COVID(e) numérique

Bole Palmé
5 min readMar 19, 2020

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Alors, c’est une pandémie qui arrêta le monde un instant. Parmi les scénarios catastrophes, la pandémie arrive en bonne place des événements terrifiants. Le virus est invisible, inodore, incolore et indolore jusqu’à ce que se révèlent la fièvre, la toux, l’insuffisance respiratoire : le corps redécouvre sa fragilité et parfois, il en meurt. Des effets du virus sur le corps physique, nous commençons à les comprendre et peu à peu, nous pourrons les maitriser, les atténuer, voir les faire disparaitre. En revanche, les effets sur le corps social sont plus insidieux. Ils se manifestent par une intensification des rapports de classe, de race, de genre, de sexe et combien d’autres choses encore : l’intensification de la fracture numérique par exemple.

Grand corps (social) malade

Dans un moment comme celui-ci où toute une population est fortement impactée, chacun y va de son menuet, de sa petite musique hydroalcoolisée pour laver et purifier l’atmosphère médiatique. Le corps du peuple est hypertendu. Listons les distensions dans le corps commun des Français :

  • Le personnel hospitaliser est au bord de la déroute, la rupture étant déjà consommée ;
  • les parisiens ont “un comportement lamentable”, disons-nous comme pour s’exclure de la catégorie des irresponsables ;
  • Le gouvernement incapable d’agir autrement qu’à travers sa matrice du “profite et tait-toi”, comme si c’était une découverte et un trait d’esprit non-partagé, découvre les vertus de l’action collective ;
  • Les gilets jaunes et autres contestataires manifestent encore, comme si le virus avait fait disparaitre les fractures précédentes et qu’on ne mourrait pas déjà de misère dans ce pays.

Continuons cet inventaire à la Prévert par quelques réactions médiatiques diverses. Ci-dessous, la gauche petite bourgeoise de centre ville s’illustre avec raffinement et conte ses aventures cloisonnée qu’elle est dans une belle villa de campagne.

Pierre-Emmanuel Barré, un peu moins bourgeois, mais quand même dans une belle baraque, le fait avec un humour salvateur.

La vraie gauche tendance Tolbiac nuideboutiste s’emploie dans un style hypokhâgne au talent certain à relater les propos d’un virus anticapitaliste.

Ces réactions à peine plus perceptibles que les autres dans la masse sont à l’image des obsessions de chacun d’entre eux. La situation est souple et nous sommes capable de nous y adapter, de l’interpréter et tant pour vivre l’événement du confinement que pour donner du sens à celui-là. Loin de juger la médiocrité ou le génial de ces réactions, elle m’interroge sur la manière dont je vis l’événement : en effet, est-on a une insignifiance près ?

Fracture numérique réelle

Il se trouve que je suis actuellement confiné avec ma conjointe et mes beaux-parents. Certain y verraient le calvaire d’un amoureux ayant accepté de rester chez l’ennemi naturel du gendre humain, mais il n’en n’est rien car ma belle-famille est adorable. Il se trouve que je suis même bien loti, à mi-chemin entre du Slimani dans le texte avec sa belle maison bourgeoise de campagne et la délectation face à la chute d’un système que je n’apprécie guère d’un rédacteur de LundiMatin inspiré, notamment par le fait qu’il n’est pas malade ni pauvre, ni rien d’autre d’actuellement défavorable. Ce plaisir de voir la chute morale et matérielle du système, il faut le dire, est coupable. En effet, des gens meurent dans des conditions absolument cruelles. Les témoignages directs et indirects abondent, nous vivons des drames. Y voir une opportunité de conscientisation de la population face aux ravages du consumérisme et du productivisme mondialisé serait une faute morale dans laquelle la gauche n’hésitera pas à se vautrer à la première occasion. Cela dit, à la droite on se réjouit des actions autoritaires du gouvernement chinois et on espère une sélection naturelle accompagné d’une dépopulation, voir d’une chute de l’immobilier avec des profits à venir. Oh, combien il est vain de croire que la catastrophe transforme les êtres et fait d’eux des vertueux. Non, nous restons les mêmes et dieu sait que la surprise post-traumatique promise par le Président Macron risque d’être à la hauteur du personnage.

Bref.

Ma belle mère est institutrice. Mon beau père médecin généraliste. Ces deux métiers ont un point commun tout à fait notable : il subissent la fracture numérique de plein fouet en amont de la catastrophe et doivent s’emparer d’outils numériques durant celle-ci. Et fissa ! En effet, les Ministères de l’Éducation Nationale comme celui de la Santé mettent en place plus ou moins laborieusement des plateformes de téléclasse et de téléconsultation avec le concours d’acteurs plus ou moins préparés. Si le virus biologique ne passe pas par le réseau télécom et que ce dernier constitue donc un vaste geste barrière collectif, le virus de l’inégalité face au numérique s’active et se transmet à tous.

L’inégalité des personnes face au numérique est un fait avéré, certes. Certain n’ont pas accès à internet, d’autres en maitrisent mal les usages et sont équipés de matériel vieillissant et mal performant. Au calvaire de l’accès au service de mise en relation se superpose la sensation d’une perte de sens consubstantiel à la perte de contact direct. Peut-on faire face, soigner et se soigner, apprendre et accompagner l’enfant dans l’urgence à travers une plateforme ? C’est dur. Mais pas pour tout le monde. Si on est en milieu aisé, bien équipé, qu’on a un espace pour soi et l’appétence au numérique de son coté, tout cela n’est rien. S’il nous manque ne serait-ce qu’un de ces paramètres, alors c’est terrible.

Tout cela est bien connu, la catastrophe ne l’engendre pas, mais révèle les faiblesse intrinsèque d’une société basée sur l’exclusion. Le numérique n’est une opportunité de transformation qu’à partir du moment où on lui donne un contenu politique qui soit à même de favoriser un rapport social égalitaire dans la plateforme et dans la mise en relation. Les personnes doivent être équipées, elles doivent être formées, elle doivent y voir une opportunité de mieux faire le travail plutôt qu’un rêve de capitaliste d’optimisation des coûts et de maximisation du profit. On ne fera pas une transformation numérique vertueuse avec des dispositifs qui conservent, voir favorisent, les inégalités. Car cette transformation est une succession de secousses face à laquelle nous ne sommes pas tous égaux. Un univers d’incertitudes qu’il est urgent de réguler.

Alors, c’est une pandémie qui arrêta le monde un instant ? Non. Le monde se remet en marche immédiatement, et de plus bel en répliquant les manières d’hier dans la nouvelle situation. Et il y aura toujours des imbéciles pour trouver cela formidable et d’autres pour chercher à tirer des leçons pour inventer une nouvelle forme de rapport au numérique.

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Bole Palmé

Est-ce vraiment un crève cœur que de ne pouvoir aimer tous les hommes ?