Pêche : les convulsions violentes d’un secteur en crise
Régie par un système méconnu, opaque et à bout de souffle, la pêche française souffre d’une crise existentielle depuis des années. Une convulsion qui s’exprime parfois dans la violence, alimentée par une « culture de la non dissidence ».
Un jour d’été 2023, le téléphone de Pascal* marin-pêcheur, vibre. Il vient de recevoir un message. Sur l’écran, il regarde une photo. On y voit un groupe d’hommes avec des couteaux à la main. La menace est claire. Pour Pascal « c’est à cause de la procédure ». Il fait référence à son engagement auprès d’une ONG pour soutenir une interdiction de la pêche au chalut dans certaines zones maritimes. Qui a envoyé cette photo ? Pourquoi le menacent-ils ? Pascal ne veut pas s’étaler davantage dans les médias. Il craint d’autres représailles.
Des pêcheurs, un peu partout en France, nous ont livré des témoignages similaires de menaces, d’intimidations, de sanctions. Qui sont les responsables ? Ces pêcheurs évoquent tour à tour les organisations de producteurs (OP), les comités de pêche, les industriels dominants le secteur, les « écolos », voire même leurs propres collègues.
Ces tensions et conflits latents sont révélateurs d’un secteur où les dissidences sont mal vues, les oppositions « sanctionnées », les « magouilles » et petits conflits répandus. Symptômes aussi d’un secteur en déclin depuis plusieurs années. En près de dix ans, le nombre d’emplois a reculé de 15%. Le nombre de navires de pêche a été divisé par deux en trente ans. Alors, dans ce petit monde d’un peu moins de 13 000 personnes, pour défendre leurs intérêts certains sont prêts à aller loin.
Une ambiance délétère, des oppositions difficiles
Dans le port de la Cotinière, sur l’île d’Oléron (Charente Maritimes), aux alentours de 11h un mercredi de juin, un pêcheur repeint sa barque, un autre enjambe les filets verts et blancs étalés sur le sol. Les quelque 300 marins-pêcheurs qui travaillent ici pêchent, sur des bateaux de taille modeste, des soles, bars, langoustines et le céteau — une spécialité locale. La Cotinière est le premier port de pêche artisanale de la région. Une fierté, mais elle masque à peine les difficultés que traversent les pêcheurs, comme partout ailleurs.
Le secteur fait face à une crise multiforme : les ressources de pêches sont en baisse, notamment à cause l’effondrement de la biodiversité marine ; l’inflation des prix du carburants pèsent lourdement sur les pêcheurs ; la transition écologique et sociale du secteur peine à s’enclencher ; la concurrence des navires industriels se fait de plus en plus rude. Malgré ce contexte, les discussions des pêcheurs rencontrés ce jour-là se focalisent surtout sur un conflit opposant deux hommes influents de la Cotinière.
D’un côté il y a Éric Renaud, directeur de l’organisation de producteur de la Cotinière. Une structure privée chargée de répartir les quotas de pêche — la masse maximale d’une espèce donnée qu’un pêcheur est autorisée à pêcher dans une zone définie (voir l’encadré de fin). De l’autre, Johnny Wahl, ancien président du comité régional de pêche de Nouvelle-Aquitaine — l’organisation professionnelle représentative du secteur au niveau local. OP et comités de pêches sont des structures clés de la filière.
Quel conflit oppose les deux hommes ? La réponse est loin d’être claire. Johnny Wahl, n’est pas avare de critiques envers la politique menée par l’OP, ni envers son directeur Éric Renaud. Il parle beaucoup de « magouilles », et « d’affaires » en tout genre. Celle du thon rouge revient sans cesse. En 2020, Éric Renaud écope d’une amende de 4 000 euros pour pêche illicite de thons rouges. Mais l’homme reste à la tête de l’OP.
Une situation que Johnny, président du syndicat Synadepa défendant les intérêts des pêcheurs artisanaux, ne trouve « pas normale ». Pourtant, il n’est lui-même pas exempt « d’affaires ». Johnny est démis de ses fonctions de président du comité régional en janvier 2024, sur fond d’accusation de « harcèlement, de remarques sexistes, et de mises à l’écart ». À l’entendre, il est seul contre tous, et voit dans cette histoire une façon de « salir son image » pour mieux l’évincer.
