Bien-être et motivation à l’école (1)

Pascale Haag
11 min readJan 30, 2017

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Le bien-être à l’école : pourquoi s’en préoccuper, et comment ? (1)

Credit : http://www.laboratoryschools.org

Ce texte reprend la première partie de ma communication dans le cadre du dernier colloque de l’AFPSSU L’élève en soin et sa scolarité : quels moyens pour quelles réalités ? (20 janvier 2017, Paris). Elle a été complétée par les éléments que j’avais omis dans ma présentation orale, faute de temps.

Introduction

Vous aurez peut-être noté que ni le titre de ma communication, ni mon résumé, ne font référence à la situation de soin ou aux enfants à besoins éducatifs particuliers. J’ai souhaité, en effet, pour ouvrir cette journée, me situer dans un cadre plus général. Car si le concept de bien-être est loin de faire l’objet d’un consensus, les différents définitions qui en sont données sont susceptibles de s’appliquer à des populations diverses — enfants ou adultes, malades ou bien portants, — et à toutes sortes de domaines, de l’éducation au monde du travail en passant par la santé.

La notion de bien-être, sa mesure et les moyens de le cultiver font l’objet de nombreuses controverses. Les difficultés à le conceptualiser et à l’évaluer se posent à l’école comme ailleurs. Et ces difficultés constituent un obstacle considérable au développement des travaux dans ce champ. Même si le bien-être est parfois envisagé de façon quelque peu restrictive comme une dimension de la santé, à dissocier de questions plus « purement scolaires » comme les apprentissages ou les compétences (cf. Fouquet-Chauprade, 2014), il est généralement admis qu’il est composé d’affects — positifs ou négatifs –, mais aussi d’une composante cognitive, que l’on nomme « satisfaction de vie » (cf. Fenouillet et al., 2014).

Après une brève introduction aux théories contemporaines du bien-être en psychologie, nous nous intéresserons aujourd’hui plus particulièrement à l’une d’elles, qui apporte une contribution importante au débat et qui a donné lieu à nombre d’applications dans le champ de l’éducation : la Théorie de l’auto-détermination (Ryan et Deci, 2000)[1]. Cette théorie met en lien le bien-être avec la satisfaction de trois besoins psychologiques fondamentaux : l’autonomie, le sentiment de compétence et l’appartenance sociale. Nous réfléchirons à ce qui peut favoriser la satisfaction de ces trois besoins dans le cadre scolaire, de façon à permettre à chaque enfant et à chaque enseignant de réaliser son potentiel et de s’épanouir.

1. Les théories contemporaines du bien-être

Bien que la question du bonheur, du bien-être, de ce qu’est une « vie bonne » se soit posée aux penseurs et aux philosophes dès l’Antiquité, en Occident comme ailleurs, ce n’est qu’à partir de la fin des années 1960 que ces notions deviennent des objets de recherche à part entière et il faut attendre 1973 pour que le terme « bonheur » entre officiellement dans les bases de données internationales de psychologie (Diener, 2009, cité par Sovet, 2015). Depuis les travaux des pionniers d’outre-Atlantique que sont Ed Diener, Martin Seligman et Mihaly Csikszentmihaly[2], le nombre de publications sur ce thème a connu une croissance très rapide (Diener, Suh, Lucas et Smith, 1999), même si la définition du bien-être fait encore l’objet de débats conceptuels importants (Kashdan, Biswan-Diener & King, 2008). Cet engouement a donné naissance à un mouvement, la psychologie positive (même si le choix de ce nom n’est pas très heureux), qui s’inscrit dans le prolongement de la psychologie humaniste. La psychologie positive se définit comme l’étude scientifique des « conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des individus, des groupes et des institutions » (Gable & Haidt, 2005). C’est en particulier l’usage de méthodes scientifiques qui distingue la psychologie positive d’autres courants (Waterman, 2013). Examinons rapidement les principaux points de vue. Les recherches distinguent deux conceptions : hédoniste et eudémoniste (Waterman, 1993 ; Ryan & Deci, 2001).

