Slasher, l’avenir des musicien·nes ?

Olivier Tura
10 min readNov 13, 2018

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En 2017 Trempolino a accompagné ou formé 600 musicien·nes professionnel·les ou en voie de professionnalisation. Ce travail de fond, au plus près des problématiques auxquelles sont confrontés quotidiennement les artistes de notre filière fait l’objet d’analyses au sein de nos équipes et nous permet de dégager des tendances. C’est pourquoi nous avons souhaité les partager après les avoir confronté à différentes études menées à l’échelle locale, régionale et européenne. Voici les éléments principaux, forcément synthétiques, que l’ensemble de ce processus de travail a mis en exergue au sujet des carrières de musicien·nes aujourd’hui et de ce à quoi elles pourraient ressembler demain.

Depuis la structuration du secteur des musiques actuelles en France, les organisations qui le composent s’accordent sur l’existence de 3 dimensions essentielles dans la carrière d’un·e musicien·ne. Toute l’activité de Trempo au service des artistes s’est construite et organisée autour cela.

Tout d’abord, le projet artistique et sensible, c’est-à-dire le cœur de l’activité du ou de la musicien·ne. Il se développe en studios, sur scène et peut être individuel ou collectif. Et c’est souvent par cette entrée que les artistes viennent pour la première fois à Trempo. Ils ou elles attendent d’être soutenu·es pour développer ce projet artistique : dans sa construction et sa structuration ; dans sa promotion et sa visibilité. Nous leur proposons en réponse des programmes d’accompagnement, des résidences de travail et l’opportunité de développer un réseau professionnel en mesure de leur apporter des retours pertinents sur leur projet artistique.

La 2ème dimension concerne le besoin de développement de compétences individuelles techniques, instrumentales ou encore artistiques nécessaires à la composition, l’arrangement et/ou la production. C’est pourquoi les musicien·nes bénéficient à Trempo des dispositifs de formations professionnelles (dont certains certifiants) qui leur permettent de maîtriser et d’approfondir plusieurs techniques et esthétiques, d’acquérir plus d’autonomie dans leur métier, de développer leur polyvalence et par conséquent de faciliter le développement de leur projet professionnel. Grâce à cela ils/elles pourront être plus autonomes, jouer de plusieurs instruments, dans des esthétiques différentes et ainsi être en mesure de dynamiser leur activité professionnelle, donc de pouvoir générer plus de revenus.

Enfin la 3ème dimension est celle de la stratégie de carrière, celle qui permet de construire une carrière durable, assurant des revenus réguliers. Et c’est bien à cet endroit que nous considérons que le travail en direction des musicien·nes doit s’accentuer. Mettre en place une stratégie de carrière n’est évidemment pas nouveau. Depuis longtemps d’ailleurs, on parle de pluriactivité ou de poly-activité. C’est la raison pour laquelle on observe de plus en plus de formations et dispositifs d’accompagnement renforcés avec des modules sur l’environnement réglementaire, la maîtrise de la communication et des réseaux sociaux et plus récemment sur la monétisation des droits et la relation aux fans. Mais il est nécessaire d’aller plus loin dans cet accompagnement bien spécifique car les propositions actuelles ne traduisent pas pleinement l’évolution en cours des carrières des musicien·nes. Surtout elles ne prennent pas en compte les tendances qui d’ores et déjà se dessinent, qui pour certaines sont déjà installées, et doivent nous permettre dès aujourd’hui d’imaginer et d’accompagner l’avenir des musicien·nes et de leurs carrières.

1. Le/la musicien·ne est & sera de plus en plus un.e Slasher

L’équipe de Trempo observe trois tendances fortes dans les projets que nous suivons. Tout d’abord si le marché musical est plus ouvert (de plus en plus de groupes parviennent à une audience nationale et dégagent des revenus issus de la musique), la durée d’exposition et de vie de ces groupes est de plus en plus courte. Ensuite la pluriactivité des musiciens, qui a toujours existé mais vécue souvent de manière contrainte, se renforce. Enfin il y a une très forte individualisation des carrières au sein de collectifs plus ou moins formels, plus ou moins structurés. Ainsi les musicien·nes parlent de moins en moins de « groupes » mais de « projets ». Et ce sont ces projets qu’ils·elles multiplient, parfois exclusivement dans la musique, souvent de manière transdisciplinaire.

