Laurent Dauthuille, le roman noir d’un boxeur de banlieue

Pascal Leroy
7 min readJan 14, 2021

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Présenté comme le dauphin de Marcel Cerdan, Laurent Dauthuille reste l’un des plus grands boxeurs français de l’après-guerre. Un champion aujourd’hui oublié, la faute à quelques secondes de trop…

Supplément de “Miroir Sprint”, 1951, Collection personnelle

Dans la France des années 1930, Laurent Dauthuille n’est encore qu’un adolescent chahuteur et le quartier de Buzenval dans l’Ouest de Paris un petit village à mille lieues de la capitale et de ses embarras. Entre champs et pavillons de banlieue, la famille Dauthuille ne se distingue en rien de ses modestes voisins : un père chef d’équipe chez Renault puis cantonnier-fossoyeur au cimetière de Saint-Cloud, sept enfants et parfois bien des difficultés à joindre les deux bouts. L’ambiance n’est pourtant pas à la morosité. Les mômes de Buzenval sont sûrement moins à plaindre que nombre d’autres, coincés dans les taudis insalubres des quartiers industriels. Une carrière sert alors de repaire au jeune Dauthuille et à ses copains : “Là, c’était notre domaine ! Nous venions nous cacher de nos parents, qui nous croyaient au patronage, raconte-t-il au journaliste Jacques Marchand en 1951 dans un hors série de Miroir Sprint (ci-dessus) . Notre principal jeu consistait à “attaquer les trains”. Une entreprise ramassait le sable dans cette carrière et avait évidemment installé un système de transport par wagonnets. Nous montions à cinq ou six dans un de ces wagonnets que nous lancions du haut d’un petit talus… et les autres attaquaient! Il fallait souvent sauter du train en marche, car le wagonnet ne pouvait plus s’arrêter, déraillait et allait faire la pirouette dans un petit ravin. Inutile de vous dire que ce jeu nous amusait peut-être, mais il rendait furieux les ouvriers de la carrière qui nous chassaient comme des vauriens. Qu’étions-nous de plus?”

Un gamin bagarreur qui n’a pas froid aux yeux, Collection personnelle

On l’aura compris, le petit Laurent a de l’énergie à revendre et pas froid aux yeux. Famille nombreuse, extraction modeste, plutôt bagarreur, son chemin vers les rings semble tout tracé. En 1941, sa vie est doublement bouleversée. Il perd d’abord son père et se retrouve, à tout juste 17 ans, dans le rôle du chef de famille. Le salaire de sa mère, caddie au golf de Saint-Cloud — elle y portera notamment les clubs du duc et de la duchesse de Windsor et de l’Aga Khan…- ne suffit pas à faire bouillir la marmite. Il lui faut désormais travailler. D’abord comme apprenti dans une usine de moteurs électriques à Suresnes, puis comme “tourneur” à l’Arsenal de Rueil-Malmaison. Cette même année, deux autres événements viennent donner un nouveau tour à son existence : une bagarre, au cinéma du coin, où il se frotte un peu par hasard à un boxeur du club local, puis une réunion à la salle Wagram où il assiste, du poulailler, à ses premiers combats. Il n’en faut pas plus pour que quelques jours plus tard il pousse la porte de la salle de boxe du Rueil athletic club (RAC). Là, il rencontre André Barraut qui, de professeur, deviendra par la suite son manager et l’emmènera jusqu’au championnat du monde contre l’Américain Jack La Motta en 1950. Premier coup de pouce du destin à la fin de sa première semaine de boxe : inscrit comme remplaçant à l’occasion d’une réunion amateur organisée dans sa ville, le nouveau venu se retrouve sur le ring suite à une défaillance d’un des boxeurs titulaires. Son adversaire, bien plus aguerri que lui, se retrouve KO au deuxième round ! D’abord réticent à l’idée de le laisser combattre, le “père Barraut” est emballé par la prestation de son poulain. Lui, qui exerce encore dans “le civil” le métier d’encaisseur à la Banque de France, n’aura dès lors de cesse de transmettre au boxeur sa science du ring. La réputation de Laurent Dauthuille franchit vite l’échelon régional. Dès 1944, soit trois ans à peine après ses débuts, il devient champion de France, passe dans la foulée chez les professionnels et dispute, à l’automne, à l’âge de vingt ans et six mois, son premier combat pro à l’Elysée Montmartre. Un an plus tard au Palais des glaces sur les Champs-Elysées, il bat le champion de France professionnel des moyens, Assane Diouf, qui s’apprête à mettre son titre en jeu face à un certain Marcel Cerdan. Cette victoire le fait définitivement entrer dans la cour des grands.