1.1. La conception hédoniste du bonheur : le bien-être subjectif

Le bien-être subjectif comprend une composante cognitive et une composante émotionnelle (cf. Diener, 1994, p. 108 cité par Sovet, p. 20). Ces deux composantes sont corrélées l’une à l’autre (Diener et al. 1999 ; Kööts-Ausmees, Realo & Allik, 2012).

La composante cognitive est envisagée de deux manières : elle peut renvoyer à la satisfaction de vie en général ou à la satisfaction dans des dimensions spécifiques telles que l’argent, le travail, la santé, la famille (Diener & Biswas-Diener, 2008). La composante émotionnelle est envisagée en termes d’affects positifs et négatifs. Elle est parfois omise dans certaines études internationales, qui assimilent le bien-être subjectif à la seule composante cognitive (Diener & Oishi, 2000).

1.2. La conception eudémoniste du bonheur

Cette conception, qui s’enracine expliciement dans la pensée philosophique grecque, est définie comme « une théorie éthique qui invite les personnes à reconnaître et à vivre en accord avec leur daimon ou “vrai soi” » (true self) (Waterman, 1993). Elle met l’accent sur la croissance personnelle (personal growth) et la réalisation du potentiel de chacun, l’actualisation de soi. En particulier, les notions d’effort, de recherche de conformité avec ses valeurs y jouent un rôle central (Huta & Waterman, 2013 ; Jaotombo & Brasseur, 2013 ; Keyes, 1998 ; Ryan & Deci, 2001).

Je n’entrerai pas dans le détail des controverses auxquelles la définition de ces concepts a donné lieu. Mais il est utile de savoir que ces termes — en particulier eudaimonia — sont parfois employés de façon imprécise, sans avoir fait l’objet d’une revue systématique des points de vue dans la littérature sicentifique. Quoi qu’il en soit, ces deux approches constituent des tentatives de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’une “bonne vie” » (good life). La première y répond par la recherche d’émotions positives, de gratification immédiate, par la poursuite du plaisir et l’évitement de ce qui s’y oppose. Elle s’inscrit dans le prolongement de penseurs tels qu’Aristippus, Bentham ou John Stuart Mill (Huta & Waterman, 2013). La seconde s’intéresse à ce qui relève du changement et du développement de l’individu, des valeurs qui déterminent ses choix et ses actions. Elles ont été envisagées comme s’opposant l’une à l’autre (Ryan & Deci, 2001), notamment du fait que eudaimonia est parfois défini comme une manière d’être (way of behaving) tandis que hedone est considéré comme un sentiment (Huta and Ryan, 2010 ; Huta & Watermann, 2013).

1.3. Le bien-être psychologique

La notion de bien-être psychologique, théorisée par Carole Ryff (1989), s’inscrit principalement dans le courant eudémoniste (1996 ; 2014). Le bien-être psychologique est constitué de six dimensions :

1. l’acceptation de soi : la reconnaissance et l’acceptation des différentes facettes de notre personnalité, tant positifs que négatifs, l’adoption d’une attitude positive vis-à-vis des expériences passées

2. des relations positives avec autrui : l’aptitude à développer des relations positives avec autrui (chaleur, confiance), à éprouver de l’empathie, à aimer et à se préoccuper du bien-être des autres

3. l’autonomie : la capacité à faire ses propres choix, sans nécessairement rechercher une approbation extérieure, à résister à la pression sociale et à s’auto-évaluer

4. la maîtrise de l’environnement : la faculté de choisir le contexte adapté à ses besoins et de saisir les opportunités venant de l’environnement, le recours à la créativité afin de tirer profit du monde extérieur

5. le sens de la vie : la propension à rechercher des activités orientées vers un but, à donner une direction à sa vie en fonction de ses valeurs

6. la croissance personnelle : la préoccupation de l’amélioration de soi, de ses compétences et de ses comportements au cours du temps, ce qui se traduit par une ouverture aux expériences nouvelles

On voit que ces dimensions ne correspondent par à une poursuite du bonheur entendu au sens d’expériences agréable et d’émotions positives, même si ces dernières peuvent survenir, en quelque sorte, comme un « bénéfice secondaire ».

