Comprendre le message du 7 juillet

Philippe Brun
10 min readAug 22, 2024

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Il est une réalité historique que la torpeur estivale et la joie olympique tendent à effacer de nos esprits. La France a manqué de peu l’effondrement le 7 juillet dernier. La terrible perspective de voir le pays de la grande Révolution se donner librement à l’extrême-droite n’a pu être déjouée qu’à la faveur d’une mobilisation exceptionnelle des forces républicaines de notre nation.

Est-il encore possible de convoquer ici le souvenir de l’intense angoisse qui a régné sur le pays pendant trois longues semaines ? Nous nous réveillions chaque matin avec un nouveau sondage confirmant la possibilité, sinon la certitude, d’une majorité absolue pour le Rassemblement national, tandis que nous voyions partout les digues sauter, celles de la droite républicaine, dont le président vint rejoindre une coalition avec l’extrême droite, celles de dizaines d’intellectuels, artistes, influenceurs, ne cachant plus qu’à mots couverts leur satisfaction de voir le pays basculer.

Le résultat du premier tour, avec plus de 11 millions de voix pour l’extrême droite, n’a rien retiré de nos craintes. Au second tour, le peuple Français, dans une mobilisation exceptionnelle, a fait échec au programme auquel ses élites avaient bien facilement consenti. Si l’étrange défaite n’a pas eu lieu, nous avons aujourd’hui le devoir de comprendre le message que les Français sont venus massivement exprimer dans les urnes.

Un pays profond qui se décroche de ses élites

Depuis deux ans, j’ai l’honneur de représenter à l’Assemblée nationale les habitants du département de l’Eure, où j’ai grandi et j’habite. Sur le terreau des renoncements des partis de gouvernement, l’extrême droite y prospère, de manière tout à fait nouvelle depuis quelques années, dans une terre historiquement acquise au centre droit, puis gérée par les socialistes pendant quatorze ans. L’ensemble des circonscriptions, à l’exception de la mienne sauvée à 350 voix près, a basculé dans le camp du RN en 2022.

Ma circonscription était promise, plus que toute autre en France, à être facilement conquise par le RN en 2024. L’état-major du parti est venu y tenir réunion pour réaliser « le grand chelem ». Avec une nette victoire à 52,8 % des voix et 3500 voix d’écart, nous avons déjoué très nettement ce pronostic. D’autres n’ont pas eu ma chance. Dans la France périurbaine et rurale, nombreux députés sortants de gauche pourtant très ancrés, compétents, reconnus ont été emportés. Valérie Rabault, Cécile Untermaier, Bertrand Petit chez les socialistes, Fabien Roussel, Sébastien Jumel, Pierre Dharréville chez les communistes, Catherine Couturier et Sébastien Rome chez les Insoumis ont été les victimes de cette vague. Loin du cœur des métropoles, la France périphérique fait sécession après que ses élites s’en sont largement détournées.

Sur les centaines de foires et fêtes de villages auxquelles je participe, comme dans mes permanences, je constate quotidiennement le délitement du lien social, l’affaissement de nos valeurs, et aussi la colère sourde de concitoyens qui ne se sentent plus représentés par un système politique qui semble leur tourner le dos.

La politique est très largement détestée. Entendons-nous bien : les gens ne se désintéressent pas des sujets politiques, mais détestent les politiciens. Pendant le mouvement des gilets jaunes nous avions déjà pu constater cette distorsion dans la représentation. Le refus obstiné des manifestants de nommer des délégués, malgré les conséquences de ce que ce choix a eu sur la fin du mouvement, a démontré la profondeur de la défiance née de décennies à subir des représentants jugés illégitimes. Il n’a rien été fait de ce mouvement pourtant central dans notre histoire contemporaine.

Il est de notre devoir de regarder en face cette réalité : certes, le président de la République est profondément rejeté, mais c’est le cas de l’essentiel de la classe politique, à l’exception des maires et des élus de terrain. Jamais la classe politique nationale n’a été perçue comme aussi déconnectée, à la faveur de la fin du cumul des mandats, et l’arrivée de partis-entreprises parachutant des candidats qui ne connaissent rien de la réalité de la vie des gens qu’ils représentent. Dans le dernier baromètre du CEVIPOF, 81 % des Français estiment que les responsables politiques, en général, « se préoccupent peu ou pas du tout de ce que pensent les gens ». Par ailleurs, plus des deux tiers des répondants (68%) à ce sondage, perçoivent les élus comme « plutôt corrompus ».

