Grand chanteur cherche grand hommage

Alors que les appels à une cérémonie nationale se multiplient, le décès du chanteur populaire dans la nuit de dimanche à lundi interroge sur les hommages rendus par la nation à ses artistes.

Noémie LECLERCQ
5 min readMar 26, 2019

Sur les plateaux télé et dans les matinales radio, les personnalités publiques se succèdent au lendemain de la mort de Charles Aznavour. L’actrice Mireille Matthieu appelle à la tenue de « funérailles nationales » sur Europe 1. Interrogé sur RMC, l’animateur Michel Drucker la soutient. De son côté sur France 2, l’ex-ministre de la culture Jack Lang souhaite un « hommage national » — de même que l’ancien président de la République François Hollande, qui s’est exprimé sur RTL.

Si tous s’accordent sur la nécessité de rendre un hommage à la hauteur du talent d’Aznavour, la différence entre « funérailles nationales » et « hommage national » est confuse : le site lefigaro.fr a d’ailleurs titré « La classe politique réclame des obsèques nationales » un article traitant de la position de François Hollande, en faveur d’un hommage national.

L’hommage national, la messe républicaine

“Sous l’ancien régime, les hommages étaient uniquement destinés au roi et à la famille royale”, raconte Christian Amalvi, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Montpellier, spécialiste des usages de la mémoire dans la France contemporaine.

Avec la Révolution, la souveraineté étant celle du peuple, les héros nationaux sont les grandes figures de la Nation. “Ce n’est plus le soldat victorieux qui compte, mais l’homme utile, le bon législateur, celui qui trouve des moyens de nourrir le peuple.” Les Lumières suivant, les grands intellectuels incarnent l’idéal national : à eux donc les cérémonies en grandes pompes s’ils décèdent.

L’hommage national se plie à des règles précises, instaurées avec les années. Il doit être publié au Journal Officiel avant sa tenue aux Invalides ou au Panthéon. Le cercueil du défunt est couvert d’un drapeau tricolore et le président de la République prononce un discours. C’est lui qui décide d’un hommage national. La cérémonie est, en théorie, réservée aux militaires tombés pour la nation. Au fil du temps, les pratiques ont évoluées : toute personne civile dont le président estime qu’elle a eu un « destin exceptionnel » peut avoir droit à cette distinction. Une définition large, qui englobe entre autres Simone Veil ; femme d’État française, l’académicien Jean d’Ormesson, Arnaud Beltrame ; l’officier de gendarmerie tué lors de l’attaque terroriste à Carcassonne en mars 2018 et Claude Lanzmann ; ancien résistant réalisateur du film documentaire Shoah.

Charles Aznavour n’est ni un héros, ni un politique. “Mais un hommage national de cette trempe serait justifié”, estime Christian Amalvi. “Il a fait rayonné la chanson française au bout du monde — lorsque que Johnny allait chanter à Los Angeles, c’était devant des Français. Aznavour à New York, c’est à guichet fermés et devant toute la communauté arménienne.” Le chanteur a incarné le génie français, la culture tricolore. Ses disques sont traduits dans de nombreuses langues et il donne des concerts aux quatre coins du monde. « Sans oublier que le chanteur, né Shahnourh Varinag Aznavourian, est l’incarnation d’un peuple aux multiples souffrances. Il est la figure de l’immigré qui a réussi à réunir les nations”, raconte l’historien.

Aux grands Hommes, la patrie reconnaissante

En 1885, Victor Hugo est le premier à avoir eu droit à des obsèques nationales. Deux millions de personnes y ont assisté : c’est la plus grande manifestation de tous les temps dans la capitale française. La cérémonie est semblable à l’hommage national ; il est cependant nécessaire qu’un décret présidentiel soit inscrit au journal officiel. Différence notable également, la famille du défunt décide du lieux des obsèques. La totalité des frais engagés est prise en charge par l’État, et il peut être décidé que suive une panthéonisation : comme ce fut le cas pour l’auteur de Ruy Blas.

Historiquement, les obsèques nationales des grandes figures sont un instrument de la cohésion nationale. En 2018, l’intention est la même, mais culte de l’individualité remplace celui du grand homme d’État à la De Gaulle. “Les obsèques nationales étaient réservées aux maréchaux. Aujourd’hui, il y n’y a plus de maréchaux victorieux, les hommes d’Etat n’existent plus vraiment. Ce sont les personnalités comme Aznavour qui prennent ce rôle dans la vie quotidienne des Français.”

D’autres écrivains, comme Colette et Aimé Césaire, ont également eu droit à des funérailles nationales. Josephine Baker est en revanche la seule une chanteuse à avoir eu une telle cérémonie, en 1975. Durant la seconde guerre mondiale, la meneuse de revue s’était engagée dans la résistance. Si elle n’avait été qu’une chanteuse populaire, elle n’aurait pas eu droit à tant d’égards.

“Nous ne sommes pas un pays de musique, comme l’Allemagne ou l’Italie”, explique Christian Amalvi. “Les obsèques de Verdi étaient comparables à celles de Victor Hugo”, raconte-t-il. En France, l’art majeur est la littérature.

Partir comme on a été connu : les hommages populaires

Quelques jours après le décès de Johnny Hallyday, Françoise Nyssen soutient la tenue d’un hommage national. Ses proches préfèrent un « hommage populaire ». Un glissement sémantique qui tient davantage du symbole que du déroulé de la cérémonie, puisqu’un cortège en l’honneur du Elvis français a traversé Paris pour se rendre à l’église de la Madeleine, où Emmanuel Macron a pris la parole.

Si le terme d’ « hommage populaire » date de celui réservé à Johnny, les grandes voix de la chanson française ont toujours mobilisé la foule. Elle s’est emportée en 1963, à la mort d’Edith Piaf, privée d’obsèques religieuses du fait de sa vie privée tumultueuse. Le convoi parti de son domicile jusqu’au cimetière du Père Lachaise amasse 500 000 personnes.

À Montparnasse le 7 mars 1991, les funérailles du chanteur et poète Serge Gainsbourg déplacent là aussi de très nombreuses personnes. Avec un chou, des paquets de cigarettes ou des flasques d’alcool ; ses fans rendent hommage à l’artiste à leur façon, à son image.

En ce qui concerne Charles Aznavour, une journée de deuil national a été décrétée en Arménie, pays de ses parents. Elle se tiendra le jour de ses obsèques, dont la date n’est pas encore connue. La famille du chanteur est actuellement en discussion avec la présidence pour convenir de la forme que prendra l’hommage en France

À la tombée de la nuit, le jour de l’annonce du décès et comme à son habitude dans de pareilles circonstances, la Dame de fer a revêtu son habit de lumières. Un peu plus loin, sur le pont d’Iéna, résonnaient « La Bohème ». La foule s’est réunie sous l’écran géant installé pour l’occasion, qui diffusait des photos de Charles Aznavour. Les gens dansent, chantent, s’embrassent ; certains laissent s’échapper une larme. Et à cet instant, il ne semble pas y avoir de plus bel hommage possible.

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