Bilan de la première vague : les entreprises et le réel

L’activité économique s’apprête à redémarrer. De cette première vague épidémique, une leçon à tirer pour les entreprises : il est temps de se comprendre autrement.

Païdeia
8 min readMay 7, 2020

Depuis quarante ans, la déforestation, l’élevage industriel et l’urbanisation offrent l’opportunité aux virus d’origine animale de sauter la barrière inter-espèce. Avant le Covid-19, la liste est longue de ces nouvelles zoonoses qui font leurs apparitions désormais plusieurs fois par décennies. Une fois passées chez l’homme, ces maladies profitent des infrastructures de transport qui se sont, elles aussi, multipliées, pour se répandre partout sur terre, transformant rapidement les épidémies localisées en pandémies incontrôlables. Pour nous qui nous apprêtons à sortir du confinement, les scissions temporelles s’établissent pour l’instant entre notre vie d’avant le 16 mars, notre vie confinée depuis et l’incertitude de la lente reprise d’une vie normale. Mais ce que les recherches en sciences humaines et sociales que nous parcourons depuis maintenant deux mois nous disent, c’est que cette crise, la première d’une longue série, marque une autre scission historique. Après les 30 glorieuses, après ce que certains ont appelé les 30 piteuses, nous sommes entrés dans une nouvelle ère historique : l’anthropocène.

Le débat reste ouvert de savoir si les effets destructeurs de l’activité humaine sur l’environnement ont commencé dès la révolution néolithique, qui avec la domestication et l’agriculture marque d’ailleurs le temps des premières épidémies, ou au XVIIIème, lorsque les logiques d’investissement du capitalisme marchand rencontrent les techniques d’extraction des énergies fossiles. Anthropocène ou capitalocène.

Mais l’origine importe peu au regard des conséquences des phénomènes dont il est question. Ce qu’il convient de comprendre c’est que ce que nous subissons n’a rien à voir avec le thème de la nature qui se venge. Plus simplement, ce que nous subissons résulte de cette vérité toute simple : nos conditions d’existence sont enchâssées dans les équilibres environnementaux que nous perturbons. Les Romains connaissaient cette condition dont l’homme moderne prend la figure et à laquelle Térence consacrait une pièce : l’héautontimoroumenos ; littéralement : « le bourreau de soi-même ».

La crise de l’anthropocène est l’inverse d’une apocalypse. Il n’y a dans ce qui nous arrive aucun châtiment divin, ni d’ailleurs aucune fatalité. Il n’y a que des rapports de causalité, en tout point observables et observés par foule de chercheurs, entre nos actions et leurs conséquences. Les schèmes explicatifs ont beau être parfois complexes — le réchauffement climatique par exemple peut être imputé à une multitude de facteurs conjoints, des émissions de gaz à effet de serre à la déforestation — ils sont connus et étudiés. Depuis quelques années, ils sont également diffusés et compris. C’est ce qu’on appelle la prise de conscience écologique. Elle s’impose, donnant lieu à d’importantes mobilisations et plaçant les enjeux écologiques au cœur des luttes politiques. Elle a même pénétré les entreprises.

La réalité économique et le réel

La chose n’allait pas de soi. Karl Polanyi [1] a décrit comment la sphère économique s’est progressivement désencastrée de la société et des milieux naturels pour s’autoréguler selon sa norme propre — celle du profit — dans une autarcie gagée sur une institution imaginée : le marché. La chose a l’air théorique et pourtant c’est elle qui s’accuse lorsque nous constatons, souvent, l’écart entre nos convictions profondes et les activités auxquelles nous participons la journée au sein de nos entreprises. Les outils que nous utilisons, les interactions qui ont lieu, les conseils dispensés par les grands cabinets que nous suivons, toutes ces médiations avec le réel qui s’appellent “marchés”, “concurrence”, “relais de croissances”, constituent une réalité alternative dans laquelle nous évoluons en permanence, comme à côté du réel. Un réel qui se rappelle inopinément aujourd’hui sous la forme d’un virus microscopique qui brise le fantasme collectif d’autonomie de la sphère économique.

