Comment les migrants organisent leur exil sur Telegram

Clémence Martin
7 min readJun 27, 2024

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A mi-chemin entre des réseaux de solidarité et de passeurs, les canaux Telegram font office de réelles plateformes d’échanges et d’organisation entre personnes exilées.

Faire des parties” ou des “matchs”. Prendre part au game. Le champ lexical du jeu revient sans cesse quand on parcourt les canaux Telegram où échangent les exilés qui cherchent à traverser les Balkans. Sur certains de ces groupes, ils sont plusieurs milliers à être inscrits et intéressés pour prendre part à ce “game”. Comprendre : franchir les frontières pour rejoindre l’Europe.

The Game

En explorant ces conversations Telegram, on pourrait croire qu’il s’agit de prime abord d’un nom de code. En réalité, le game est le mot utilisé par les exilés pour désigner “les personnes qui s’organisent seules pour traverser les frontières” explique Théo Lefort, chercheur spécialiste des parcours migratoires des Afghans. Le mot game est “systématiquement utilisé en anglais” par les migrants de toute origine, qu’ils soient turcs, iraniens ou afghans. Pour lui, c’est un concept “très intéressant” qu’il faut “veiller à ne pas romantiser”. D’après lui, les exilés “ne considèrent pas ça réellement comme un jeu avec un côté ludique” […]. Ils connaissent très bien les risques : ne jamais revoir [leur] famille, mourir, se faire arrêter, frapper…”. En effet, sur ces groupes, sont évoquées à multiples reprises les sévices dont les exilés peuvent faire l’objet. Le 7 décembre 2023, l’administrateur de l’un de canaux publie une photo où l’on voit les jambes blessées d’une personne : la cheville droite est bandée et son genou gauche couvert d’ecchymoses.

Capture d’écran d’une photo postée par l’administrateur de l’un des canaux et montrant une personne exilée blessée

Pour Théo Lefort, parler de game permet de “transformer une situation qui relève de l’inconnu […] en quelque chose qui relève de la chance et des capacités personnelles”.

Des réseaux de solidarité…

Deux canaux publics attirent particulièrement l’attention. L’un cumule 1 425 membres, l’autre 1 596. La description du premier est évocatrice puisqu’il est spécifié que “ce groupe vous aidera à passer gratuitement de la Grèce à la Bosnie”. Sur ces groupes l’ensemble des échanges sont tenus en persan : ils s’échangent des messages, notes vocales, photos et vidéos.

Un des canaux Telegram où les exilés échangent en persan

Dans un message publié le 13 janvier 2024, l’administrateur de ce canal, Mohammed Zara*, détaille très précisément “comment se rendre de la Grèce à la Bosnie”. Tout d’abord, il explique qu’il faut “aller d’Athènes à Igoumenitsa en car”, une ville sur la côte Ouest de la Grèce à une vingtaine de kilomètres au sud de la frontière avec l’Albanie.

Mohammed Zara détaille la suite du parcours : il faut rejoindre Sagiada, un village grec près de la frontière avec l’Albanie. Il recommande ensuite de suivre les 47 repères qu’il a placé sur Google Maps et rassemblés dans une liste dont il partage le lien. L’ensemble de ces repères, chacun espacés de quelques centaines de mètres permettent de tracer un itinéraire précis afin de passer la frontière entre la Grèce et l’Albanie. Il annonce qu’il faut ensuite “marcher environ six heures pour atteindre le pont mobile”, un bac situé sur la commune de Butrint en Albanie permettant de traverser une rivière. Une fois de l’autre côté, l’administrateur du canal explique qu’il “faut rejoindre la gare routière” où il est possible de prendre un bus pour Saranda, une ville en Albanie. Pour la traversée de l’Albanie, l’administrateur du groupe recommande de prendre un taxi “de Saranda à la frontière du Monténégro […] car il n’y a pas de bus. Le coût d’un taxi est de 400 euros”.

Il poursuit ses explications et conseille de rejoindre un camp de migrants au Monténégro. La suite du parcours : rejoindre Podgorica, la capitale, et prendre un bus en direction Pljevlja, une ville au nord-est du pays. Mohammed explique qu’il faut ensuite négocier “avec les taxis qui se rendent au parc et payer 10 pour vous emmener à Dubrava” un village tout proche de la frontière avec la Bosnie et proche d’un parc naturel. A nouveau, il fournit ensuite une liste de repères Google Maps à suivre pour franchir à pied la frontière avec la Bosnie. La fin du parcours : Goražde, une ville bosnienne située à une trentaine de kilomètres au nord de la frontière avec le Monténégro.

Capture d’écran détaillant précisément l’itinéraire à emprunter pour rejoindre la Bosnie

Sur ces groupes Telegram, outre les itinéraires, les migrants se partagent aussi des conseils pratiques. Au sujet du passage de la frontière entre la Turquie et la Grèce, l’un deux explique dans un message du 25 mai qu’il “a joué au game quelques fois” et qu’il “ne faut jamais jouer au jeu la nuit”. Selon lui, pour franchir la frontière, le “meilleur moment est entre 17 et 18 heures du soir” car les gardes frontières qui surveillent la zone “utilisent un équipement de vision nocturne avancé depuis environ un an”. Ainsi, il recommande le passage de la frontière gréco-turque “au crépuscule” car il est possible de “les voir de loin et vous pouvez rapidement modifier votre itinéraire”.