Ces conciliabules pourraient s’en tenir à un combat de coq parfois à la limite de l’absurde. Mais la situation dépasse les deux hommes. Gaëtan*, employé dans une société du port, a subi des pressions pour sa « proximité » supposée avec l’un d’entre eux.
ll raconte comment, en juillet 2022, Éric Renaud s’est présenté à son bureau et s’est montré agressif envers lui. Dans le document de main courante qu’il a déposé contre lui et que nous avons pu consulter, il signale que M.Renaud l’a « menacé en ces termes à plusieurs reprises : “je vais m’occuper de ton cas” ». Une des ses collègues, qui a assisté à la scène, a déclaré dans une attestation écrite que Gaëtan « était très choqué par les menaces et propos tenus ».
Gaëtan nous affirme, deux ans après les faits, que le pêcheur lui a également intimé de « faire attention à ses fréquentations » lui reprochant par là sa « proximité » avec Johnny Wahl. « Je consultais [ce dernier] à titre strictement professionnel », explique Gaëtan, « je n’ai pas à porter les conséquences du différend avec Éric Renaud », finit-il, agacé. Éric Renaud n’a, selon Gaëtan, souffert d’aucune sanction.
Contacté, Éric Renaud n’a pas souhaité s’étaler sur la question. Au téléphone, il évoque des « insinuations peu claires » et menace immédiatement d’intenter un procès en diffamation. Il précise avoir envoyé notre mail de questions à son avocat et à la police. Sa réaction traduit une ambiance néfaste et une culture de l’intimidation, répandues dans le milieu.
« Si tu ouvres ta gueule, on t’enlèves tes quotas »
D’autres pêcheurs racontent des histoires similaires de conflits et d’intimidation, des refus de licences ou des pertes de quotas selon eux injustifiés, des « bâtons dans les roues »… Ces témoignages restent difficiles à recouper, sont parfois des « bruits de quai » difficiles à authentifier, et peu de pêcheurs souhaitent parler en leur nom.
David Le Quintrec, leader du mouvement des pêcheurs en colère et, depuis mars 2024, cofondateur de la plateforme Union française des pêcheurs artisans (UFPA), lui, n’a pas peur de s’exprimer. D’après lui, dans la pêche, impossible de diverger de l’opinion et intérêts de la ligne officielle incarnée par l’influent Olivier Le Nézet, président du Comité national des pêches et milieux aquatiques (CNPEM). Un organisme puissant et hégémonique chargé de défendre les intérêts des pêcheurs français. Patron du lobby de la pêche, Le Nézet occupe en outre de nombreux autres postes stratégiques au sein de la filière. Il cumule au moins 24 mandats.
« M. le Nézet est partout. Les pêcheurs n’osent pas s’opposer à lui, ont peur de ne pas toucher des subventions, des autorisations. Beaucoup de personnes préfèrent ne rien dire par peur des répercussions », lâche-t-il.
Contactés, ni le Comité national des pêches ni Olivier Le Nézet n’ont souhaité répondre à nos questions.
Selon David Le Quintrec, ce phénomène se retrouve à des échelles plus locales. Exposer publiquement des désaccords avec son OP, son comité local, n’est pas aisé « si tu ouvres ta gueule on t’enlève tes quotas », lâche-t-il. Les OP et comités de pêche locaux, de leur côté, contestent la possibilité de telles méthodes. Thierry Guigue, directeur adjoint de l’OP Pêcheurs de Bretagne ne « voit pas comment de telles mesures de sanctions, comme la perte de quotas, pourraient s’appliquer » car elles se « verraient comme le nez au milieu de la figure », assène-t-il.
Il dégaine son argument choc : « M. Le Quintrec n’a pas eu de sanctions après les manifestations des pêcheurs en colère, alors qu’ils ont pété les bureaux ! », clame-t-il. En mars 2023, les locaux de l’OP ont été « saccagés » en marge de manifestations organisées partout en France. L’opération « filière morte » visait, entre autres, à protester contre la hausse prix du gasoil, la réduction de la période de pêche dans le Golfe de Gascogne pour limiter les captures accidentelles de cétacés, les conséquences du Brexit. Les pêcheurs en colère se mobilisaient aussi contre le Comité national des pêches, instance qu’ils ne jugeaient plus à même de représenter et défendre les intérêts de l’ensemble de la filière. Ils réclamaient sa dissolution et la démission de son président, Olivier Le Nézet.
Parmi toutes les revendications, c’est finalement une seule qui a attisé les tensions, comme le montrait Médiapart en avril 2023, celle de la prétendue interdiction par l’Union européenne du chalutage de fond dans les aires marines protégées. Or, une telle décision n’a jamais été prise. La « fake news » avait été alimentée notamment par le Comité national des pêches. Certains « pêcheurs en colère » dénoncent aujourd’hui une « instrumentalisation » de la mobilisation pour faire taire les oppositions aux instances professionnelles de la pêche.
