Entre passion et dépression, quand les concepteurs de jeux vidéo se donnent à fond

Nathan Laporte
8 min readMar 9, 2024

Parfois pointée du doigt pour ses conditions de travail difficiles, l’industrie du jeu vidéo reste composée de professionnels entretenant un rapport passionnel avec des métiers qui font la part belle à la création, au point de négliger leur propre santé. Récit.

À première vue, la maison de quartier des Courtillières de Pantin est aussi déserte que les rues environnantes. On pourrait presque croire qu’elle est fermée le dimanche après-midi, tandis que le gardien chasse de la main quelques jeunes un peu bruyants qui traînent devant la porte. Ce n’est pas tant lui qu’ils dérangent, que la dizaine de personnes recluses à l’intérieur. Entre deux prises de paroles à voix basse, seul se fait entendre le ronronnement des ventilateurs des ordinateurs portables solidement ancrés sur les tables, au milieu des bouteilles en plastique, emballages de sandwichs et autres paquets de gâteaux éventrés. Il est midi passé et il reste moins de cinq heures aux participants de la Global Gam Jam de Pantin pour finir leur jeu vidéo commencé vendredi soir sur le thème “racine”. Le principe d’une game jam est simple : créer un petit jeu vidéo sur un temps très court, le plus souvent en équipe. Celle de Pierre s’est amusée à détourner le thème : dans leur jeu, on contrôle Jean Racine, le dramaturge, qui se promène dans sa pièce de théâtre Phèdre. Au moment de passer devant les différents personnages, les répliques s’affichent et redonnent vie aux dialogues. Si le jeu consiste simplement à se déplacer vers la droite, ”on n’ajoute plus rien !” répète inlassablement le game programmer de l’équipe, au point de presque finir par le crier. Le travail semble presque terminé, le groupe planche d’ailleurs sur l’écran de fin.

Mais tout le monde n’est pas aussi bien embarqué. “On a été trop ambitieux”, explique Denis, étudiant à Créajeux, école de jeux vidéo basée à Nîmes. Lui et ses amis ont tenté un jeu en 3D de capture et de culture de plantes. “Il aurait fallu bien penser le jeu avec une mécanique de base et éventuellement l’agrandir mais pas le penser trop gros pour ensuite essayer de le réduire”. Lors de sa première game jam, Denis était tombé dans un autre piège : “Dans l’excitation, on n’a pas dormi” se souvient-il.“C’est à la fin qu’on s’est rendu compte que notre résultat n’était pas si fou et qu’on était K-O”

La jam terminée, on retrouve Pierre sur le perron de la maison des Courtillières. Ses doigts, qui ont passé le week-end à enfoncer des touches sur son clavier, s’attellent maintenant à rouler une cigarette. “C’était génial, trop envie d’en refaire !” résume-t-il avant de repartir, probablement pour dormir, au vu des cernes qui creusent son visage. Lui aussi a sacrifié une bonne partie de ses nuits ce week-end pour que “Jean Racine” soit terminé dans les temps, au point qu’on se demande si créer un jeu est compatible avec un rythme de vie classique.

“Chaque jeu qui sort est un petit miracle”

Dans l’industrie vidéoludique, il n’est pas rare d’entendre “chaque jeu qui sort est un petit miracle”, tant elle regorge d’idées abandonnées et de productions arrêtées en cours de route.

“On peut créer des prototypes très vite. Mais les critères de qualité sont tellement exigeants que faire un jeu de bonne qualité ça prend beaucoup de temps” explique Anders Larsson, CEO d’un autre studio parisien, Lightbulb Crew. Son léger accent trahit ses origines suédoises tandis qu’il poursuit sa démonstration : “Il y a une différence entre le jeu vidéo et d’autres processus de création, c’est l’interaction entre le joueur et le produit. L’auteur d’un livre, il peut tout maîtriser, dire au lecteur ce qu’il doit vivre. Dans le jeu vidéo, c’est le joueur qui décide ce qu’il va vivre et c’est très difficile de le prévoir. A la clé, une charge de travail immense, “toujours très compliquée à gérer”, pour rendre le jeu jouable dans les limites de l’imagination de celui ou celle aura la manette entre les mains.

Si Lightbulb prévoit de sortir son troisième titre en 2024, son développement a été mouvementé. “En 2020, on a fait une pré-production d’un an, et avant ça une phase de création qui avait déjà duré un an. Tout a été complètement foiré, mis à la poubelle et les personnes en charge du projet ont décidé de quitter la boîte” raconte Anders, non sans une pointe d’amertume dans la voix. “Ce n’est pas l’entreprise qui était méchante en forçant à cruncher [faire des heures supplémentaires systématiquement, ndlr], juste ils n’arrivaient pas à aboutir à quelque chose de convaincant” ajoute-t-il sans qu’on lui pose la question. Certains studios traînent en effet une réputation toxique de dépendance au crunch pour rendre les projets dans les temps fixés par les éditeurs.

Culture du crunch et congés forcés

Le mal qui ronge Lightbulb serait-il plus insidieux ? ExServ, ancien journaliste jeux vidéo aujourd’hui créateur de contenu sur internet, souligne l’existence d’une “culture” du crunch. “Ce n’est pas qu’une bête opposition entre les méchants managers et les gentils salariés” expose-t-il dans le podcast Fin du Game, qu’il co-anime. “ C’est vraiment un pan de l’industrie qui a appris à travailler énormément, de gens qui ont intégré la «passion » du jeu vidéo. Et comme ils se disent : «on bosse dans un milieu qui est cool, on a de la chance », ça justifie la souffrance”.

