Linguiste natif de Moscou, vivant en France depuis 1990, Alexander Beider, auteur de plusieurs livres de référence sur les noms de famille et prénoms juifs, nous livre dans ce document, une étude onomastique de deux patronymes usuels d’Afrique du Nord.
Dans cet essai, je voudrais m’arrêter sur deux noms très importants pour les communautés de twânsa et de grâna, les Borgel et les Boccara. Malgré une certaine similitude de leur structure, avec un Bo — au début, leurs origines sont totalement différentes. Toutefois, leurs histoires se complètent en illustrant quelques aspects majeurs de l’histoire de la communauté juive de la ville de Tunis.
BORGEL
Au 19e siècle ce nom, ainsi que sa variante Bourgel, ont été particulièrement répandus en Tunisie et dans trois villes algériennes : Blida (près d’Alger, à partir de 1830), Constantine et Souk Ahras, à la frontière de la Tunisie. Toutefois dans les deux derniers cas, les fiches d’état civil concernant ce nom n’apparaissent qu’au cours de la deuxième moitié du 19e siècle, ce qui laisse penser à une immigration récente. Pour la branche qui habitait à Souk Ahras sa provenance de la ville de Tunis est indiquée explicitement dans un acte de mariage. Vraisemblablement, la branche constantinoise est également venue de Tunis. À Blida, en plus de Bourgel, une famille Porgel est régulièrement citée à parti du milieu du 19e siècle. Les signatures en hébreu de ces membres (בורג׳יל) ne laissent pas de doute sur son lien avec les Bo (u) rgel.
Une famille avec un nom assez proche, Bergel, est connue à Oran depuis la première moitié du 19e siècle. La fiche du décès de Rica Bergel (1847) permet de savoir qu’il s’agit d’une famille de Gibraltar. Dans les documents de l’état civil de Gibraltar, on peut observer que le premier Bergel est venu s’installer dans cette colonie anglaise en provenance de la « Barbarie », c’est-à-dire, Afrique du Nord. Dans les recensements de Gibraltar de la fin du 18e siècle, nous retrouvons des mentions de Samuel Abirgel de Tanger (1777) et de Samuel Aberge de Tétouan (1791). Vraisemblablement il s’agit de la même personne car les documents indiquent que le premier vivait à Gibraltar depuis 12 ans et le second depuis 27 ans. De plus, au 19e siècle, on retrouve bien des Abergel à Gibraltar. Or, au Maroc la famille Abergel (אבירג׳יל) est assez ancienne : un de ses membres était un célèbre rabbin à Fès (16e -17e siècles). Une de ses branches s’est installée à Oran : une fiche d’état civil d’un des premiers résidents d’Oran portant ce nom (19e siècle) indique qu’il était originaire de Mogador. Toutes ces informations indiquent clairement que le Maroc représente le berceau de la famille Abergel. Bergel n’est que sa forme (judéo-) arabe utilisée dans le langage parlé où les voyelles courtes au début de mot ont eu une tendance à disparaître.
L’étymologie de nom Borgel ne présente pas d’énigme. Il s’agit d’une expression رٍجْل أَبُو qui en arabe littéraire est prononcée comme abou rijl et en arabe dialectal maghrébin bou rjel (avec un ou long et un e court) elle signifie littéralement « homme au pied », vraisemblablement un sobriquet pour un unijambiste ou quelqu’un avec des grands pieds. (A) bergel vient de la même expression, mais au génitif : (a) bi rjel. Il y a peu de chances que les deux familles — Borgel de Tunis et Abergel de Maroc — soient indépendantes. En effet, ce sobriquet n’est pas commun au Maghreb. La plupart des noms de famille juifs de Tunisie formés d’après le même modèle arabe — kunya symbolique avec un Bou ou Abou « homme à » (littéralement « père de ») au début — se retrouvent également portés par des nombreuses familles musulmanes (Boujenah ‘homme à l’aile’, Bouchoucha ‘homme à la mèche’, Bouh(a)nik ‘homme à la bouchée de pain’, Boukhobza ‘homme au pain’ etc.) Or, aucune famille musulmane ne semble porter le nom Bo (u) rgel. Ce facteur nous fait penser qu’une branche de la famille marocaine s’est installée à un certain moment à Tunis.
