Pour une économie durable et équitable : comptabilité et modèles économiques à l’ère des “communs” et des nouvelles formes de travail

Fractalité comptable et intrication des modèles économiques dans la société des communs

Myriam Bouré
10 min readAug 29, 2019
Image 1 : Neurones, par Gerd Altmann / Image 2 : Chemins multiples à travers une portion d’internet, par The Opte Project / Image 3 : La matière noire sondée à la lumière des quasars, par l’Institut de Recherche sur les Lois Fondamentales de l’Univers

La comptabilité est un standard de mesure de la performance d’une « entité ». J’utilise volontairement ce terme neutre, une entité pouvant être une personne morale, société commerciale, association sans but lucratif, collectivité locale, institution, etc. Mais aussi, une personne physique : nous avons tous un « modèle économique personnel », nous avons des ressources, financières, du temps humain, que nous utilisons pour investir, et payer nos charges. Avec des activités que nous développons et donc un « résultat » annuel qui doit être rentable sous peine de faillite personnelle.

Ce standard comptable a une influence forte sur le fonctionnement de la société, car la façon dont on va mesurer la performance va orienter l’action : si je mesure uniquement la performance financière, les « entités » vont chercher à maximiser leur performance financière… au détriment d’autres domaines de performance, liées au bien-être humain ou à la préservation de la nature.

Or justement… jusqu’à présent, la norme comptable ne mesure que la performance financière, les autres éléments étant relégués à un rapport « extra financier » qui n’a aucun impact sur l’évaluation de l’entreprise, sa continuation, etc. Depuis de nombreuses années des comptables ont planché sur l’évolution des normes comptables pour produire une nouvelle norme qui mesure une performance plus « globale » de l’entité.

La Coop des communs a choisi de se pencher sur ce sujet, car les communs (organisations orchestrant le développement et/ou la préservation sur le long terme par une communauté donnée de biens matériels ou immatériels dont ils ont besoin et font un usage partagé) semblent aujourd’hui, du fait des normes comptables actuelles, évoluer dans l’univers économique sans que leur performance soit mesurée de façon juste. Les actifs produits par les communs, qui vont au-delà d’actifs financiers, ne sont aujourd’hui pas mesurés… et face à des entités capitalistes très performantes sur le volet financier, un commun pourra paraître comme « non performant »… alors qu’il crée davantage de valeur pour la société.

Nous avons donc créé une communauté de pratique autour du professeur émérite Jacques Richard, à l’origine du modèle de comptabilité CARE, basé sur une considération et intégration dans la comptabilité non pas uniquement de ce qui relève du capital financier, mais également d’au moins deux autres capitaux : le capital humain et le capital naturel. Le capital, comme le dit Jacques Richard, c’est « ce qui est capital », et que l’on veut préserver, voire régénérer s’il a été détruit.

1. Le bilan dans une nouvelle comptabilité holistique

J’utilise ici le terme de comptabilité holistique plutôt que comptabilité CARE, car il est possible que certaines de mes formulations ne soient pas complètement alignées avec le modèle CARE, mais notre approche s’inscrit dans le cadre de la comptabilité CARE, avec le support et la contribution de Jacques Richard.

Derrière les termes barbares « d’actif » et de « passif », expliquons en termes simple ce qu’est un bilan. On pourrait dire que c’est juste un outil pour suivre son budget.

On pourrait définir le passif comme « les ressources dont je dispose et que je dois maintenir si je veux que mon « entité » perdure ». Dans le cas d’une personne morale, ces ressources sont apportées / prêtées par différentes parties prenantes : les personnes physiques ou morales actionnaires ou prêteurs qui apportent des ressources « euros », les contributeurs travailleurs qui apportent la ressource « temps, énergie, intelligence humaine », la nature qui apportent des matériaux, sols, eau, air que je vais utiliser dans mon activité. Le passif donc va refléter « ce que je dois à ces parties prenantes », elles m’ont prêté des choses, j’ai donc une dette vis à vis d’elles. La dette n’est pas toujours de la même nature que la ressource apportée. Par exemple, un travailleur va apporter du temps, je ne vais pas « rembourser du temps ». Ma dette vis à vis du travailleur est qu’il puisse pour le temps passé à contribuer au projet vivre dignement, se loger, se nourrir, se sentir bien et épanoui.

Ces ressources vont être utilisées de différentes façons capturées à l’actif, que l’on peut définir donc comme « les emplois que je fais des ressources dont je dispose ». On peut faire différents types d’emplois de ces ressources :
- on peut créer des « choses » : construire un immeuble, développer un logiciel open source, construire un programme de formation, développer l’humain et le lien social en formant les travailleurs qui vont donc gagner de nouvelles compétences, etc.
- on peut maintenir des « choses » : maintenir une machine en bon état de fonctionner, maintenir un logiciel pour assurer la continuité de sa qualité, maintenir un état de contribuer des personnes qui ont besoin de se nourrir, se loger, etc.
- on peut régénérer des « choses » précédemment détruites : reconstruire un sol détruit par apport d’humus, redonner confiance à une personne qui a été « détruite » par ses précédentes expériences professionnelles, etc.