C’est cela être un·e slasher : une démarche qui conduit à mener de front 2 ou 3 (voire plus) projets artistiques différents et limités dans le temps. Cela signifie gérer des projets évoluant dans des sphères distinctes (un projet artistique pop mainstream, un autre expérimental de niche ; un projet d’action culturelle, un autre en partenariat avec une marque de streetwear). Et c’est souvent la somme de toutes ces activités qui leur permet de gagner correctement leur vie. Cela doit conduire les musicien·nes à penser un modèle économique fondé sur la diversification d’activités et de compétences (mener un projet d’action culturelle dans une école nécessite des compétences différentes de celles nécessaires pour un projet de branding). C’est pourquoi à Trempo, nous avons créé plusieurs programmes qui accompagnent les musiciens dans cette démarche : 360 (depuis 2016), European Music Incubator (depuis 2017). Un nouvel accélérateur, soutenu par le Ministère de la Culture, sera lancé en janvier 2019. Cela doit surtout les amener à construire une stratégie de moyen-terme déterminée. Ainsi l’un des musiciens en résidence à Trempo parle de lui comme « saisonnier » : 6 mois en création sur des projets ambitieux et en production de jeunes artistes et 6 mois en synchro pub et cinéma pour compléter ses revenus. Ce modèle n’est pas parfait et ne conviendra pas forcément à tous les artistes mais il lui permet de combiner une activité artistique ambitieuse, pointue, plus risquée et moins rémunératrice, avec une activité plus technique et commerciale mais source de revenus plus confortables et réguliers.

Mais surtout construire sa carrière en tant que « slasher » conduit à décloisonner et à évacuer les considérations normatives souvent associées à ce que à quoi devrait ressembler ou pas un carrière de musicien.ne. Les carrières sont multiples et diverses ; les modèles économiques et les statuts associés également. Le rôle de la filière (et notamment de structures d’accompagnement comme Trempo) est avant tout de leur permettre de mener leur carrière comme ils/elles le projettent.

2. Être un « slasher » c’est aussi être intermittent

Une critique souvent entendue au sujet de la prise en compte des nouveaux modèles économiques des artistes serait qu’il s’agit en creux d’une remise en cause du régime de l’intermittence. Or c’est l’inverse. Car l’intermittence est fondamentale. Système inédit, elle a permis à la France de créer un régime d’indemnisation chômage qui sécurise les revenus de nombreux artistes et technicien·nes pour leur travail de création et de représentation artistique. Et, alors que les élections européennes se profilent, il est nécessaire que les organisations et les réseaux culturels européens se fassent mieux entendre sur leurs propositions d’harmonisation sociale par le haut pour les carrières des artistes.

Pour autant le système actuel de l’intermittence trouve parfois ses limites car il ne permet pas (ou très difficilement) de cumuler des revenus issus de contrats à durée déterminée d’usage (CDDU) avec une création et une gestion d’entreprise. En effet, il est quasiment impossible, notamment pour des artistes émergents, de gérer des activités de représentation artistique sur scène (donc salariées) avec des activités ne relevant pas du régime de l’intermittence, et donc souvent entrepreneuriales (commande artistique de synchro pub, projet touristique, etc.). Inciter les artistes à penser un modèle économique basé sur la diversification d’activités signifie qu’il faut favoriser la reconnaissance juridique et sociale du multi-statut des artistes et, par conséquent, du statut entrepreneurial. Mais il serait erroné, voire hasardeux en matière de protection sociale, de penser l’entrepreneuriat en tant que finalité. Il s’agit au contraire d’en faire un outil, parmi d’autres, au service des carrières d’artistes, comme une ressource pour développer une carrière sur le long terme.

Surtout faciliter ce cumul d’activités aurait une portée symbolique particulièrement forte. Cela conduirait à effacer ce sentiment de nivellement qui amène à penser que les « bons » artistes sont ceux qui se produisent sur scène face à un public, que les « mauvais » artistes sont ceux qui vivent en faisant « autre chose » (justement parce qu’ils ne seraient pas parvenus à vivre de la scène). Cette dichotomie ne correspond plus à la vision que les musicien·nes ont de leur carrière, ni aux réalités économiques de notre société.

3. Les musicien·nes exigeront d’être remis.es au cœur de la filière musicale

Contrairement au cinéma, la filière musicale française et européenne est atomisée. La valeur créée par cette filière est par conséquent inégalement répartie. Et ce sont les artistes qui pâtissent le plus de cette situation. Pourtant ce sont eux qui irriguent l’ensemble de la chaîne de valeur, qui créent les contenus et permettent in fine des innovations sociales et économiques générant de la valeur (et donc des revenus) qui sera distribuée entre l’ensemble des partie-prenantes.

En avril 2018, le Financial Times posait une question volontairement polémique : Who needs the labels anyway ? En effet, la technologie, et son appropriation par les artistes, a modifié en profondeur les moyens de créer (software, instruments, contrôleurs), de partager (réseaux sociaux, vidéo 360, transmédia, etc.), de diffuser (playlists, curation, streaming) des œuvres musicales. Surtout cette transformation numérique a bouleversé les rapports entre les différents acteurs de la filière car les musiciens ont une capacité de mise en relation directe avec leur public et leurs fans beaucoup plus importante.