BOCCARA
À première vue, ce nom semble faire partie du groupe des noms commençant par le mot arabe (a) bou- « homme à ». Dans les documents de la communauté des grâna de Tunis, ce nom est de temps en temps orthographié אבוקארא ou אבוקארה, comme si son début n’était pas Bo (u) — , mais la forme arabe littéraire Abou — . Dans quelques documents de l’état civil de la ville algérienne de Guelma (située pas loin de la frontière tunisienne) on retrouve également l’orthographe Bou Kara. Toutefois, cette première impression se révèle fausse. Les formes citées ci-dessus représentent des résultats d’une arabisation tardive d’un nom qui à l’origine n’avait rien à voir avec la langue arabe.
Plusieurs hypothèses ont été émises concernant l’origine de ce nom. Quelques auteurs ont suivi la piste arabe en prenant le début du nom pour bou- « homme à, père de » et en essayant de trouver une explication pour la deuxième partie, — cara. Toutefois, les dictionnaires de la langue arabe les plus détaillées ne donnent pas satisfaction. Paul Sebag indique qu’il s’agit d’une déformation de bou châra « homme aux cheveux ». Cette hypothèse n’est pas totalement infondée : on trouve de nombreux juifs appelés Bouchara à Alger et une petite branche à Constantine, non loin de la Tunisie. De plus, le nom Bouchara est couramment utilisé par des musulmans au Maghreb. Toutefois, une différence phonétique entre « ca » et « cha » est sensible. Un autre auteur suggère la forme d’origine Bou Caro, avec le célèbre nom sépharade (« cher » en espagnol) comme la deuxième partie. Cette idée est peu convaincante : nous ne connaissons aucun exemple où le préfix arabe Bou serait combiné avec un mot non-arabe ou avec un nom de famille.
Maurice Eisenbeth, le pionnier de l’étude onomastique des juifs du Maghreb, propose un lien entre le nom Boccara et la ville de Boukhara en Ouzbékistan dont l’importante communauté juive est bien connue depuis des siècles. Toutefois, comme l’a bien souligné Jacques Taïeb, cette ville s’écrit en arabe avec la lettre khâ’ (خ), alors que le nom de famille n’est connu qu’avec un kâf (ك) ou qâf (ق). De plus, on pourrait observer la distance très importante qui sépare la ville de l’aire géographique où le nom de famille est connu. Récemment un généalogiste, travaillant sur les documents de la Genizah du Caire, a constaté l’existence au 11e siècle au Caire d’une famille Ibn Baqara (en arabe : « fils de vache ») originaire justement de Tunisie ; il a émis une hypothèse d’un éventuel lien entre ce sobriquet médiéval et le nom Boccara.
L’histoire de la famille Boccara publiée récemment par un de ses membres (Elia Boccara, La saga des Séfarades portugais : Tunis, un havre pour les familles fuyant l’Inquisition. Paris, 2012) démontrent que toutes les tentatives décrites ci-dessus allaient dans un mauvais sens. En effet, le nom est connu sous la forme Bocarra dans la péninsule Ibérique au 17e siècle. Il appartient à une famille catholique, d’origine juive, venue du Portugal en Espagne où un de ses membres était condamné pour observation secrète du judaïsme. Pour fuir l’inquisition, les Bocarra viennent en Italie où ils reviennent à la religion de leurs ancêtres. En 1644–1645 on les retrouve en tant que membres de la communauté juive de Livourne. À la fin du 17e siècle une branche part d’Italie et s’établit à Tunis. La référence la plus ancienne (1686, dans les documents des archives du consulat de France) évoque un marchand nommé Bocara, en provenance de Livourne. Progressivement, c’est la forme Boccara qui devient la plus utilisée, aussi bien à Tunis qu’à Livourne.
L’analyse des noms des juifs convertis au christianisme en péninsule Ibérique au 15e siècle, montre clairement que cette conversion a toujours été accompagnée d’un changement de nom. Aucun nouveau chrétien ne gardait son ancien nom juif. Les nouveaux noms étaient tous d’origine espagnole ou portugaise. Par conséquent, cette origine est également valable pour Bocarra : à l’origine ce nom n’avait aucune connotation juive. Il vient du mot portugais bocarra « grande bouche ». Nous ne savons pas si c’était un nom emprunté par l’ancêtre de la famille au chrétien qui a été son parrain au moment de la conversion au catholicisme (à noter que, par exemple, Bocarro est un nom assez répandu au Portugal d’aujourd’hui). Une autre hypothèse serait que le nom Bocarra ait été formé d’après la langue portugaise au moment de la conversion. En tout état de cause, lorsqu’au 17e siècle les descendants Italiens de cette personne reviennent au judaïsme, ils choisissent de garder leur nom « catholique » tout comme l’ont fait, les Cardozo, Espinosa, Guttieres, Mendes, Nunes, ou Suares.