L’assurance contre les risques sanitaires : un adynaton* ?

Pourquoi la crise sanitaire, pourtant liée aux mutations climatiques, ne peut-elle pas être considérée par les assurances comme une catastrophe naturelle ?

Païdeia
5 min readMay 5, 2020
Jean Cocteau, Amoureux, 1957, Musée de Menton

Crise sanitaire, catastrophe écologique et crise économique : un rapport de causalité unit ces trois phénomènes. La déforestation, rappelons-le, en rapprochant les chauve-souris des habitats humains et en déséquilibrant ainsi l’écosystème, a rendu possible la diffusion du coronavirus [1]. Le confinement mis en place en France pour empêcher sa propagation et éviter la saturation du personnel et des structures hospitalières entraine la mise à l’arrêt des entreprises, bloque le système productif à l’échelle nationale et participe ainsi de la crise économique globale. Par conséquent la catastrophe écologique semble, quoi qu’indirectement, la cause de pertes de richesses massives. Dès lors, les assurances ne pourraient-elles pas couvrir l’exposition des entreprises au motif que la crise sanitaire résulte d’une catastrophe naturelle ? La question a été posée. Des demandes de prise en charge des pertes d’exploitation ont été faites [2]. Réponse des assurances : impossible. Pourquoi ?

Raisons économique, légale et anthropologique d’une impuissance

Peu d’assureurs garantissent les pertes sans dommage matériel visible : la disparition de rentrées d’argent sans qu’il y ait eu atteinte physique à un bien ou une personne n’est que très rarement couverte. Ainsi les commerces jouxtant Notre-Dame ont subi de plein fouet les conséquences économiques de l’incendie de la cathédrale de Paris sans que leurs propriétaires ne bénéficient de dédommagements. Le problème est le même dans le cas de l’épidémie de COVID-19. Là encore, il s’agit moins d’impossibilité que de « frilosité » des assurances à couvrir des pertes d’exploitations [3].

Surtout, les assurances n’ont pas les moyens financiers de prendre en charge, faute de cotisation des assurés, et faute de fonds suffisants, une crise d’une telle ampleur. Or, les fonds propres des assurances dépendent eux-même d’une réassurance [4] qui garantit l’assureur contre le risque d’avoir à payer à ses assurés un sinistre trop important, qualitativement ou quantitativement. Or, si les assureurs sont territorialisés, le système de la réassurance est, lui, mondialisé. Ses impératifs financiers sont extérieurs au système économique français : on ne peut faire jouer auprès de lui l’argument de la solidarité nationale. Rien n’oblige ni moralement ni légalement les réassureurs à venir en aide aux assureurs au-delà des clauses contractuelles convenues et pour dédommager des pertes dues à un risque pour lequel les assurés n’ont pas initialement cotisé. L’impossibilité de couvrir les pertes d’exploitation entrainées par l’épidémie s’explique donc avant tout par une impuissance économique et contractuelle des assurances.

Mais la raison profonde qui pousse les assureurs à ne pas intervenir se niche dans le principe même de l’assurance tel qu’il s’est développé en Occident. Les polices d’assurance couvrent des risques déjà connus. Or, l’épidémie de coronavirus est inédite et, de ce fait, ne peut entrer dans la catégorie des « événements garantis ». Autrement dit, le contrat assurantiel est fondé sur l’impossibilité d’ajouter après coup « une garantie bouleversant complètement l’équilibre contractuel » [5]. Les contrats actuellement en vigueur, qui engagent l’adhésion de différentes parties prenantes, ne sauraient être modifiés par les assurances pour répondre à l’arrivée inattendue d’un nouveau risque. Ce serait remettre le principe même de l’assurance, la mutualisation du risque connu sur laquelle se fonde son principe.

