Part V — Citoyenneté et bon sens paysan
Suite de mon séjour au “Far West”. Je me sens bien parmi les habitants de la Roya. Après avoir compris les bases du schmilblick (si bases il y a), on entame la 2e bouteille de poire pour la suite des explications.
A l’époque, comme je l’ai expliqué précédemment, les Royannais agissaient sans trop bien comprendre. Mais au fil des mois, Cédric Herrou réalise quelque chose :
« La France repose sur des lois justes, bonnes, fondées. Elles sont le travail de génération de nos aïeux, de révoltes et de révolutions, elles sont sociales et servent le peuple. Il faut faire confiance aux lois. Le problème, c’est leur application. »
Non seulement il le pense, mais il va le prouver. Comment y parvenir ? Retour sur quatre dates qui ont fait l’Histoire (oui oui ).
Jeudi 16 mars 2017. Depuis quelques jours, une famille d’Erythréens est arrivée dans le jardin de Cédric : les parents, Daniel et Salam, et leur fils Mikele, 5 ans. Ce jour-là, en voiture direction Forum Réfugiés à Nice, l’association qui fait office de PADA (Plateforme de pré accueil des demandeurs d’asile), pour commencer ainsi la procédure. L’association avait été prévenue. Ils se rendent à la gendarmerie : la Police aux frontières ainsi que la police italienne y sont présentes. Elles emmènent la famille à Menton, puis la renvoie fissa en Italie. Ciao.
Vendredi 31 mars 2017. Manque de bol, ce qui s’est passé ce jeudi, c’est illégal. La famille, appuyée par Roya Citoyenne, porte donc plainte contre le préfet des Alpes-Maritimes, pour atteinte au droit d’asile. Elle gagne au tribunal administratif : le préfet est condamné pour avoir “porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile”. Bingo.
Lundi 3 avril 2017 : La famille peut enfin se rendre sereinement à la préfecture de Nice, convocation en main. Dans le train pour y aller, les gendarmes les contrôlent. Malgré le papier officiel, ils ne veulent pas les laisser passer. Le train est bloqué 1h30 en gare. Pour ne pas « prendre en otage » plus longtemps les passagers, Cédric accepte de descendre avec la famille. Hop là, tout le monde au poste de Police aux frontières Menton. Après quelques heures ils peuvent sortir et se rendent le lendemain à la préfecture. Bravo.
Mardi 19 avril 2017. Si ça a été fait pour une famille, ça peut, ça doit être fait pour tous. Après quelques bras de fer téléphoniques, Cédric informe la gendarmerie qu’un groupe de demandeurs d’asile et d’accompagnants passera deux PPA (points de passage autorisés) afin de les emmener à Nice entamer leur procédure de protection. Je n’ai pas vécu les deux ans de combat qui précédent cette expédition, mais il suffit de voir les visages des migrants pour comprendre la force du moment. Fini de se cacher dans le coffre, la boule au ventre : on franchit les deux contrôles dans la joie et la bonne humeur. Ça y est, c’est fait : la loi a été respectée.
Prochaine étape ? Trouver une solution durable pour emmener les demandeurs d’asile de la frontière à Nice (voir le Communiqué de presse de Forum Réfugiés ici). Ce n’est pas le rôle de Cédric ou de Roya Citoyenne de faire des convois de demandeurs d’asile jusqu’à Nice toutes les semaines. Parce qu’en réalité, c’est bien de ça dont il s’agit : du rôle, de la responsabilité de chacun. Cédric ose dire qu’il ne fait pas d’humanitaire, mais bien de la politique, de « la politique au sens étymologique grec du terme, « qui concerne le citoyen » :
“La politique est faite par les citoyens, pas par les politiciens, comme on nous fait croire aujourd’hui. Quel est ton rôle de citoyen ? A quel moment tu décides d’agir quand les choses ne tournent pas rond ? A quel moment tu réalises que la politique ne sert plus le bien commun ? Quand il y a un problème en bas de chez toi, tu le règles. Même si tu n’as pas la solution magique. Tu le règles avec du bon sens. Avec intelligence. C’est ce qu’on fait ici, à la Roya. Il y avait un problème, qui nous concernait tous car il était là, présent, chez nous. Ça a été long, difficile, mais on a trouvé une solution, c’est par bon sens paysan que l’on a agi. Ce qui se passe ici est révélateur, et c’est bon signe pour l’avenir.”
Souvenons de ce qu’il s’est passé à Paris au cours des derniers mois : les endroits publics où dormaient les migrants, qui ont été transformés, aménagés pour les en empêcher (avec des tables de ping-pong, des pierres, etc.).
« Que tu sois pour ou contre l’immigration, ce n’est pas ça la question. C’est un espace public, c’est la rue : c’est à toi, c’est à moi, c’est à nous tous. Et on décide à ta place que les gens ne peuvent pas y dormir ? Que la rue ne leur appartient plus, ne t’appartient plus ? Comment tu peux laisser faire ça en tant que citoyen ? »
C’est une belle lecture de la solidarité que je découvre aux côtés de Cédric. Moi qui me demandais il y a quelques semaines comment « mesurer la solidarité », comment quantifier son impact sur la société, je comprends que l’on ne peut pas séparer ces deux concepts. La société c’est justement ce tissu de liens, de vivre-ensemble, de bien commun, de lois, qui appelle chacun d’entre nous à être acteur, en tant que citoyen, en tant que voisin, en tant que parent, en tant qu’individu solidaire d’un tout.