui donne confiance en soi, et accessoirement change le monde ? Faire des choses, s’accomplir, se réaliser par l’action, et rarement par une action qui prend deux secondes entre le café et la douche.

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Matthieu Boutard

Social entrepreneur who is passionate about the opportunities technology and the Web open for social change.