La fabrique à morts-vivants

Niels Mayrargue
6 min readFeb 21, 2015

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Mort-vivant: “Un mort-vivant est, dans la culture populaire, un être mort mais qui continue à s’animer, que ce soit sous l’effet de sa propre volonté ou non.”.

Vous en croisez tous les jours des centaines. Vous en faites peut-être même partie. Nous en faisons peut-être déjà partie. Les Morts-vivants sont toutes ces personnes dont l’emploi a déjà disparu mais qui ne le savent pas encore ou refusent de le réaliser.

La révolution technologique actuelle progresse à une vitesse exponentielle. Mois après mois, elle rend caduques les compétences de milliers de personnes, devenues remplaçables par des robots ou des algorithmes.

Et ça n’est que le début. Car que va-t-il se passer quand Google ou Uber auront mis en circulation leurs véhicules sans chauffeurs ? Quand il aura été admis que le super ordinateur Watson d’IBM réalise de meilleurs diagnostiques médicaux que bon nombre de médecins ? Quand l’empire logistique robotisé d’Amazon aura rendu inutile l’immense majorité des commerces physiques ? Quand l’intelligence artificielle dépassera l’intelligence humaine, comme le craignent / l’annoncent de plus en plus en grands scientifiques ou experts technologiques (comme Stephen Hawking, qui alerte sur le fait que l’intelligence artificielle pourrait mettre fin à l’espèce humaine, Kurzweil, qui annonce que l’intelligence artificielle dépassera l’intelligence humaine d’ici 15 ans ou encore Elon Musk, qui prédit que l’intelligence artificielle constitue notre plus grande menace existentielle…etc) ?

Doit-on s’en plaindre ? Doit-on essayer de retourner en arrière, en abreuvant de subventions et de lois les “industries traditionnelles” ? Au contraire. C’est notre refus de changer de paradigmes sociétaux qui produit nos Morts-Vivants. Pas la technologie.

En nous accrochant à nos anciennes conception, en maintenant artificiellement des millions d’emplois, nous créons nous mêmes nos “morts-vivants”. Nous empêchons un nouveau système d’éclore et maintenons des millions de personnes dans cette position. Par incapacité à nous réinventer. En refusant désespérément d’abandonner trois idées fondamentales.

Les 3 idées fondatrices de notre “fabrique à morts-vivants”

La première, la plus évidente, est la linéarité des carrières. Nous sommes habitués à des carrières longues. A des carrières balisées. A une période d’apprentissage, l’école, suivie d’une période de travail, l’emploi. C’est confortable, sécurisant, mais cela n’existe plus.

Nous sommes dans une période charnière où la révolution numérique renverse chaque industrie, demandant une adaptation constante des métiers et des hommes pour survivre. Au risque de devenir soi-même un vestige du passé, en s’accrochant à un métier qui a déjà disparu. Cela demande de l’agilité, cela demande d’accepter que la formation se fasse tout au long de la vie. Que certaines choses ne seront plus jamais faites de la même manière, mais qu’en maitrisant de nouvelles compétences, un nombre incroyable de nouvelles opportunités deviennent accessibles.

La seconde est celle de la capacité humaine à évoluer aussi vite que la technologie. L’argument le plus utilisé par ceux qui prétendent que la révolution numérique ne menace pas l’emploi est celui de l’analogie avec le passé. Parce que la Révolution Industrielle a créé autant d’emplois qu’elle n’en a détruit, la même chose se répètera de façon magique avec la Révolution Numérique. En réalité, ce qui a permis à ce processus de “destruction créatrice” de bien fonctionner, c’est la capacité des gens à passer d’un métier à un autre, à se “déverser” d’un secteur à l’autre. Le problème, c’est que la technologie progresse à une vitesse exponentielle. Si ce processus était à l’époque possible dans un délais raisonnable, il semble aujourd’hui absolument impossible à l’échelle d’une vie, voire de deux. Il est absolument fou de penser que de monstrueux programmes d’éducation pourront permettre à un professionnel peu ou pas qualifié de se transformer en “data scientist”. Car les emplois créés par cette Révolution sont essentiellement des emplois extrêmement qualifiés !

