Les visages de Paris 1924, Gertrude Ederle ou l’appel de la Manche
Championne olympique par équipe avec les Etats-Unis et triple médaillée à Paris en 1924, “Trudy” Ederle, âgée de 18 ans seulement, sera l’héroïne d’une seule olympiade. Car c’est dans les vagues de la Manche plutôt qu’entre les lignes d’eau d’un bassin, qu’elle connaîtra son heure de gloire.
Trois médailles olympiques. Trois breloques, dont une d’or par équipe avec le relais américain sur 4 x100 m nage libre. Mais pas de titre individuel, juste la troisième marche des podiums du 100 m et du 400 m : à dix-huit ans et pour une première expérience olympique, plus d’un nageur se contenterait d’un tel bilan. Mais pas Gertrude Ederle, qui en arrivant à Paris avec l’équipe américaine, voyait en ces JO de 1924 l’occasion de récompenser les efforts consentis depuis ses 13 ans pour s’imposer parmi les meilleures nageuses mondiales. Alors oui, surfant sur la vague du crawl, cette nouvelle technique grâce à laquelle, Johnny Weismuller en tête, ses compatriotes font des merveilles, la New Yorkaise a brillé. Mais pas assez à son goût. En réalité, au bord de la piscine des Tourelles où se disputent les épreuves olympiques, “Trudy”, comme on la surnomme, rêve déjà d’autres défis. Loin des bassins, en liberté dans la mer. Elle dont les tympans ont été endommagés par une rougeole contractée à l’âge de 5 ans et dont l’audition ne cessera dès lors de se détériorer, se sent en sécurité dans le monde du silence. “Pour moi, explique t-elle alors (1), la mer est comme une personne, comme un enfant que je connaîtrais depuis très longtemps. Cela peut sembler dingue, je sais, mais quand je nage dans la mer, je lui parle. Je ne m’y sens jamais seule.”
L’eau libre, les grandes traversées maritimes. Trudy y a déjà goûté avant les Jeux de Paris. Elle a même établi un record qui tiendra plus de 81 ans en parcourant les quelque 34 kilomètres de la baie de New York, entre l’île de Manhattan et le New Jersey, en un peu plus de sept heures. Une distance, équivalente à quelques centaines de mètres près à la traversée de la Manche, l’Everest des nageurs au long cours. Seuls cinq d’entre eux l’ont alors réalisée, tous des hommes. Gertrude, se sent de taille à les imiter, mieux, à établir un nouveau record. Avec sa maîtrise du crawl et son gabarit compact (1m53 pour 68 kilos), elle a les épaules suffisamment larges pour défier les eaux du Pas de Calais. Au propre comme au figuré : “J’affirme que dans le cas de Miss Ederle, ce qu’elle fait avec ses pieds n’a aucune signification, avance même Johnny Weismuller, en connaisseur (2). Elle a des bras et des épaules d’une telle puissance que c’est grâce à eux qu’elle obtient 90 pour 100 de sa vitesse. Elle nage plus avec les bras et moins avec les jambes qu’aucun nageur que je connaisse, homme ou femme. Qu’elle batte des jambes à six, huit ou douze temps, cela ne signifie rien pour elle, parce que ses bras tirent avec tant de force que les pieds n’ont plus qu’à se laisser traîner.”
En 1925, avec le soutien financier de la Women’s Swimming Association, elle effectue sa première tentative. La Manche est agitée et malgré sa ténacité, elle doit renoncer, après avoir passé 8h45 dans l’eau salée. Qui vire au saumâtre une fois de retour sur terre : évoquant une mauvaise préparation et accusant Jabez Wolffe, son entraîneur, de l’avoir contrainte à abandonner, elle le congédie… Avant de se voir elle-même lâchée par ses soutiens, qui lui reprochent d’avoir fait durer inutilement son séjour en France et surtout d’avoir échoué ! Pour la tentative suivante, il va lui falloir se débrouiller seule, obtenir l’aide de fonds privés et, devenant de fait professionnelle, renoncer à ses rêves d’or olympique. Mais l’appel de la Manche est plus fort que tout ! Avec le soutien cette fois de deux poids lourds de la presse (3), qui couvrent ses frais moyennant une exclusivité sur sa nouvelle tentative, elle retrouve en août 1926 les eaux ardoise du Cap Griz-Nez en France. Son nouveau coach, Bill Burgess, a été le deuxième homme à traverser la Manche, le 6 septembre 1911, après quatre tentatives infructueuses. Il connaît donc bien les pièges qui guettent le nageur dans ce bras de mer séparant le continent de l’Angleterre. Les courants puissants qui se forment avec la marée et donnent l’impression de faire du surplace, les brusques détériorations des conditions météo.
Le 6 août 1926 au matin, au moment d’entrer dans l’eau à 16 degrés, elle est donc bien mieux armée pour espérer dompter le Channel. De son maillot une pièce, elle a fait un deux pièces, dans l’espoir de limiter les frottements qui finissent par irriter le nageur. Elle porte de drôles de lunettes faites spécialement pour elle qui, avec son corps entièrement enduit de saindoux, d’huile d’olive et de lanoline, pour se protéger du froid et des piqûres de méduses, la font plus ressembler à un étrange mammifère marin qu’à une sirène des ballets aquatiques d’Esther Williams. Son escorte de trois bateaux appareille sous un ciel clément, mais plus elle progresse vers l’Angleterre, plus le temps se détériore. La pluie, le brouillard. Mais Trudy progresse, opiniâtre. Lorsque les courants, à l’approche des côtes anglaises, la déportent, au point de la faire douter, elle pense au cadeau que lui a promis son père en cas de succès. Un cabriolet rouge, au volant duquel elle s’imagine déjà. Alors elle s’accroche, adapte son rythme, ajustant sa trajectoire aux courants qui la font dévier de sa route. Quand enfin elle atteint la plage à Kingsdown au Nord de Douvres dans le Kent, elle a parcouru 40 kilomètres au lieu des 34 séparant les deux côtes. Elle tangue comme un boxeur groggy, mais non contente de devenir la première femme à avoir traversé la Manche, elle établit un nouveau record en 14 heures et 39 minutes. Son exploit la fait connaître du monde entier, à commencer par les Etats-Unis, où elle rentre en héroïne.
“Quand les historiens feront le bilan des plus grandes traversées, lui déclare le maire de New York au terme de la parade qui lui est réservée (4), ils parleront de celle de la Mer Rouge par Moïse, de celles du Rubicon par César et du Delaware par Georges Washington et, sincèrement, votre traversée de la Manche méritera aussi d’y figurer.”
Mais aussi grand soit son exploit, Gertrude Ederle ne tarde pas à retourner à l’anonymat. À mesure que s’aggravent ses problèmes d’audition, elle se détache de cette célébrité embarrassante et retourne à une vie modeste, qui la voit notamment enseigner la natation aux enfants sourds. Le 30 novembre 2003, lorsqu’elle meurt à l’âge de 98 ans et un mois dans une maison de retraite du New Jersey, son nom n’est plus guère connu que de rares historiens du sport. À quelques mois près, elle aurait pu achever sa traversée de deux siècles sur un compte rond. Mais il y a belle lurette que Trudy avait mis un terme à sa chasse aux records…
(1) et (4) Citations extraites de Young Woman and the Sea : How Trudy Ederle conquered the English Channel and inspired the World de Glenn Stout, 2009, édité par Houghton Mifflin Harcourt (2) Extrait de Match L’Intran dans son numéro du 12 mai 1931, page 14 (3) The Chicago Tribune et The New York Daily News.
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