Sur un autre canal, les migrants ont également la possibilité de chercher des “partenaires de game” : trouver d’autres personnes intéressées pour se lancer dans la traversée. Créé en juillet 2023, l’administrateur du canal propose de remplir un ‘formulaire’ de présentation afin de mettre en lien les personnes voulant monter une équipe. Les exilés sont tenus de préciser : nationalité, lieu de résidence, âge, niveau d’éducation. Plus loin dans le formulaire, ils renseignent la maîtrise de compétences pratiques telles que les langues parlées, leur niveau en natation, leur capacité à lire une carte et encore s’ils sont fumeurs. Finalement, les candidats doivent également préciser leur niveau d’expérience dans le game, combien de fois la traversée a été tentée, et quel type de game est envisagé.

Le ‘formulaire’ de présentation à remplir pour chercher des partenaires de “game”

… et de passeurs

Le 13 avril 2024, Mohammed partage une vidéo détaillant à nouveau le passage de la Grèce à la Bosnie. Cette fois, il ajoute qu’il “a une maison à Igoumenitsa” et qu’une fois en Bosnie, il “prend en charge personnellement” les exilés pour les emmener en Italie. Il conclut sa vidéo en précisant qu’il est un “spécialiste de Bosnie et Italie, c’est la section sur laquelle je travaille depuis longtemps”.

Théo Lefort explique que parmi ces groupes d’entraide certains sont gérés par “anciens passeurs ou des personnes qui sont elles-mêmes déjà arrivées” en Europe. Ils “donnent des conseils en ligne, suivent les personnes, leur envoient des points GPS sur Google Maps”, et ce, “gratuitement pour certaines portions du parcours”. Sur d’autres portions, les administrateurs de ces canaux “vendent aussi des services de passages”.

Théo Lefort, chercheur sur les migrations des Afghans, explique qu’il existe “plein de formules différentes de game”. Tout d’abord : le full jungle qui consiste à traverser “la plupart des frontières à pied”. Il est également possible d’avoir recourt à des formules de “taxi qui sont en réalité des minivans surchargés” organisés par un passeur. Ce dernier prenant “plus de risques, c’est plus cher” qu’une traversée entièrement à pied, conclut le chercheur.

Pour obtenir davantage d’informations concernant le prix du game, nous décidons d’entrer en contact avec les administrateurs du canal directement par message privé. En nous faisant passer pour un exilé intéressé par ses services de passeur, nous le contactons le 20 juin sur Telegram et lui demandons s’il peut nous aider à passer de la Turquie à l’Italie. A peine quelques minutes plus tard, nous obtenons une réponse par message vocal :

“Pour rejoindre l’Italie depuis la Turquie, ça vous coûtera 2 500 euros. Plus vous marchez, moins cela vous coûte cher. Si vous ne voulez pas marcher beaucoup, logiquement, les frais augmentent.”

A la suite de ce court échange, nous sommes invités à rejoindre un salon de discussion. Plusieurs fois par semaine, à 21h heure française, les administrateurs du groupe organisent ces échanges où les personnes intéressées peuvent leur poser des questions. Le jeudi 20 juin, nous décidons d’assister à ces discussions ouverts à toute personne ayant rejoint le canal. Alors que nous venons de nous connecter, un homme interpelle l’administratrice du canal. “Que se passe-t-il, Mme Ali* ? Les prix ont augmenté de 10 % ?” se plaint de la hausse des prix des taxis. “Le taxi coûtait 3000, il coûte 3300 maintenant” poursuit-il. La veille au soir, les passeurs et administrateurs du groupe ont publié les prix correspondant aux différents services qu’ils proposent.

Capture d’écran des différents formules proposées par les passeurs

Ici, il est question du prix d’un taxi reliant l’autoroute E90 à Thessalonique en Grèce. L’administratrice du groupe explique que lors des négociations “avec les chauffeurs […] on leur dit les prix que nous donnons aux voyageurs, ils disent que c’est trop bas, qu’ils ne font pas le trajet à ce prix-là”. Elle poursuit,“si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais préféré que la voiture vous amène gratuitement. Les prix grimpent, vous le savez vous-même. Les conditions sont de plus en plus dures et il y a de plus en plus de restrictions”.

Fin 2023, la Commission européenne a proposé un règlement visant à renforcer “la prévention, la détection et les enquêtes en matière de trafic de migrants et de traite des êtres humains”. Dans un communiqué de presse, la Commission indique vouloir notamment cibler le “trafic de migrants faisant l’objet d’une publicité au moyen d’outils numériques et de médias sociaux”.

Sollicité à ce sujet, Telegram déclare modérer “de manière proactive les canaux publics de la plateforme” et acceptent “les signalement réalisés par les utilisateurs afin de supprimer les contenus préjudiciables, notamment le trafic d’êtres humains”.

*les noms ont été modifiés

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