Le choc avec le réel est violent. Pourtant, lui non plus n’avait rien d’une fatalité. Ce que nous avons appelé dans nos textes successifs, reprenant l’expression de Bruno Latour, “l’atterrissage” ne sous-entend rien d’autre que notre volonté, chez Païdeia, de remplacer progressivement et à moindre coût, la bulle qu’est devenue notre réalité économique quotidiennement par le réel. L’enjeu est encore devant nous car il y a fort à parier qu’après cette crise l’aveuglement général continue, jusqu’à la prochaine. Le réel s’imprimant progressivement de choc en choc. Faire entrer les sciences humaines et sociales dans l’entreprise c’est opter pour un atterrissage non forcé. C’est, plutôt que de le subir, apprivoiser le réel.

Le design thinking comme symptôme

Cette volonté d’apprivoiser le réel est patente. Depuis plusieurs années les entreprises ont essayé de l’intégrer, à la marge. On en trouve une première trace dans le développement du desing thinking. Derrière la grande variété de formes qu’il peut prendre, la large diffusion du design thinking doit être lue comme un symptôme. Elle signale la pauvreté de la conception de l’individu comme consommateur. Derrière le consommateur, c’est leur compréhension de la demande que les entreprises essayent de préciser.

Classiquement, la demande fut d’abord considérée par le seul prisme de l’intérêt du consommateur — cet homo œconomicus — ; voir même carrément négligée dans la mesure où, c’est connu : “c’est l’offre qui crée la demande”. Puis, avec la multiplication des biens de consommation et de la concurrence, le consommateur a été psychologisé : plus que son intérêt, c’est sur ses goûts et ses désirs que les entreprises ont voulu se renseigner. Ainsi se sont développés focus groupes et enquêtes d’opinions, aux protocoles raffinés mais qui pêchent tous par les mêmes biais. On peut les résumer à travers les deux idées fausses que ces méthodes prennent pourtant pour allant de soi : l’idée de l’origine individuelle du goût ou du désir et l’idée de la capacité individuelle d’objectivation de ses goûts et désirs. Idées fausses qui, au-delà de toutes les précautions méthodologiques d’usage, font que la recherche des causes explicatives des pratiques de consommation par les enquêtes d’opinion et les focus groupe, dans lesquels les entreprises engloutissent des fortunes, échouent inéluctablement. La raison en est simple. Elle tient à l’écart qui existe entre les pratiques de consommation des individus telles qu’ils se les représentent et la réalité de ces pratiques, mais surtout à ce que l’individu auquel s’adressent les testeurs — le consommateur — n’existe pas. Le consommateur est une figure connue dans la réalité économique mais qui n’a pas d’analogue dans le réel. Le consommateur, cet individu omniscient de ses goûts et souverain dans ses actes d’achat cède, dans le réel, la place à un individu socialisé dont les motivations se situent à la rencontre de multiples facteurs qui vont de ses sphères de socialisation, au contexte de son parcours d’achat, en passant par des influences multiples, plus ou moins lointaines, et qui laissent une bonne part à la contingence. Autrement dit le consommateur qui est interrogé dans les focus groupe ou les enquêtes d’opinion est un artefact de laboratoire qui correspond aux idées en vigueur dans la réalité économique mais qui, dans le réel, n’existe pas.

Et c’est là que le desgin thinking trouve sa justification. Sa méthode repose sur la mise à profit de l’expérience accumulée des producteurs et des parties prenantes de l’entreprise, ses stakeholders. Autrement dit, le design thinking ne consiste pas à interroger le consommateur mais à se fier à ce que l’expérience accumulée des producteurs leur ont appris des comportements de l’individu qui se cache derrière le consommateur. Le design thinking est une voie vers l’objectivation et la compréhension complexe des pratiques de consommation. Ce faisant, le design thinking manifeste à sa façon l’impératif de sortie de la réalité économique — qu’incarne la figure imaginée du consommateur — pour retrouver le réel de la société dans laquelle les activités économiques ont lieu. Loin d’être une panacée , il n’est pas non plus une mode. Car s’il demeure une discipline bien imparfaite, le desing thinking signale une progression, un début d’extraction de la sphère économique de son autarcie pathologique.