Quelle est la conséquence ? Qu’à court terme, une part croissante de la population ne trouvera plus d’emploi. Que quelle que soit la taille de la fortune investie dans la formation, la technologie continuera, toujours à court-terme en tout cas, à évoluer plus vite que nos capacités cognitives d’adaptation et de formation. Comme l’écrit le prix nobel Paul Krugman, “Education, then, is no longer the answer to rising inequality, if it ever was (which I doubt).”

Enfin, la dernière idée, plus dramatique pour nos égos, est celle du caractère irremplaçable, indépassable de l’humain. En tant qu’espèce, nous avons connu trois premières blessures narcissiques :

  • Nous avons découvert avec Copernic que nous n’étions pas le centre de l’univers.
  • Nous avons compris avec Darwin que l’espère humaine était le fruit de l’évolution, comme toutes les autres espèces
  • Freud nous a montré que notre conscience n’était pas toute puissante, et que de nombreuses forces masquées étaient à l’oeuvre

Et bien il est plus que probable que nous découvrions un jour que l’espèce humaine est loin d’être indépassable. Pour le meilleur (parviendra-t-on à vaincre la mort comme le souhaite Google ? A réparer chaque accident ou maladie ? A créer des intelligences artificielles plus puissantes que les notres d’ici 15 ans ?), comme pour le pire (émergence d’une race de “sur-hommes” ? Menace pour l’humanité ? Explosion des inégalités ?).

Quelles conséquences sociales, politiques ?

A court-terme, il faudra s’adapter, massivement. Il faudra accepter que pour de plus en plus de tâches, les machines sont meilleures, plus efficaces, et il faudra les utiliser en ajoutant ce que l’humain sait (encore) faire de mieux (c’était un peu ce qu’avait imaginé Paypal pour lutter contre la fraude : combiner la capacité des algorithme à croiser des millions de données pour repérer et signaler des anormalités, avec en face des humains pour les traiter et agir). Mais cela ne suffira pas.

A moyen terme, il faudra absolument remettre en cause notre modèle social, qui repose sur un lien entre intégration sociale et capacité à créer des richesses (marchandes). Il faudra accepter qu’une partie massive de la population ne trouve plus d’emploi. Imaginer une vie et une contribution sociale et sociétale non marchande, au risque de voir les inégalités suivre la “power law” qui anime déjà nos économies. Car aujourd’hui une personne n’est intégrée que si elle a un travail, si elle contribue à la croissance. Cela sera de plus en plus compliqué, voire impossible. Il faudra donc se tourner vers de nouvelles solutions radicales, comme un revenu de vie (je ne dis pas que je suis pour, simplement que le futur exigera au moins ce niveau de radicalité). Plus généralement, si c’est la puissance de la multitude qui crée aujourd’hui la richesse, il faudra s’assurer qu’elle en récupère d’avantage que des miettes.

Enfin, il faudra aborder sérieusement la question du transhumanisme et de l’intelligence artificielle. Dépasser notre blessure narcissique pour penser et préparer de façon rationnelle ce qui sera peut-être le stade suivant de notre Humanité. C’est en tout cas le sens de la pétition que portent des gens comme Elon Musk ou Stephen Hawking.

Le vrai mépris

On pourrait m’accuser de mépris, en choisissant le terme de “morts-vivants”. Mais pour moi, le vrai mépris, c’est de dénier aux gens et plus globalement à notre société sa capacité à se réinventer, à se repenser. En faisant croire à des gens dont le métier disparait qu’il y a encore besoin d’eux pour ce qu’il font, comme s’ils étaient trop faibles pour comprendre, comme si nous étions collectivement trop faibles pour imaginer d’autres modèles sociétaux. En restant fixé sur ce qui a disparu, au lieu d’imaginer ce qui pourrait émerger.

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