AdBlocks, Digital Detox et Addiction : La génération Y et Z sous dépendance numérique

ɹaphaël suire
8 min readJun 18, 2016

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Ils sont 70% sous AdBlocks, ils sont 51% à se déclarer sous addiction, ils sont 33% à vouloir faire une digital detox

Donc, Microsoft vient de débourser 26 milliards de dollars pour mettre la main sur un peu plus de 400 millions de profils Linkedin. Ce n’est pas le sujet de s’étendre sur cette somme et si ce réseau social professionnel a été valorisé à un juste montant mais il s’agit surtout de rappeler que Microsoft a également valorisé quelque chose de beaucoup moins tangible : l’attention que les usagers Linkedin accorde à la plateforme. D’une certaine manière, le temps passé à renseigner un profil, à échanger, à publier, à tisser des liens, est proportionnel à cette valorisation car c’est autant de traces numériques qui sont laissées et qui permettent aux analystes de mieux comprendre l’audience avant de cibler des actions (y compris la monétisation partielle ou totale de cette audience qualifiée).

Le web grand public a donc très largement évolué dans cette direction avec un modus operandi, la minimisation du taux de rebond. Mais il y a un souci, c’est que dans cet univers numérique en expansion perpétuelle (objets et/ou services), l’attention elle, reste fixe voire devient de plus en plus rare si d’aventure l’on décidait de se déconnecter et de vivre dans le réel. Pour le dire autrement, on ne peut pas accorder théoriquement plus de 24h par jour aux écrans. Alors que faire ? D’abord renforcer la fidélisation en misant sur le contenu, les effets de réseau, la qualité et surtout en veillant à une expérience utilisateur que l’on souhaite rare et unique. La valeur expérientielle du service est désormais au cœur d’une stratégie d’audience et elle accompagne la stratégie de verrouillage. Cela fait sens. Mais ensuite ? Une fois que tout est flat et que tout est de qualité, une fois que tout est beau et agréable ?

Récemment, Tristan Harris (Rue89, 2016), qui a été « philosophe produit » chez Google expliquait combien il était important de concevoir des interfaces qui avait pour objectif de « faire perdre du temps ». Autrement dit, ajouter à une expérience utilisateur fluide une dimension persuasive et addictive où les notifications intempestives ne sont que les fonctionnalités visibles de système ayant vocation à « voler des heures » aux usagers. La réalité d’un design ou d’une conception nativement addictive est peu connue et par nature, seuls ceux qui font, savent avec quels objectifs ils le font. Cependant, il est notable d’observer que la co-évolution de la technologie et des business model va de pair avec une algorithmisation croissante des contenus. Ainsi, les quelques règles de décision que l’on donnent à l’algorithme induisent le plus souvent des interfaces qui ont vocation à nous retenir. Celà peut être perçu comme une personnalisation confortable mais il ne faut pas oublier, en creux, la chambre d’écho, dont les frontières sont définies par nos propres usages. A biens, des égards ce sont des environnemnets très peu poreux et aliénants tant ils correspondent exactement à ce que l’on souhaite. Alors il y ceux qui savent, ceux qui sont indifférents, ceux qui ne savent pas. Et puis il y a ceux qui concoivent consciemment et ceux qui concoivent un peu naivement souvent aveuglés par des métriques d’audience et le hack de leur croissance.

Afin de cartographier cette réalité d’usages, nous avons mené une large enquête auprès d’un échantillon représentatif de 2335 étudiants (Suire, 2016). Cette génération Y et Z , milleniums diront certains, très largement consommatrice d’écrans, s’avère être particulièrement hétérogène et dans une fragilité peu documentée. Revue de détails.

Une forte intensité d’usage et de l’addiction

Ce qui marque dans un premier temps, c’est une forte fréquence d’usage. Les générations Y et Z sont en effet de gros consommateurs de numérique puisque tout support confondu, ils naviguent entre 2h et 4h par jour et 13% sont plus de 6h/jour sur Internet. Ceux qui ont entre 21 et 22 ans constituent la part la plus importante de ces gros usagers. Et par ailleurs, à 60% ce sont des hommes.

Inévitablement, cette très forte consommation conduit à des comportements pathologiques et à commencer par des usages numériques dès le réveil. En effet, 75% des répondants déclarent consommer un écran (fixe ou mobile) encore au lit. Que font-ils alors ? pour 46%, il s’agit de vérifier ce qui s’est passé dans son réseau social réel (SMS et appels) avant de faire le point sur l’activité de ses réseaux sociaux numériques.

Et c’est là que le problème survient. Cette consultation frénétique de ses écrans est-elle volontaire ou est-elle subie ? Vient-on chercher un shoot de notifications et de likes ou vient-on seulement faire un rapide point des contenus essentiels ? Et bien, pour 51% de notre population, ce comportement est associé à une addiction forte. Un étudiant sur deux, supposés natifs du numérique, est aujourd’hui dans une dépendance à l’égard de ses écrans numériques et ce taux est relativement stable pendant toute la période des études.

Souhaiteraient-ils qu’il en soit autrement ? On peut le penser, car dans le même temps ils sont 57% de ces addicts à vouloir se déconnecter et 33% à envisager une digital detox. Il y a bien une dépendance réelle aux écrans et aux contenus. Ces drogués du numérique sont à 52% des femmes et 48% des hommes et cette différence n’est pas significative. 44% d’entre eux ont moins de 20 ans.

