Pour un internet féministe 1/2

Paul Christophle
4 min readMar 31, 2020

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A l’heure où nous sommes tous confinés chez nous, rivés sur nos écrans, militons pour féminiser davantage Internet, nos réseaux, nos technologies : le numérique est une révolution trop importante pour être confiée uniquement aux hommes.

Dans sa dernière étude, Measuring digital development: Facts and figures 2019, l’Union internationale des télécommunications estime que plus de la moitié des femmes dans le monde (52%) n’utilisent toujours pas internet, contre 42% des hommes. Une seule région fait exception, la zone «Amériques», qui connaît une situation «normale» de quasi-parité.

Photo by Christina @ wocintechchat.com on Unsplash

Cette réalité ne se limite pas à l’usage d’internet, mais s’étend aussi aux métiers du numérique. Ces 20 dernières années, la féminisation des métiers qualifiés a progressé dans tous les secteurs, sauf dans celui du numérique. Selon l’étude Gender Scan 2019 qui mesure la mixité dans les filières technologiques de l’enseignement supérieur et du monde professionnel, le nombre de femmes a baissé de 11% entre 2013 et 2018 dans le secteur numérique en France alors qu’il augmentait de 14% dans l’Union Européenne. Et cela ne risque pas de s’améliorer puisque le nombre de diplômées de la filière tech (ingénierie, numérique, industrie…) a reculé de 6% entre 2013 et 2017.

Les facteurs de cette faible féminisation des métiers numériques sont bien connus.

Les femmes sont déjà sous-représentées dans l’ensemble des métiers de la science et de la technique, conséquence d’une idée ancrée socialement et culturellement que les compétences féminines relèvent de l’affectif et de l’émotionnel plutôt que de la rationalité nécessaire aux études scientifiques — il faut relire à ce sujet l’article de Paola Tabet, professeure d’ anthropologie à l’université de Sienne.

Mais le numérique a ses ressorts propres de discrimination. La représentation sociale des technologies numériques reste attachée à la figure du programmeur informatique alors que nous sommes tous des usagers quotidiens de smartphones et ordinateurs. Isabelle Collet, informaticienne et enseignante à l’université de Genève, montre l’impact des intitulés des formations sur la féminisation des promotions : quand les intitulés comprennent information / communication, les effectifs sont quasi mixtes alors que les formations qui s’affichent avec les mots « technique » ou « informatique » ont des effectifs féminins inférieurs à 10%.

Or, le numérique n’est pas seulement un secteur d’activité de plus. Si on pouvait encore en douter il y a 10 ans, aujourd’hui, tout le monde peut faire le constat de l’impact des technologies sur son métier, sur sa vie sociale ou familiale. La révolution numérique change profondément notre langage, notre manière de penser, d’interagir avec les autres. Il est probable qu’elle soit le plus grand changement économique, social, culturel du début du 21ème siècle.

L’absence des femmes dans les métiers de conception des technologies numériques est donc particulièrement grave. Ceux (et non pas celles) qui fabriquent le code informatique utilisé chaque jour dans nos téléphones, nos pages internet, nos ordinateurs, sont des hommes qui reproduisent consciemment ou non leurs stéréotypes de genre. Le code, la manière dont sont indexées les pages internet, le fonctionnement des programmes informatiques que nous utilisons chaque jour reproduisent de manière invisible les discriminations que nous connaissons dans le reste des activités sociales (travail, vie familiale, etc).

La représentation de l’intelligence artificielle est souvent féminisée, alors qu’elle est une construction essentiellement masculine. Photo by Franck V. on Unsplash

L’intelligence artificielle fournit les meilleurs exemples en matière de reproduction des stéréotypes de genre et de discrimination. Les algorithmes reposent sur la consolidation d’un grand nombre de données et sur la découverte de schémas existants qu’ils peuvent ensuite reproduire, combiner, extrapoler, donnant l’impression d’une « intelligence ». Mais, en reproduisant ce qu’elle peut observer et déduire de nos logiques sociales, l’intelligence artificielle adopte naturellement des comportements sexistes et discriminatoires.

Tay, l’intelligence artificielle développée par Microsoft qui se faisait passer pour un usager de Twitter n’a eu besoin que de quelques heures pour avoir des propos antisémites, racistes et sexistes, avec un tweet rapidement retiré : « Je hais les féministes, on devrait les brûler ».

Contrairement à ce que l’on a pu penser il y a quelques années, la technologie n’est pas neutre. Chris Anderson, entrepreneur et journaliste américain, écrivait en 2008 dans Wired que l’analyse pure et simple d’une grande quantité de données permettrait de résoudre la plupart des problèmes scientifiques, économiques, sociaux sans avoir à passer par des théories. Mais la technologie n’a jamais été neutre et ne le sera pas. Elle produit ou reproduit des rapports de domination et réduit l’étendue de nos choix politiques en les soumettant à des impératifs technologiques discutables — ce que montre parfaitement Diana Filippova, fondatrice de Stroïka, dans son dernier livre Technopouvoir, Dépolitiser pour mieux régner.

C’est pour cela qu’il est essentiel de renforcer la place des femmes dans les métiers de production des technologies, pour qu’elles puissent influencer la manière même dont sont conçus ces outils, dont ils interagissent avec nous, ce qu’ils permettent de faire ou de ne pas faire. Le numérique offre de formidables possibilités de développement économique, social et culturel, mais cela n’est possible qu’à condition qu’il soit aussi construit par les femmes.

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