1.4. L’épanouissement (flourishing)

Le sociologue Corey Keyes (1998) développe le concept de bien-être social, en cinq dimensions.

1. l’acceptation sociale : la capacité à se faire accepter et à accepter les autres, même en cas de conflit, qui se traduit par une attitude ouverte et la reconnaissance d’autrui dans sa singularité

2. la réalisation sociale : la conviction que l’on peut progresser, « se réaliser » dans la société, qui est envisagée comme un environnement positif et non comme un cadre hostile, source d’insécurité et d’exclusion

3. la contribution sociale : le sentiment qu’on peut ajouter une pierre à l’édifice, apporter quelque chose à la société dans laquelle on évolue

4. la cohérence sociale : le fait d’avoir une lecture cohérente de son environnement, une compréhension suffisante des implicites et une bonne connaissance des institutions et de la société

5. l’intégration sociale : le sentiment d’appartenance à un groupe valorisant, qu’il s’agisse du millieu familial, d’une communauté, de l’environnement professionnel.

Le bien-être social est bel et bien distinct des autres conceptions du bien-être examinées plus haut : il est possible d’éprouver un sentiment de bien-être social sans bien-être subjectif. C’est le cas, par exemple, de personnes dévouées, extrêmement altruistes, qui — malgré leur dévouement — ne se sentent pas nécessairement bien elles-mêmes.

Keyes (2002, 2007) construit également par la suite un modèle plus englobant, qui intègre les trois dimensions : le bien-être psychologique (Ryff), le bien-être social et le concept hédonique de bien-être subjectif (satisfaction de vie, émotions positives). Il définit ainsi la pleine santé mentale, qu’il dénomme « épanouissement » (flourishing). Il n’est d’ailleurs pas le seul à adopter ce terme : d’autres chercheurs en font également usage, mais en le conceptualisant de manière différente, avec d’autre dimensions, ce qui ne peut manquer d’induire une certaine confusion. Pour une synthèse des différents points de vue, je vous renvoie à l’article de Hone et al. (2014).

Je me suis limitée ici aux recherches qui s’inscrivent directement dans le champ de la santé. Le domaine de l’économie est également très riche et je vous renvoie notamment aux travaux de Claudia Senik et Andrew Clark, par exemple leur article Is Happiness Different from Flourishing? (2011). Leur étude vise à déterminer si les mesures de bien-être cognitif, hédonique et eudémonique correspondent à des aspects très différents de la qualité de vie individuelle. Ils aboutissent à la conclusion que ces dimensions sont étroitement corrélées — même si ces résultats doivent être nuancés.

Pour revenir au plus près du sujet qui nous occupe aujourd’hui, j’aborderai pour finir cette première partie une conception du bien-être qui concerne plus spécifiquement l’environnement scolaire : celle qui ressort de l’enquête PISA, dont les résultats seront rendus publics en avril 2017 [3].

Credit : Borgonovi & Pál (2016)

Le bien-être des élèves selon PISA

En 2015 le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) a enquêté pour la première fois sur le bien-être des élèves, en plus de la collecte de données sur les compétences (Borgonovi & Pál, 2016). Les auteurs de l’enquête envisagent le bien-être comme « un état dynamique caractérisé par le fait que les élèves se sentent capables et ont l’opportunité d’accomplir leurs objectifs personnels et sociaux. Il comprend différentes dimensions de la vie des élèves, incluant les dimensions cognitive, psychologique, physique, sociale et matérielle. Il peut être mesuré à l’aide d’indicateurs subjectifs et objectifs de compétences, perceptions, attentes et conditions de vie ». (a dynamic state characterised by students experiencing the ability and opportunity to fulfil their personal and social goals. It encompasses multiple dimensions of students’ lives, including: cognitive, psychological, physical, social and material. It can be measured through subjective and objective indicators of competencies, perceptions, expectations and life conditions). Chacune de ces cinq dimensions peut être considérée à la fois comme le critère (outcome) et comme une variable qui détermine à son tour d’autres critères, comme par exemple, les résultats scolaires. Voici comment Borgonovi & Pál (2016) les caractérisent :