Ces « choses » de l’actif sont pérennes, si elles ne le sont pas elles sont considérées comme des charges, de l’argent payé « à perte » car rien de tangible ne perdure à l’issue de la dépense. Nous utilisons aussi « choses » comme terme général, pouvant inclure une personne, un arbre, un paysage, mais bien sûr, loin de moi l’idée de « chosifier » l’humain ou la nature !

Ce que nous comptabilisons à l’actif, ce sont « les coûts des mesures pour … créer, maintenir, régénérer ». Il ne s’agit nullement de chercher à donner une valeur à l’humain ou à la nature, encore une fois.

On peut visuellement représenter ce bilan de la comptabilité holistique de la sorte :

Nous allons donc évaluer, sur une durée cohérente par rapport au projet, le coût des contreparties justes pour le travail des humains contributeurs (ex : salaire) et l’inscrire à l’actif et au passif, comme une dette que l’entreprise devrait au capital humain qu’elle utilise, avec pour contrepartie une immobilisation pour assurer le maintien de ces humains sur la durée du projet. Cette dette sera progressivement remboursée pendant toute la durée de contribution de l’humain au projet, et ces remboursements interviendront via une logique « d’amortissement » qui constatera l’utilisation progressive de la ressource, humaine dans cet exemple.

L’idée générale est donc de forcer l’entité à d’abord maintenir les capitaux qu’elle utilise, financiers, humains, naturels, avant même de pouvoir constater un quelconque profit… profit qui dans la comptabilité CARE doit faire l’objet d’une discussion entre les détenteurs des trois capitaux pour décider de sa répartition juste.

Aussi, nous pourrions envisager avec cette norme comptable qu’une entité qui récupère une « chose » qui a été détruite soit détentrice d’une dette de la collectivité (ou de ceux qui ont détruit la chose s’ils sont légalement poursuivables) envers lui, que la société reconnaisse donc son rôle de régénération de capitaux naturels ou humains qui auraient été détruits sans que cela ne pèse comme un coût, introduisant une compétition injuste dans l’économie de marché avec des acteurs qui ne s’occuperaient pas de régénérer des ressources capitales détruites et seraient plus performantes que des acteurs engagés pour réparer les destructions passées.

2. L’intrication bilan personnel / bilan organisationnel et la logique de contributions multiples

En tant qu’individus, nous contribuons, et de plus en plus, à de multiples projets portés par des véhicules organisationnels différents. Pour certains nous sommes rémunérés, pour d’autres nous intervenons de façon bénévole. Certains sont de l’ordre de la sphère privée, d’autres de la sphère publique (implication dans la gestion d’une commune par exemple).

Dans nos communautés, on constate que ceux qui peuvent se permettre de s’engager dans la création de « communs », participer à des projets porteurs de sens mais peu voire pas rémunérateurs, viennent souvent soit de milieux privilégiés, soit ont fait des études qui leur ont permis d’avoir un travail rémunérateur pendant plusieurs années, et peuvent profiter des deux ans d’allocation chômage pour entreprendre dans les communs, ou même, utiliser les fonds mis de côté pour subvenir à leurs besoins pendant plusieurs années, libres ainsi de contribuer à des communs non rémunérateurs.

Peu parmi les contributeurs aux « communs » n’ont aucun filet de sécurité, que ce soit chômage, argent de côté, bien immobilier réduisant leurs charges mensuelles, ou familles qu’ils savent être « derrière eux » en cas de pépin.

Aussi, il est fréquent dans ces communautés que l’on contribue bénévolement à certaines activités ou organisations, car elles sont des véhicules pour ensuite pouvoir gagner en légitimité, se faire connaître, et vendre des missions rémunérées via une autre entité.

Bref, il y a une intrication forte entre les « modèles économiques personnels », des individus, et les modèles économiques des organisations : serait-il juste de rémunérer un individu, qui grâce à sa contribution au projet va ensuite recevoir une proposition commerciale qui va l’enrichir ? Cela ressemble à une « double contrepartie » pour une contribution…

On peut décliner le bilan ci-dessus à l’entité « personne ». Il est intéressant de reconnaître les ressources / dettes mais aussi contributions / contreparties à une échelle individuelle, même s’il n’est ni souhaitable ni possible de tout chercher à mesurer de façon chiffrée. Cela permet ensuite de comprendre les phénomènes d’intrication entre modèles économiques personnels et organisationnels.