21 février 1949, victoire sur Jack La Motta au Forum de Montréal, Collection personnelle

En 1946, une série probante de sept victoires et d’un match nul finit d’asseoir sa réputation. D’aucuns l’imaginent déjà disputant la suprématie chez les moyens à Marcel Cerdan, son aîné de huit ans. Mais son manager refuse la bourse substantielle qui lui est offerte, jugeant son boxeur encore un peu tendre pour se mesurer à l’idole de Casablanca. Il sera toujours temps de monter ce combat plus tard, lorsque le jeune banlieusard aura gagné en expérience… Hélas, jamais plus le chemin des deux hommes ne se croisera ! En 1948, alors que Cerdan devient champion du monde des moyens en battant l’Américain Tony Zale à Jersey City, Laurent Dauthuille connaît une série noire de quatre défaites en huit combats. Démoralisé, éreinté par la presse, il décide de partir au Canada pour donner un second souffle à sa carrière. Sur les rings de Montréal, Toronto ou Pittsburgh, le “Tarzan de Buzenval” se mue en “Tigre français”. Il enchaîne de nouveau les victoires dans des salles enfumées dignes des meilleurs films noirs américains, venant même à bout en février 1949, dans un Forum de Montréal pris d’assaut par la foule, de Jack La Motta, le “Taureau du Bronx”, dont la sulfureuse réputation a déjà franchi les frontières. Quatre mois plus tard, ce même La Motta dépossède à Detroit un Marcel Cerdan blessé à l’épaule de son titre de champion du monde. Une revanche entre les deux hommes est prévue à l’automne, mais elle n’aura jamais lieu : le 28 octobre, le Constellation qui emporte le champion français vers les Etats-unis s’écrase dans les montagnes des Açores, frappant la France de stupeur. Sans surprise, Laurent Dauthuille, dont les dernières prestations ont fait un challenger logique au titre de champion du monde, est désigné pour reprendre le flambeau contre La Motta. Le 13 septembre 1950, la famille Dauthuille et tous les copains de Buzenval se pressent autour du poste de TSF pour suivre en direct de Detroit la retransmission du plus important combat du héros local.

“But et Club” du 18 septembre 1950, Collection personnelle

D’entrée, le Français prend l’ascendant sur l’Américain et, autour du ring comme dans les chaumières, tout le monde voit déjà le protégé d’André Barraut “venger” Cerdan et ramener en France la couronne mondiale. Au terme du quatorzième round, l’avant-dernier du combat, Dauthuille mène largement aux points, mais les avis divergent chez ses hommes de coin : pour le père Barraut, il faut assurer la victoire, ne plus prendre de risque. Pour Hermie Blaunstein, le soigneur-entraîneur américain imposé au manager français par les organisateurs, il faut tenter de mettre La Motta KO. La suite tient de la tragédie antique : fidèle à son tempérament fougueux, rendu sans doute moins lucide par l’âpreté du combat, Dauthuille part à l’assaut de son adversaire alors qu’il a la victoire en poche. A vingt-trois secondes de la fin, un éclair du gauche de La Motta le foudroie devant un public incrédule. “Aucun boxeur n’a jamais été si proche d’un titre de champion du monde comme Dauthuille, pour le perdre dans les quelques dernières secondes du match” , résume le lendemain le Daily Mirror. Pour le “Tarzan de Buzenval”, ces quelques instants d’infortune marquent le début d’un long calvaire. Le boxeur, de retour chez lui, entame une lente descente aux enfers. Quand il finit par faire une croix sur le ring — une décision prise sous la pression de la fédération qui craint pour sa santé… -, il tente une éphémère reconversion dans le catch, en tandem avec un autre banlieusard et ancien adversaire Robert Charron. Mais il n’y croit déjà plus : les déboires s’accumulent, les amitiés intéressées des heures de gloire le laissent seul face à son désarroi et sa vie familiale tombe en lambeaux. Il finit même par accepter la proposition d’un cirque l’invitant à faire revivre à ses spectateurs son combat perdu face à La Motta. La cruelle déchéance du champion se terminera un jour de juillet 1971, où il tire, à 47 ans, sa révérence seul et revenu de tout. Comme un sombre point final à une vie entamée comme une success story et achevée comme un film noir…

“But et Club” du 18 septembre 1950, Collection personnelle

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Pascal Leroy

Journalist, writer and sports rag and bone man, always searching for ancient pictures and stories