Une « manipulation » révélatrice de l’ambiance générale dégradée qui règne dans le secteur et qui alimente le sentiment de méfiance de certains pêcheurs envers leurs représentants. Ils sont notamment accusés de favoriser les intérêts des industriels de la pêche, en partie liés à des capitaux étrangers (franco-hollandais, polonais). Sollicité, le Comité national n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Avec les écolos, menacer « pour mieux régner »
Au-delà de cette instrumentalisation de la colère des pêcheurs, Olivier Le Nézet, l’homme très influent dans le secteur, n’aurait pas hésité à utiliser de méthodes « pseudo-mafieuses », selon Caroline Roose, pour défendre ses intérêts.
Députée européenne écologiste (EELV) de 2019 à 2024, elle s’engage, au sein de la Commission Pêche, pour « la préservation des écosystèmes marins et les pêcheuses et les pêcheurs artisan·e·s contre la pêche industrielle et ses lobbys ». Elle nous raconte comment en avril 2023, alors qu’elle est en Bretagne dans le cadre d’une mission parlementaire, elle subit des menaces de sa part.
« Il a lancé : “les députés qui travaillent avec les ONG extrémistes, on va cramer leur maison” », rapporte Caroline Roose.
La députée a déposé une main courante contre lui et a dénoncé ces agissements publiquement au Parlement européen. À ce jour, aucune sanction n’a été prononcée contre Olivier Le Nézet, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations sur le sujet.
« Les menaces et les intimidations contre nous se déchaînent. Elles ne datent pas d’hier mais elles gagnent en intensité », avait réagi, via un post Linkedin, Claire Nouvian, la directrice de l’ONG environnementale Bloom. Elle aussi, affirme avoir été victime de menaces et d’intimidations de la part du milieu de la pêche.
Sea Shepherd, Défense des milieux Aquatiques, France Nature environnement, mais aussi l’Office français de la biodiversité incendié en mars 2023… Les exemples sont nombreux. Pour Laetitia Bisiaux, de Bloom, « c’est la loi du diviser pour mieux régner. Les industriels font croire que l’écologie est l’ennemi de la pêche, c’est tout le contraire », plaide-elle.
« C’est une espèce de guerre de tranchées », commente Didier Gascuel, professeur en écologie marine à l’Institut agro de Rennes-Angers. Fin connaisseur du milieu, il explique comment le débat est devenu de plus en plus complexe entre ces deux sphères. Fabien Clouette est chercheur en sociologie et auteur, en mars 2021, d’une thèse portant sur la « lutte des classes » au sein de la pêche bretonne. Il ajoute que certaines ONG environnementales sont passées de la défense d’une « cause environnementale à celle d’une cause animale ». Une impasse face aux pêcheurs. « Très vite se pose le problème de l’existence même de la pêche qui tue des animaux pour que d’autres en mangent », complète-il.
« Je suis devenu le pêcheur bobo écolo à abattre »
Les pêcheurs qui s’engagent pour une pêche plus écologique et durable font face à la même opposition. Charles Braine a travaillé pour l’ONG WWF avant de s’installer dans la pêche en 2012. Il est aussi cofondateur de l’association Pleine Mer, créée en 2019 pour opérer et défendre une transition vers une pêche durable. Selon lui, il est rapidement devenu en Bretagne, le « bobo écolo à abattre, celui qui ouvre sa gueule tout le temps ».
Plus au sud, à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques), Anne-Marie Vergez, une des rares femmes à exercer le métier, se rappelle avoir été confrontée à de tels accrochages. En 2017, elle porte plainte contre la France au nom de la Plateforme de la petite pêche artisanale qu’elle a contribué à créer. Plusieurs autres associations, se joignent à la procédure pour dénoncer le fait que les quotas de thons rouges ne soient répartis que sur le fondement du critère d’antériorité. Plus on a pêché par le passé, plus les droits de pêche sont importants, ce qui défavorise la petite pêche (voir l’encadré de fin).
Ce n’est qu’en mars 2024 que la Cour administrative d’Appel de Toulouse donne raison aux petits pêcheurs, en confirmant l’annulation de l’arrêté ministériel établissant les modalités de répartition du quota de thon rouge accordé à la France pour 2017. « Ce qui est vrai pour le thon rouge est valable pour les autres espèces », estime Anne-Marie.