Les nouveaux modèles de répartition des revenus pour les musicien·nes, tels que nous les accompagnons, ont pour but de leur permettre de devenir plus autonomes face aux intermédiaires dans la chaîne de valeur et donc de rééquilibrer les rapports de force. Le repérage des projets artistiques se fait de plus en plus tôt, les contrats d’artistes sont eux de plus en plus courts. Le temps du développement est donc largement réduit. Favoriser l’autonomisation professionnelle des musicien·nes leur permettra dans ce cas de détenir les clés pour mieux négocier leurs contrats ou bien de travailler volontairement de manière indépendante de l’industrie. C’est donc un outil pour lutter contre le court-termisme de l’industrie.

Si personne ne peut réellement prédire ce à quoi la filière ressemblera dans 10 ans, seule une meilleure prise en compte des conditions socio-économiques à l’origine de la création générera une meilleure répartition de la valeur. Surtout il s’agit du meilleur moyen de rendre les innovations technologiques en cours (streaming, blockchain, monétisation, curation, etc.) réellement porteuses de sens, efficaces et équitables économiquement. Comment garantir que les musicien·nes émergents puissent d’une part toucher efficacement leurs droits, d’autre part que ces droits puissent augmenter de manière substantielle ? En fin de compte, garantir l’autonomie des musicien·nes, c’est leur redonner une voix politique !

4. Les musicien·es auront un rôle étendu dans la société et dans la ville

Les artistes ont des compétences multiples qui peuvent être appliquées dans beaucoup d’autres secteurs, leur permettant d’élargir leur projet professionnel et de générer d’autres sources de revenus. Ils·elles ont un rôle à jouer comme acteurs·trices à part entière de la société, et pas uniquement dans le champ de la création artistique. Leur créativité, leur approche sensible et critique de notre société, leur capacité d’exploration et d’imagination sont autant de compétences recherchées dans de multiples secteurs d’activité. Ainsi des projets artistiques peuvent avoir un rôle dans la prise en compte des problématiques écologiques et environnementales, des musicien·nes peuvent mettre leurs compétences créatives au service de modèles innovants de ressources humaines d’une entreprise, des artistes peuvent s’engager dans un collectif croisant arts et recherche au service de l’innovation technologique et sociale, des musiciens et des habitants peuvent s’allier pour inventer et expérimenter d’autres modèles urbanistiques, etc.

Penser les nouveaux modèles économiques, c’est donner la possibilité (s’ils ou elles le souhaitent) aux musicien·nes de travailler différemment la création artistique en s’appuyant sur la transversalité des métiers, des compétences, des secteurs et des réseaux. Et de manière plus globale, d’une part cela leur donne la possibilité de s’engager de manière effective dans la société (et pas seulement de porter un discours sur celle-ci), d’autre part cela contribue au décloisonnement de nos sociétés normatives construites en silos, souvent imperméables.

Pour Trempo, tout ce travail doit être pensé en lien avec les évolutions des politiques publiques notamment au niveau des métropoles européennes. En effet, afin de faciliter les croisements entre les secteurs, encore faut-il que les politiques publiques soient construites de manière à rendre cela possible. Et c’est tout l’enjeu en cours et à venir. Une politique en faveur du développement des carrières des musicien·nes ne peut pas être seulement l’apanage d’une politique culturelle. Elle doit être pensée de manière transversale, aussi bien en termes de moyens et d’impacts. Autrement dit, elle doit questionner la manière dont la musique peut irriguer effectivement les secteurs de la santé, de l’environnement, de l’attractivité, du tourisme, de l’urbanisme ou encore de la petite enfance. Elle interroge également la manière dont les projets et les lieux culturels sont soutenus et financés. C’est pourquoi la Ville de Nantes, par l’intermédiaire de Trempolino a adhéré au réseau Music Cities Network. Ce réseau international a été créé à l’initiative de la Ville de Hambourg et de l’agence Sound Diplomacy et regroupe actuellement les villes de Nantes, Aarhus, Bergen, Groningen, Sidney et Berlin. Il développe le concept de #MusicCities et propose d’agir en faveur de la création de stratégies musicales au service de l’ensemble de la métropole.

Pour Trempo, ce positionnement est essentiel. Il traduit notre volonté de transformer notre rôle en tant que structure d’accompagnement et lieu culturel : agir simultanément et collectivement en faveur de carrières durables, entrepreneuriales et diversifiées pour les artistes, et en direction de l’ensemble d’un territoire, de ses filières, de ses acteurs et de ses habitants.

C’est pour réfléchir collectivement à ces problématiques, et construire les parcours d’accompagnement d’artistes de demain que, les 22 et 23 novembre prochains, nous organisons SLASH la convention européenne, qui rassemblera une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices de la musique et de la culture.

Olivier TURA, directeur & le Conseil d’Administration de l’association Trempolino (Nantes)

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Olivier Tura

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