Cette très forte consommation du numérique et qui conduit à de l’addiction pour un grand nombre d’étudiants, amène également à envisager des stratégies de contournement. Au fond, plus l’on consomme le produit et moins l’on peut souhaiter le consommer dégradé. C’est souvent le cas avec la première partie de la vie d’un drogué (Il y a une phase plus sombre, de l’autre coté du point d’inflexion ou la dépendance est si forte que l’on consomme n’importe quoi, un like, un coeur, un plus, etc. Aimez-moi ou détestez-moi mais dites moi que j’existe numériquement.)

Le contournement pour retrouver la qualité du produit

Nous avons considéré qu’il y avait cinq stratégies non exhaustives et non exclusives de contournement ou d’évitement. En premier lieu, des stratégies facilement accessibles car elles sont des options que l’on trouve sur tous les navigateurs : supprimer régulièrement les cookies de navigation et utiliser une option de navigation privée. Elles restreignent le tracking des comportements et réduisent fortement la survenue d’une chambre d’écho. Puis des stratégies de restauration d’une expérience utilisateur satisfaisante en ce sens qu’elles suppriment une grande partie de la publicité jugée invasive/intrusive ou l’envoi de son comportement à des sites tiers. Adblock et Ghostery, un logiciel ouvert et un logiciel propriétaire sont les principaux ad-ons permettant cela. Enfin, une stratégie plus radicale et qui consiste à changer de navigateur pour le navigateur TOR qui garantit l’anonymat et la navigation sur un réseau Internet moins ou pas dominé par les stratégies des grands éditeurs (GAFA).

70% des étudiants interrogés utilisent un AdBlock, 52% une navigation privée, 47% vident régulièrement les cookies, 9% ont changé de navigateur au profit du navigateur TOR et enfin 7% ont installé Ghostery pour identifier et bloquer l’envoi de cookies tiers. On note que les étudiants entre 20 et 25 ans sont très largement utilisateurs d’Adblock et vident souvent leurs cookies. Autrement dit, un Internet qui les traque excessivement et qui leur impose de la publicité intrusive ne leur convient clairement pas.

Tous systèmes de contournement confondus, à 65% ils déclarent les utiliser avant tout parce qu’ils trouvent la publicité invasive, à 21% parce que le tracking et la recommandation sont excessifs et à 13% par mimétisme. Lorsque l’on ventile par type de contournement alors il apparaît que les Adblockeurs, ceux qui suppriment leurs cookies régulièrement et enfin ceux qui naviguent de façon privée, le font avant tout parce qu’ils considèrent la publicité trop envahissante et/ou intrusive. En revanche, ceux qui naviguent sous TOR et/ou qui ont installé Ghostery sont avant tout sensibles au tracking. Soit ils ne souhaitent pas être identifiables (TOR), soit ils souhaitent identifier/bloquer l’envoi de leur comportement d’usage aux sites consultés et à des tiers.

Toutes choses considérées, ceux de la génération Y et Z qui utilisent des dispositifs de contournement et d’anonymisation le font sans doute en pleine conscience du fonctionnement de l’Internet et de ses logiques économiques. Mais sont-ils prêts à payer pour récupérer un Internet expurgé des dispositifs de tracking ou de publicités excessifs. Les générations Y et Z répondent non à 84%. Il existe bien ici un paradoxe à vouloir bénéficier de contenus de qualité mais ne pas souhaiter supporter le coût de production de ces contenus. Un privacy paradox. Notons, qu’une accoutumance très forte à la gratuité et des revenus plus faibles sont aussi des explications de cette absence de disposition à payer.

Alors en conclusion

Alors face aux addictions, et bien, il va y avoir de la schizophrénie. De façon fondamentale, derrière le marketing numérique de la rétention, de la fidélisation, de l’influence, il y a la recherche d’une maximisation du temps qu’accorde l’usager au contenu. Et une limite semble atteinte puisque non seulement, ils sont très nombreux à refuser des contenus trop formatés, au sens de la chambre d’écho, mais également très nombreux à déclarer souffrir d’une addiction et d’un usage compulsif. Où lorsque l’inutile devient dominant. Que faire alors ? Evidemment l’industrie ne s’en laissera pas compter et la nouvelle frontière business est bien celle de “vendre” de la déconnexion raisonnée, du “time well spent” comme le dit Tristan Harris. Du garantie 100% non addictif et respectueux de notre bonne santé mentale. Mais du coté des usagers ? Il va falloir se sevrer et ce n’est jamais simple lorsque l’on est seul, se déconnecter ? Pas simple non plus lorsque nos vies professionnels s’entrelacent à nos vies personnelles. Migrer vers des zones blanches exemptent de toute couverture réseau ? Oui celà va arriver et déjà c’est une tendance observable. Des cafés / no laptop, des hotels / no wifi, des territoires / no networks. Ou encore un bon vieux 3310 ? En tous les cas, l’horizon du mobile pourrait s’assombrir.

Harris T., 2016, “Des millions d’heure sont juste volées à la vie des gens”, Rue 89, Juin.

Suire R., 2016, “Génération Y, Génération Z, Génération A-nalphanètes : portrait d’une cohorte d’étudiants en 2016”, Etude MARSOUIN

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ɹaphaël suire

Full Professor in Innovation Management, University of Nantes