Cette décision est le fruit d’un long combat qui ne s’est pas fait sans frictions. « On était plusieurs en guerre avec l’OP sur cette histoire de quotas », raconte-elle. Au nom de la plateforme de la petite pêche, elle monte au créneau, signe les courriers pour exprimer ce désaccord. Problème, selon elle, « à l’époque on ne pouvait pas parler de thon rouge ». Elle raconte avoir été convoquée par son OP. Même si elle n’a subi aucune perte de quotas, « il ne fallait pas que j’insiste, on aurait pu me renvoyer de l’OP… ou me mettre sur le bûcher », ricane-t-elle aujourd’hui.
Une culture de la non dissidence
Comment expliquer de telles crispations ? S’est installée dans le secteur de la pêche une « culture de la non dissidence », documentée par quelques chercheurs. Didier Gascuel parle d’une « culture de la citadelle assiégée » pour qualifier un secteur où règne l’impératif de se « serrer les coudes pour se défendre » contre ceux qui voudraient nuire à la pêche.
« Toute proposition dissonante est vue comme une menace, toute contestation comme une trahison », ajoute-t-il. Difficile d’instaurer des espaces de débat, « on doit suivre le chef », observe le chercheur.
Une analyse que partage en creux Fabien Clouette. Il complète le raisonnement en évoquant une « homogénéisation du discours mobilisateur des marins-pêcheurs de la part des instances ». Pour lui, la diversité des pêcheurs est noyée derrière une unité factice pour défendre des intérêts collectifs « comme s’il s’agissait d’une profession unifiée. » « Cela favorise les intérêts d’un modèle productiviste », enfonce-t-il. Il note que cette tendance « s’effiloche » ces dernières années avec le développement de « poches de résistances », comme l’UFPA ou Pleine Mer. Mais ces mouvements restent minoritaires.
Toutes ces violences, ces sanctions, sont les symptômes d’un secteur en fort déclin, en proie à une crise durable. « C’est le système qui génère ces problèmes », affirme Charles Braine. Pis, selon lui, un tel climat freine des changements de comportement, et une transition vers une pêche plus écologique et durable.
Or, l’étau se resserre : les conséquences du dérèglement climatique, auxquelles s’ajoutent les dégâts causés par certaines méthodes et pratiques de pêche, ont un impact significatif sur l’état de la ressource halieutique. Cela finit inexorablement par accroître les conflits sur des quotas de pêche, qui se réduisent chaque année.
Un contexte difficile pour de nombreux pêcheurs, parfois désemparés. Certains décident alors de mettre la clé sous la porte. Vincent* est l’un d’entre eux. Depuis qu’il a arrêté la pêche, il affirme avoir « moins de soucis ».
« Je me demande comment certains, au fond du trou, ne se sont pas foutu en l’air… », confie-t-il âprement.
D’autres persistent, malgré « les coups de cafards », car, passionnés, ils ne se voient pas changer de métier. « C’est viscéral », conclut l’un d’entre eux.
*Les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat.
Méline Pulliat
« Antériorités » , « sous-quotas », « TAC » : Comment fonctionne le système des quotas de pêche en France ?
C’est d’abord à Bruxelles que le jeu des quotas commence. Chaque fin d’année le Conseil européen se réunit pour négocier les possibilités de pêche dans les eaux européennes. Chaque État membre reçoit une part des TAC, des taux admissibles de captures. Ce quota doit ensuite être réparti entre les pêcheurs du pays, « à l’aide de critères objectifs et transparents notamment à caractère environnemental, social et économique », comme le dispose l’article 17 de la Politique commune de la pêche (PCP).
En France il existe une dizaine d’OP (organisations de producteurs). Ce sont ces structures de droit privé qui reçoivent, par arrêté ministériel, un « sous quota », qu’elles doivent distribuer à leurs adhérents. L’allocation des sous quotas se fait sur la base des antériorités de capture des navires adhérents, correspondant aux quantités pêchées par ces derniers lors de trois années de références (2001–2002–2003). Un critère souvent prédominant face aux critères plus sociaux-économiques et environnementaux préconisés par la Politique commune de la pêche.
Pour certains pêcheurs et ONG, c’est là que le bât blesse. Pour Bloom, « une fois que le quota est attribué à une OP, l’information devient opaque, il est impossible de savoir quel navire récupère quelle part du quota ». L’ONG bataille pour obtenir les plans de gestion établis par les OP, explicitant les règles de répartition des quotas entre les pêcheurs. Malgré la saisine du tribunal administratif et de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), l’administration refuse toujours, selon Bloom, de communiquer ces documents.