1. le bien-être cognitif renvoie aux compétences nécessaires aux élèves pour participer efficacement à la société aujourd’hui, en apprenant tout au long de la vie, en devenant des travailleurs efficaces et des citoyens engagés. Il comprend la maîtrise des matières scolaires, la perception de cette maîtrise et la capacité à collaborer avec d’autres pour résoudre les problèmes. Il comprend des actions et des comportements susceptibles de favoriser l’acquisition de connaissances, de compétences ou d’informations qui peuvent les aider lorsqu’ils sont confrontés à des des problèmes complexes et nouveaux pour eux (Pollard et Lee, 2003).

2. le bien-être psychologique comprend les évaluations et les opinions des élèves sur la vie, leur engagement à l’école et les buts et ambitions qu’ils ont pour leur avenir.

3. le bien-être physique désigne l’état de santé des élèves, leur pratique d’activités physiques et l’adoption d’habitudes alimentaires saines (Statham et Chase, 2010).

4. le bien-être social concerne la qualité de leur vie sociale (Rath et al., 2010), notamment les relations avec leur famille, leurs pairs et leurs enseignants (qu’elles soient positives ou négatives). Il se réfère également à la façon dont ils perçoivent leur vie sociale à l’école et la vie sociale de leur l’école en général (Pollard et Lee, 2003).

5. le bien-être matériel correspond aux ressources matérielles qui permettent aux familles de mieux répondre aux besoins de leurs enfants et aux écoles de soutenir l’apprentissage des élèves et leur développement. Les familles qui vivent dans la pauvreté ont du mal à faire en sorte que leurs enfants aient accès aux ressources éducatives et culturelles dont ils ont besoin pour s’épanouir à l’école et réaliser leur potentiel. Les enfants qui vivent dans la pauvreté — avec de mauvaises conditions d’hébergement et de mauvaises habitudes alimentaires — ont plus de risques que les autres d’avoir des problèmes de santé (Aber et al., 1997) des performances scolaires médiocres (OCDE, 2013a) et des salaires moins élevés à l’âge adulte (Case et al., 2005).

De nombreuses études démontrent en effet que les élèves qui présentent un niveau élevé de bien-être ont de meilleurs résultats scolaires (Gutman & Vorhaus, 2012) et qu’ils s’engagent moins souvent que les autres dans des comportements à risque (Currie et al., 2012). Borgonovi & Pál (2016) rappellent que la satisfaction de la vie des adolescents diffère considérablement de celle des adultes : elle est notamment influencée par les expériences et les relations avec leur famille, leurs pairs et l’école (Henry, 1994). Chez eux, les niveaux élevés de satisfaction à l’égard de la vie sont associés à un développement physique et cognitif positif, à des habiletés sociales et à des capacités d’adaptation qui ont des conséquences bénéfiques à l’âge adulte (Currie et al., 2012).

En revanche, le harcèlement et les problèmes tels que l’anxiété et la dépression sont liés à un bas niveau de satisfaction à la vie (Huebner et al., 2000 ; Navarro et al., 2013). Ce dernier est souvent associé à des phénomènes de dépendance, ainsi que des comportements délinquants (Sun et Shek, 2009). Le soutien de la famille et des pairs, ainsi que des relations solides peuvent aider les élèves à faire face à des situations difficiles (Currie et al., 2012). L’environnement scolaire joue également un rôle décisif : le développement des compétences scolaires constitue un objectif important pour les adolescents et la réussite scolaire a, à son tour, un effet positif important sur la satisfaction de la vie (Suldo et al., 2006).

[1] Cette seconde partie fera l’objet d’un prochain billet sur Medium.

[2] Voir aussi Wilson, 1967, Cantril, 1967, Bradburn, 1969.

[3] Je tiens à remercier Nora Revai (OCDE), qui a attiré mon attention sur cette approche et m’a communiqué l’article de Borgonovi & Pál (2016).

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