Atomic Raccoon n’a pas non plus été épargné. Le studio indépendant, qui travaille avec des freelances, a vu un de ses collaborateurs “cramer complètement” l’année dernière. “Il avait un gosse qui dormait pas, mais il voulait continuer à travailler. À un moment, je lui ai même proposé de le payer et qu’il ne vienne pas pour qu’il puisse se reposer, il n’a pas accepté. Ça n’a pas tenu, et il a mis quatre-cinq mois à revenir” déroule Édouard Philippe, le cofondateur d’Atomic Racoon. “C’est la passion, pas forcément du jeu vidéo en soi mais celle de ton activité spécifique au sein du jeu : du code, de l’animation ou de la musique… Une transe de l’artisanat qui peut te faire bosser dix heures d’affilée sans problèmes”, avance-t-il. D’abord ingénieur en mécanique quantique de la lumière, Édouard est passé à la création de jeux à la suite d’un burn-out et se veut vigilant sur ces problématiques de santé au travail. “Je ne veux pas que mes collaborateurs crament, et eux non plus d’ailleurs. Ils m’ont souvent fait la remarque : «Là il faut que tu lâches du lest », et ça marche plutôt bien. Il faut prendre le temps de discuter hors du taff, demander régulièrement si ça va, quitte à être assez insistant”.

D’autres studios ont dû se résoudre à des mesures plus radicales. Pour réaliser Hadès, sacré meilleur jeu de l’année en 2020, les dirigeants de Supergiant Games, basé aux Etats Unis, ont contraint leur salariés à prendre un minimum de vingt jours de congés par an, après s’être aperçu que bien que l’entreprise offre des congés illimités, personne n’osait jamais en prendre. “Ça nous sauve de nous-même” expliquait le directeur du studio pour justifier cette nouvelle politique.

L’apprentissage de la passion

Mais pour apprendre à désapprendre à travailler, le chemin commence probablement dans les écoles de jeux vidéo. Immense pavé gris, Rubika ressemble à une borne marquant l’entrée de Valenciennes. La lumière qui passe à travers les larges baies vitrées illumine un grand hall jaune déjà très lumineux où sont mis en évidence les différents prix remportés par la prestigieuse école d’animation, de design et de jeux vidéo.

Il faut un certain temps aux yeux pour s’habituer à la pénombre de la salle des étudiants en game art de 3ème année. Les volets ont été tirés pour que tous puissent bien voir le diaporama projeté par leur intervenant, Yann Dekneuvel. Les lunettes éternellement remontées sur son front, il commente les dossiers d’intention des élèves des années précédentes, ensemble des visuels ultra-travaillés de paysages d’exoplanètes imaginaires, mêlant crayonné et 3D. Il s’agit du prochain travail à rendre pour les élèves rassemblées dans la salle. “Ça doit transpirer le mouvement, l’interaction entre les personnages et l’environnement ! Vous travaillez pour les joueurs, pour les faire rire ou pleurer” martèle Yann, débordant d’enthousiasme. Quand on lui demande combien de temps il faut pour réaliser les 6 à 12 pages de dessins demandées, ce dernier hausse les épaules : “Tout ce qui est création c’est difficilement quantifiable, la gestion de projet déteste la création. Il faut être passionné pour faire du game art. Il faut se prendre au jeu, sortir du cadre scolaire et là, t’éclate tout”.

Dans la salle juste à côté, les étudiants en game design, ceux qui conçoivent les règles du jeu, travaillent devant leur ordinateur le plus souvent muni de trois écrans, sous l’œil attentif de Thomas Desaunay. Bonnet vissé sur la tête qui finit d’encadrer un visage cerné par la barbe, ce game designer freelance contraste avec son voisin par son calme apparent. Si comme Yann avec le game art, il reconnaît la dimension très prenante du game design, elle l’interroge quand il s’agit de l’enseigner. “Dans un cadre pédagogique on devrait être capable de gérer la charge de travail. Mais dans cette école, qui est formée à la pédagogie ? C’est bien le principe, ce sont des professionnels qui viennent transmettre leur expérience”. Calquée sur l’industrie vidéoludique, la formation des écoles de jeux vidéo a repris ses travers chronophages, avec des rythmes qui peuvent aller jusqu’à tutoyer ceux des grandes prépas. L’essentiel du travail consiste en des projets professionnalisants qui atteignent leur apogée en cinquième et dernière année : un an et trois mois pour réaliser un prototype complet, présenté à un jury de professionnels. “Ça a été créé par des gens qui venaient de l’industrie et qui ont cherché à faire en sorte que les diplômés puissent s’intégrer dans le processus productif des studios rapidement”, précise Thomas.

Le “métier-passion”, un glissement générationnel

Lui-même ancien diplômé de l’école, il observe pourtant un glissement générationnel s’opérer doucement : “Le discours du métier passion, je l’ai beaucoup entendu dans la bouche de mes anciens profs, qui sont sont rentrés dans le jeux vidéo un moment où il fallait être passionné, sinon c’était pas la peine. Aujourd’hui, ça peut être «juste» un métier. Notamment parce que moi, des camarades de promo, des collègues on a vécu le crunch contre lequel on lutte. Nos générations ont pris conscience que le travail ce n’est pas la vie”.

Ce nouveau discours, il est même arrivé aux oreilles de Philémon, 21 ans, assis au dernier rang. “Avec les trois du fond, on est connu pour travailler un peu trop”, explique-t-il. “Mais j’essaie d’avoir un rythme de travail correct et je me force à décrocher pour mon bien-être personnel. La plus gros souci qu’on pourrait presque reprocher à l’école c’est le fait qu’elle soit à Valenciennes. C’est pas la meilleure ville pour faire des choses à côté !” rigole-t-il avant de retourner à son poste, pour travailler.

Nathan Laporte, 29 mars 2023

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