Agir en-deça de la garantie

Bien qu’elles s’en tiennent scrupuleusement aux domaines d’intervention définis dans leurs contrats, les assurances s’interrogent néanmoins sur leurs possibilités d’action dans le contexte actuel. La Fédération française de l’assurance a annoncé une série de mesures pour faire face à la crise sanitaire [6] : mesures extracontractuelles, programme d’investissements, fonds de solidarité, conservation des garanties des entreprises en cas de retard ou problème de paiement de celles-ci, etc. Autant de procédés de substitution de l’argent perdu pour pallier aux effets de l’épidémie en comblant l’absence de garantie. Ces mesures ne sont pas qu’agitation pratiques, elles vont de pair avec le lancement d’un programme de réflexion, de concert avec le ministère de l’économie et des Finances, pour penser un nouveau régime d’assurance permettant de garantir les risques de type COVID-19 [7]. Ainsi la crise sanitaire, en raison de l’ampleur des pertes d’exploitation qu’elle produit, devient un nouveau terrain de recherche collective : juristes, assureurs, réassureurs, pouvoirs publics sont autour de la table pour penser un nouveau dispositif d’assurance.

Comment inventer de nouveaux régimes d’assurance ?

Salutaire programme sans doute, au sein d’une Europe qui semble dépassée et alors même que l’apparition de nouvelles zoonoses liées aux mutations environnementales est amenée à se multiplier [8]. La création d’un nouveau régime d’assurance suppose cependant une modification du paradigme anthropologique sur lequel elle assoit ses fondements symboliques. Ainsi que l’anthropologue Frédérick Keck le propose, c’est en pensant en termes non seulement de prévention, ce que font traditionnellement les assureurs, mais aussi de préparation, qu’il est possible d’anticiper les effets d’un risque aussi catastrophique que sa probabilité est incalculable [9]. L’anthropologue définit la prévention comme « un calcul de risque sur un territoire » tandis que la préparation est « un ensemble de techniques d’imagination de l’événement, une manière de faire comme s’il était déjà là ». Ne pourrait-on pas imaginer par exemple que les entreprises paient pour la garantie des risques sanitaires seulement à partir du moment où les sentinelles des épidémies déclenchent les signaux d’alarme, selon de nouvelles modalités de mutualisation des risques [10] ? Passer du modèle de la prévention à la préparation, c’est faire entrer l’irréel, l’événement inconcevable, dans le domaine du possible pour trouver concrètement les moyens de s’y adapter et de fonder son assurabilité.

* L’adynaton est une figure de style qui consiste à exprimer une chose ou un fait contraire aux lois naturelles.

[1] Voir, parmi les multiples entretiens que Frédérick Keck a donnés à la presse sur le sujet, cet entretien du 11 avril 2020 : https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/frederic-keck-cnrs-nous-sommes-confines-comme-des-animaux-parce-que-nous-ne-savons-plus-vivre-avec-eux/10218684.html

[2] https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-la-senatrice-sylvie-robert-veut-que-les-assurances-paient-les-pertes-d-exploitation-6796820

[3] Selon Luc Mayaux, Directeur de l’Institut des assurances de Lyon : https://www.leclubdesjuristes.com/assurance-et-coronavirus-le-drame-des-pertes-sans-dommage/

[4] https://www.apref.org/fr/notre-metier

[5] Selon l’expression du même Luc Mayaux.

[6] Voir le site : https://www.ffa-assurance.fr/infos-assures/coronavirus-covid-19-et-assurance

[7] https://www.ffa-assurance.fr/actualites/la-ffa-annonce-le-lancement-des-travaux-sur-un-futur-dispositif-assurance-contre-les

[8] Voir l’article de Païdeia, à propos de la répétition des pandémies et le lien avec la catastrophe écologique : https://medium.com/@paideiaconseil/covid-19-révélateur-du-péril-écologique-8a8bd9a2000c

[9] Voir l’entretien du 11 avril 2020 déjà cité : https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/frederic-keck-cnrs-nous-sommes-confines-comme-des-animaux-parce-que-nous-ne-savons-plus-vivre-avec-eux/10218684.html

[10] Les sentinelles des pandémies, selon la définition qu’en donne Frédérick Keck, sont les espaces et les agents qui guettent et signalent l’apparition d’un virus. Hong Kong a par exemple mis en place un réseau de sentinelles de volailles non vaccinées : la mort de ces volailles donne le signal de la présence du virus de grippe aviaire. Voir l’entretien suivant : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/04/01/coronavirus-conversation-avec-francois-moutou-et-frederic-keck/

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Païdeia est un collectif de chercheurs en sciences sociales. Nous œuvrons à la diffusion de ces disciplines dans le monde économique : paideiaconseil.fr