Jamais la décision politique n’a autant été faite « en chambre ». Le parti du président de la République, en premier lieu, se confond avec l’appareil d’Etat et ne peut se prévaloir d’aucun lien sérieux avec la société civile ou les syndicats. Que dire de la gauche, dont les principaux partis sont désormais composés essentiellement d’élus professionnels et d’assistants d’élus ? Notre langage, incompréhensible, ne convainc plus que des gens très éduqués : je n’ai jamais entendu personne me dire qu’il allait au travail « en mobilité douce » ou me faire part de problèmes de « pouvoir de vivre ». Ce qui a fait la force de la gauche depuis le XIXe siècle, c’est son lien aux classes populaires et à la société civile. Ce lien étant aujourd’hui totalement distendu, nous sommes incapables de parler aux ouvriers et aux employés.

L’image que renvoie le « système », macronisme et gauche confondus, est celui d’un discours toujours plus éloigné des préoccupations des gens, attaquant directement le mode de vie périurbain et rural des classes populaires. Les zones à faible émission, invention socialiste poursuivie par les gouvernements Macron, sont autant d’outils de relégation sociale et spatiale aux portes des métropoles, alors qu’aucun système de compensation sérieux n’a été mis en place. Dans un territoire où le trajet domicile-travail moyen est de 60 km, composé de travailleurs pauvres du soin et de la logistique servant la « société du back-office » dans les métropoles, ces zones à forte exclusion sont vécues avec une profonde injustice. J’ai le souvenir encore récent d’une galette du nouvel an dans un village où, à peine mon allocution démarrée, un couple de retraités précaires m’a interrompu pour me dire sa colère de ne plus pouvoir se rendre à Rouen pour se soigner, leur vieille Twingo étant interdite de passage dans la métropole transformée en château-fort à riches.

Notre programme est lui-même en partie déconnecté des vrais sujets qui importent dans le quotidien des gens. Prenons le thème central du handicap, assez nettement absent de notre plateforme, à l’exception de la proposition de revalorisation de l’allocation adulte handicapés (AAH). Je reçois chaque semaine des parents d’enfants porteurs de handicap et des associations que j’entends me dire qu’ils attendent de nous l’ouverture de places en institut médico-éducatif (IME), en classe ULIS, en établissement et service d’accompagnement par le travail (ESAT), déplorer le manque de logements adaptés, et le retard pris par la France dans sa politique d’accompagnement du handicap. Beaucoup d’entre eux ont été étonnés de ne lire aucune ligne sur ces sujets dans le programme du NFP.

Le premier des messages de cette élection législative me semble être celui-ci : écoutez-nous, arrêtez d’être à côté de vos pompes, faites-nous participer, soyez sincères, servez-nous au lieu de vous servir.

Le vote du 7 juillet est un dernier avertissement, avant basculement définitif. Le prochain gouvernement devra prendre à bras le corps les sujets orphelins de la vie politique française : le handicap, la monoparentalité, la désertification médicale, le recul des services publics, le logement, tous ces sujets ne faisant pas la une des médias, trop concentrés sur des débats interminables sur la viande halal, le barbecue ou le dernier fait divers. Surtout, il devra s’atteler à une révision institutionnelle pour remédier à la crise de la représentation et introduire le référendum d’initiative citoyenne, inventé sur les ronds-points des gilets jaunes.

« Il faut que ça change »

Le deuxième des messages est celui d’une aspiration à un vrai changement. Combien de fois ai-je entendu pendant la campagne : « Je vous aime bien, mais je ne peux pas voter pour la gauche parce que je veux que ça change » ? Le Nouveau front populaire est irrémédiablement rangé dans la catégorie du statu quo aux côtés du camp présidentiel, et ce malgré tous les efforts de certains de nos camarades pour obtenir la médaille d’or des outrances dans l’hémicycle. L’outrance est devenue une sorte de ressort cassé, suffisant pour faire peur aux modérés, insuffisant pour convaincre les fâchés.

La vraie demande est celle de l’efficacité — qui fait défaut à tous les partis politiques, à l’exception du Rassemblement national « que l’on n’a pas essayé ». Dire ce que l’on va faire, faire vraiment ce que l’on a dit relève d’une promesse quasi chimérique. Nous aurions tort de considérer comme négligeable la profonde lassitude des Français pour les procédures interminables, les réglementations, et la paralysie de l’action publique. Ma permanence est engorgée de dossiers d’habitants n’arrivant pas à se faire payer leurs aides à la rénovation énergétique, éclatées entre quatre administrations financeuses, se battant dans des procédures kafkaïennes pour faire valoir leurs droits à la retraite et que seule une lettre menaçante du député parvient à régler. Le dénigrement de l’esprit du service public de ses agents a fini par tout mettre à terre. Il faut trois mois pour obtenir une nouvelle carte d’identité, des jours pour entrer en contact avec un humain apte à gérer une difficulté administrative.