Au-delà de la RSE

Le design thinking est une étape de l’atterrissage, une escale passagère sur la route qui sépare la réalité économique du réel en s’opposant à la figure économique du consommateur, c’est-à-dire en critiquant la conception libérale de la demande. Mais la volonté de sortie de la réalité économique imaginaire est aussi sensible du côté de l’offre ; c’est-à-dire du côté de l’évolution de l’auto-compréhension que les entreprises ont d’elles-mêmes.

Depuis quelques années s’est développée la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise. Elle a permis de lier la réalité économique au monde réel. La réalité économique d’une entreprise c’est celle de sa position sur un marché au regard de sa concurrence et au milieu de ses stakeholders. Le réel ce sont les conditions et les conséquences de son activité sur la société et l’environnement. De l’un à l’autre, la RSE a opéré comme un liant. Un liant parfois ténu ; certaines politiques de RSE ne sont là que pour servir de relais au marketing ou de politique RH de recrutement ou corporate, autrement dit elles ne sont que des outils d’évolution dans la réalité économique. Elles servent des finalités strictement économiques : conquérir des parts de marché (capter la demande), augmenter la productivité (consolider l’offre). Mais parfois, aussi, les politiques de RSE sont un liant plus solide : elles manifestent un souci sincère de l’entreprise de s’extraire de la réalité économique pour s’ancrer dans le réel. On les reconnait à un indice : lorsqu’elles s’émancipent de toute logique directe et indirecte de profit, lorsqu’elles ont un coût. C’est rare.

Récemment, la loi PACTE a introduit un nouveau dispositif susceptible, utilisé à bon escient, d’ancrer les entreprises dans le réel : la raison d’être. Cet objet juridique a le mérite d’inciter l’entreprise à un effort d’auto-compréhension au-delà de son rôle d’acteur de marché. Elle doit dire, et donc se figurer, sa raison d’être pour la société. L’exercice n’est pas évident. Jusqu’alors il a été capté par deux tendances. Une tendance, disons cynique, en a fait un nouvel outil de marketing et de communication corporate. La “raison d’être” peut alors s’additionner aux outils classiques du green-washing, être l’occasion d’une mobilisation interne autour d’une nouvelle stratégie. Une seconde tendance, plus scrupuleuse, aux deux sens du terme, y voit un moyen sincère d’affirmer une volonté, plus ou moins concertée en interne, de lutter contre les externalités négatives résultant de son activité. A travers cette tendance, un lien réel se noue entre la réalité économique dans laquelle l’entreprise continue d’évoluer et le réel dans lequel elle s’introduit pour compenser les effets délétères qu’elle produit. Chacun verra la nécessité et l’insuffisance d’un tel lien.

Pourtant, bien accompagnée, la réflexion sur la “raison d’être” peut être l’occasion de briser définitivement les chaînes qui lie l’entreprise à la réalité économique pour la faire atterrir dans le réel. Une telle ambition implique de cesser de poser le marché autarcique d’un côté et la société de l’autre mais aussi de comprendre que toutes les activités économiques sont imbriquées dans une société, elle même s’articulant sur un milieu matériel. Dès lors, la question que pose la raison d’être d’une entreprise, c’est celle de la fonction sociale qu’elle remplit. C’est à cette question que permettent, aussi, de répondre les sciences humaines et sociales.

[1] Karl Polanyi, La Grande transformation, Gallimard, 1983.

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Païdeia est un collectif de chercheurs en sciences sociales. Nous œuvrons à la diffusion de ces disciplines dans le monde économique : paideiaconseil.fr