Une personne va donc pouvoir contribuer à plusieurs projets, et tirer des contreparties différentes de chaque contribution, qui au final lui permettent d’avoir un modèle économique personnel équilibré.

3. La comptabilité écosystémique, ou performance collective

Aussi, l’analyse dans un périmètre donné, un “territoire”, nous donne-t-elle une vision des relations contributions / contreparties qui s’opèrent entre entités dans un écosystème donné. Bien sûr, chaque entité appartient à différents territoires, différents écosystèmes, et ce travail basé sur l’analyse de la chaîne de valeur peut se faire par une entrée “entité”, ou une entrée “territoire”.

Ici par exemple, je reprends l’analyse faite dans le cadre d’un circuit court de distribution alimentaire, une coopérative rassemblant producteurs, mangeurs et salariés (publiée précédemment dans cet article) :

Dans une relation d’échange contribution / contrepartie équilibrée, chacun dans l’écosystème étudié a l’impression que la valeur créée et la valeur reçue se valent. Bien sûr la notion de valeur étant extrêmement subjective, nous ne pouvons juger de l’équilibre de ces échanges de valeurs qu’en interrogeant les entités concernées afin de comprendre s’il y a tension ou pas dans l’échange de valeurs.

Derrière ce schéma, chaque entité a donc un modèle économique que les échanges de valeurs indiquées vont venir alimenter sous forme de charges = dépenses = contributions / produits = recettes = contreparties reçues en échange de la contribution.

Cette logique peut aussi s’appliquer entre organisations au niveau d’un territoire géographique, une commune, un Etat, voire sur le territoire “planète”. Par exemple, dans une logique d’économie circulaire, on dit que les déchets des uns sont les matières premières des autres. Ou le mécanisme de l’impôt. Les entités vont payer des impôts sur leurs bénéfices, et vont recevoir en échange des services tels que l’accès à l’école, l’école créant une valeur pour la famille qui contribue à la commune qui paie l’école.

Par exemple, juste pour donner un aperçu, très partiel, on pourrait dessiner à l’échelle d’une commune le type de chaîne de valeur suivante :

Idem au niveau de l’Etat, les individus et entreprises marchandes vont contribuer via la fiscalité à financer des services non directement marchands, comme la culture ou la solidarité. La contrepartie à l’impôt payé par une entreprise marchande à l’Etat est indirecte, via les investissements que fait l’Etat (subventions à des activités non rentables comme l’approvisionnement d’une cantine d’un village, ou les indemnités chômage, ou …) les individus peuvent avoir une vie digne et épanouissante et peuvent ainsi acheter les services marchands dont ils ont besoin.

C’est ce que l’écosystème des communs souhaite prototyper à travers la création d’un commun à un échelon écosystémique qui aurait pour rôle de réguler les contributions / contreparties à l’échelle de l’écosystème.

Ce joyeux bordel de contributions / contreparties multi-niveaux entremêlées pourrait s’apparenter, en version ultra simplifiée, à ça :

Les bonhommes représentent le niveau individuel, les cylindres oranges le niveau organisationnel, et le carré bleu le niveau écosystémique.

Ainsi l’approche d’une comptabilité holistique prend elle non seulement en compte les différents capitaux (financiers, humains, naturels) mais aussi les différentes natures de couples contribution / contrepartie.

A l’échelle d’une personne morale donc, on peut résumer tout ça via l’exemple comptable suivant sur le cas d’un commun de distribution alimentaire, une coopérative admettons ici gérée par des producteurs et des mangeurs. Cet exemple illustre le type de cas concrets que je vis dans mon quotidien, en tant que cofondatrice du projet Open Food France, et qui viennent nourrir toutes ces réflexions bien sûr !

4. Conclusion

L’approche de la comptabilité holistique intègre donc dans l’évaluation de la performance d’une entreprise tous les éléments mesurables contribuant au maintien, au développement et à la régénération de ce qui est capital pour le bien-être et la survie de l’humanité. Il est intéressant dans l’analyse de faire état des éléments non mesurables, pour nous assurer de l’équité des échanges, même lorsque ces derniers sont de nature non marchands.

Avec l’intrication des modèles économiques personnels, organisationnels et écosystémiques, nous prenons conscience d’une forme de “fractalité comptable”, le même modèle s’appliquant à des échelles macro ou davantage micro, comme un effet de zoom. Cette approche contribue également à “désiloter” (= sortir de leurs silos isolés, séparés, peu perméables) les organisations, et reconnaître les contributions des individus à de multiples projets, portés par de multiples véhicules organisationnels, incluant de fait, la contribution aux communs, aujourd’hui complètement invisible.

Chou Romanesco, fractalité au naturel, par Coyau

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