Cette embolie administrative emporte avec elle l’ensemble du système politique, jugé incapable d’être fidèle aux engagements pris devant les électeurs. « De toutes façons, vous ne pourrez rien faire, l’Europe bloque tout », « Ca ne sert à rien, l’administration vous empêchera » sont des antiennes que j’entends chaque semaine. Du terrain remonte le sentiment d’un grand « lobby de l’impuissance publique », conjonction d’intérêts privés et de mauvaise volonté bureaucratique rendant la France ingouvernable.

Le prochain gouvernement devra s’abstenir des demi mesures, s’attaquer à la bureaucratie et aux freins des administrations, réorganiser les compétences entre les échelons administratifs et retrouver le sens de l’action.

On ne peut pas promettre l’augmentation du SMIC si ce n’est qu’un horizon, on ne peut pas s’engager sur un vaste plan de renouveau du service public sans y mettre les moyens. On ne peut pas promettre la baisse des factures d’énergie sans s’attaquer au marché européen de l’électricité, dont il faut obtenir une réforme plus ambitieuse.

La demande de République

Ouvrons les yeux : le message de ces législatives est aussi celui d’un appel à plus d’ordre et de respect. La multiplication des incivilités et l’augmentation, depuis vingt ans, des atteintes volontaires à l’intégrité physique ne doivent pas rester sans traitement.

Il est faux de dire que les gens ne votent RN que pour des raisons économiques, même si les échecs de la gauche en ce domaine ont servi de carburant à la montée de l’extrême droite. Gardons-nous de penser que nous aurions définitivement battu les fascistes en augmentant les salaires — ce qui est indispensable -, abrogé la retraite à 64 ans ou rouvert des services publics fermés.

Le sentiment réel ou supposé d’insécurité prend appui sur l’augmentation statistique de la violence, le recul de la civilité, et la dégradation des biens collectifs. Il est invivable d’habiter dans un immeuble où l’ascenseur est cassé chaque semaine et où les parties communes sont dégradées régulièrement, dans l’indifférence des pouvoirs publics.

Loin de toute surenchère ou de toute récupération des mots de l’extrême droite — mais bien au contraire pour ne lui laisser aucune prise — le prochain gouvernement doit porter un discours fort et clair d’ordre et de justice.

Les gens ont besoin d’ordre dans leur vie. Vivre dans le désordre est épuisant. Le désordre néolibéral comme le désordre dans la rue ne peut conduire qu’à la victoire des partisans de l’ordre. Le respect doit être porté en étendard par le nouveau gouvernement.

Le sentiment d’injustice prend également sa source dans ces si nombreuses plaintes classées sans suite. Je ne compte plus le nombre de gens m’abordant dans la rue pour me demander d’écrire au procureur afin d’obtenir des nouvelles de leur plainte déposée il y a deux ou trois ans. Il faut, comme le propose mon collègue Jiovanny William rendre obligatoire, la notification et la motivation des classements sans suite des plaintes.

La sécurité est un droit du peuple, c’est même la condition de son adhésion à une aventure collective. Lorsque la tranquillité publique n’est plus assurée, c’est le vivre-ensemble qui est menacé. Parce qu’ils sont les plus exposés, la sécurité est un enjeu plus vif encore pour les plus modestes. Toute politique sécuritaire doit avant tout leur être destinée. Il nous faut financer une police de proximité nombreuse, formée et réorganisée pour être plus au contact des populations et moins rivée sur ses statistiques. Cette police devra être plus transparente, exemplaire et moins susceptible d’être contestée.

Le gouvernement de salut public doit être celui des oubliés

Plus que jamais, la tâche du prochain gouvernement doit être celle de réenchanter ceux qui ne nous font plus confiance.

Nous ne savons pas de quel bois sera fait le prochain gouvernement, ni quel sera son périmètre. Je ne reviens pas ici sur le large rassemblement qui aurait dû nous mobiliser dès le 8 juillet et que nous avons été un peu seuls à espérer, avec quelques-uns. Il est vrai que l’on n’est pas empreint de la même gravité quand on est réélu au premier tour dans une circonscription de centre urbain de métropole que lorsqu’on voit l’extrême droite de face, et l’effondrement de tout ce en quoi on croit avec.

Il est certain que nous ne pouvons nous permettre la succession de gouvernements minoritaires tombant les uns après les autres tous les deux mois. C’est le plus sûr moyen de la victoire de l’extrême droite en 2027, si ce n’est à la prochaine dissolution dans un an. Mais pire encore, nous ne pouvons non plus nous résoudre à un gouvernement de l’immobilisme, qui se contenterait d’un subtil équilibre de finaud entre tous partis extrêmes. Un très grand changement politique et un grand rassemblement pour l’obtenir. C’est la difficile équation que nous avons à résoudre. Elle nécessite un immense sens des responsabilités et un immense dévouement. J’ai espoir que nous serons au rendez-vous.

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