La gestion du coronavirus marque-t-elle le succès du « leadership féminin » ?

Malgré de bonnes intentions, l’idée de « leadership féminin » dessert le combat pour l’égalité des sexes.

Païdeia
4 min readApr 23, 2020
Gustave Moreau, La Chimère, 1867. Harvard Art Museum/Fogg Museum

Un bruit court ces derniers jours : les pays menés par des femmes auraient une meilleure gestion du coronavirus [1]. Il est vrai qu’à y regarder de près, on pourrait trouver là plus qu’une simple coïncidence. Angela Merkel a d’emblée mesuré la gravité du virus et son potentiel infectieux, prévoyant des salves massives de tests et permettant ainsi à son pays de restreindre considérablement le nombre de morts et d’infections. C’est aussi le cas de Tsai Ing-wen à Taïwan qui, dès janvier, avait pris plus d’une centaine de mesures pour empêcher la diffusion de l’épidémie, sans avoir eu besoin d’imposer un confinement. De même, Jacinda Ardern en Nouvelle Zélande a réagi en imposant rapidement l’isolement des personnes entrant sur le territoire. En Islande, la première ministre Katrín Jakobsdóttir a offert un test gratuit à tous les Islandais, permettant l’endiguement rapide du virus. Enfin, on cite les actions originales de la première ministre norvégienne Erna Solberg, qu’on a vu répondre à la télévision aux questions d’enfants anxieux.

La prise en charge de ce virus par des femmes semble se caractériser par un certain esprit de décision mais aussi par une empathie qui serait propre au « leadership féminin ». Les femmes, dotées d’un « quotient émotionnel » plus élevé, auraient été plus aptes non seulement à sentir la gravité de la situation et donc à agir rapidement, mais également à gérer la détresse de leur population. À l’inverse, le « leadership masculin » se serait d’abord manifesté par une rhétorique autoritaire, allant de l’exhortation martiale à la mobilisation générale jusqu’à la remise en cause agressive d’institutions internationales prétendument incompétentes, le tout sans réel succès face à l’épidémie. Bref, c’est un « style » proprement féminin de leadership qui aurait éclaté au grand jour pendant l’épidémie du coronavirus. L’échelle mondiale du problème sanitaire offrant, par comparaison, la démonstration de sa supériorité. Mais que recouvre exactement cette idée ?

Un leadership féminin ?

En 2019, le Business New Daily [2] réalisait une enquête sur le leadership féminin en demandant à des dirigeantes quelles étaient leurs forces. Il en ressort l’empathie et la capacité d’écoute comme traits spécifiquement féminins, ainsi que la capacité à se remettre plus facilement en question que les hommes et la volonté d’enrichir ses équipes (nurturing). Une volonté « naturelle » de les alimenter, de les former, comme une « mère » allaiterait ses enfants. L’article s’appesantit enfin sur l’idée que les femmes seraient des êtres naturellement « multitâches », capables de mener de front plusieurs projets en même temps.

On l’aura compris, le leadership féminin repose ici sur une certaine idée de la féminité. La volonté de nourrir renvoie évidemment à l’allaitement, la tendance à se remettre à l’idée que la femme est moins sûre d’elle que l’homme, et l’empathie comme le résultat d’une sensibilité quasiment hormonale. La femme serait dotée de qualités singulières, prédéfinies par la nature et entretenues par la société à travers des rôles proprement féminin, celui de mère notamment. Qualités singulières qui sont autant de ressources pour un leadership proprement féminin. Un « leadership féminin » que la crise du coronavirus consacre en ce qu’elle appelait des qualités de remise en question des acquis et surtout d’attention que les femmes posséderaient naturellement. Évidemment, si la crise de demain appelait des traits de caractères différents, les femmes seraient priées de laisser aux hommes le leadership.

Bien comprendre le « genderbalance »

Le problème, c’est qu’ici l’insistance sur le leadership féminin s’inscrit dans un discours qui peut paraître paré de bonnes intentions féministes. Il sert à louer l’action des dirigeantes politiques. Mais on le sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Car la naturalisation de qualités rapportées au genre, si elle sert ici à glorifier les femmes politiques, ouvre la porte à leur disqualification dès lors que leur « nature » ne serait plus adaptée aux enjeux. Comme l’écrivait Simone de Beauvoir : « La femme n’est victime d’aucune mystérieuse fatalité ; les singularités qui la spécifient tirent leur importance de la signification qu’elles revêtent ; elles pourront être surmontées dès qu’on les saisira dans des perspectives nouvelles. » Singulariser un leadership féminin, c’est donc se tromper de combat.

L’ambition, à laquelle aspirait déjà Simone de Beauvoir, d’arriver à une égale représentation des hommes et des femmes dans les postes de direction — ce qu’on appelle aujourd’hui le genderbalance — ne passe pas par l’insistance sur les singularités féminines. Au contraire, c’est le fait que le genre n’est pas un facteur déterminant du bon leadership qu’il faut reconnaître. Le genre n’est qu’un élément parmi d’autres susceptibles de peser, le moins possible souhaitons-le, dans une large gamme de compétences, de savoir-faire et de savoir-être également maîtrisables qu’on soit un homme ou une femme.

C’est en partant de ce constat que l’on pourra reconnaître qu’encore aujourd’hui, comme Simone de Beauvoir l’écrivait dans Le Deuxième sexe : « Économiquement hommes et femmes constituent presque deux castes; toutes choses égales, les premiers ont des situations plus avantageuses, des salaires plus élevés, plus de chances de réussite que leurs concurrentes de fraîche date; ils occupent dans l’industrie, la politique, etc., un beaucoup plus grand nombre de places et ce sont eux qui détiennent les postes les plus importants. » et qu’on pourra changer cet état de fait persistant.

--

--

Païdeia

Païdeia est un collectif de chercheurs en sciences sociales. Nous œuvrons à la diffusion de ces disciplines dans le monde économique : paideiaconseil.fr