Philosophie, par Philippe Coulon

Je sais que je ne sais rien… ou je sais que je sais tout ?

Philippe Coulon
5 min readMay 18, 2015

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Un petit jeu amusant. Installez-vous à une table de votre Starbucks favori et écoutez, tendez l’oreille… Qu’entendez-vous ? Avis et jugements. Et souvent très affirmés. Dans les discussions, aucune place pour le doute, peu de place pour la tempérance. Le “je sais que je ne sais rien” socratique n’a pas sa place, il est devenu le “je sais que je sais tout” ! L’homme est ainsi un “émetteur d’avis”. Et ces avis procèdent de la conviction profonde de l’homme que le monde irait tellement mieux si les “gens” étaient enfin disposés à s’aligner sur son avis.

Il y a encore quelques jours sur Facebook (cas réel), j’ai pu lire la publication d’un ami qui disait, en réponse à un article sur l’extrémisme catholique, que “toutes les religions sont mauvaises et qu’il faudrait les interdire, elles sont la cause première du mal dans le monde” (je vous passe les fautes d’orthographe). Amusé de cette réflexion profonde et mesurée, je lui réponds : “Je ne suis pas croyant. En tout cas, je vous envie de savoir avec autant de certitude quels sont les plus grands problèmes de l’humanité...” Sûr de son coup, il me répond avec aplomb (je ne vous passe plus les fautes): “Ne M envie pas reflechissez”.

Je relève le défi…

Cette personne a sans doute bien réfléchi à la question, lui. Dans son monde, dans son prisme, toutes les dimensions de la problématique sont visibles et claires. Il a parfaitement considéré toutes les facettes de ce problème complexe qui pourrait faire l’objet d’une thèse combinée en philosophie et théologie : la religion a-t-elle fait plus de bien ou plus de mal à l’humanité ? Grand problème que nous ne soulèverons pas ici pour des raisons évidentes. Notre homme pense en toute bonne foi avoir bien saisi la problématique.

Cette bonne foi est importante. Et elle fonde la base de tout avis et jugement. En effet, cet homme est intimement convaincu de ce qu’il avance. Nous sommes tous pareils. Partager sa solution relève d’une intention positive, au sens de la programmation neuro-linguistique. Il veut sauver le monde. Comment lui en vouloir ? Après tout, cet homme a le droit de dire ce qu’il pense et d’essayer de nous sauver.

Le seul problème à notre avis, c’est qu’il affirme et décrète les choses, au lieu de soumettre sa pensée pour en discuter et en apprendre davantage. La forme donne l’impression que le fond est définitif.

Dire ce que l’on pense ne devrait pas clore la discussion mais l’ouvrir.

Affirmer une idée au lieu de simplement l’exprimer est problématique à deux égards. Le premier est la preuve de l’impossibilité de la vérité absolue et le second est le jeu des ego.

Tout d’abord, l’on sait depuis les Lumières que la vérité en tant que telle n’existe pas. Une opinion ne peut pas en son sens être vérité absolue, puisqu’elle est forgée à partir de notre monde sensoriel. Nos sens ne peuvent que nous tromper, voyez le morceau de cire de Descartes. Nos sens nous sont propres et forment donc une opinion propre, parmi une infinité de possibles. L’opinion véritable et absolue n’est donc qu’un leurre, un filtre de la réalité, vu à travers nos sens. Elle est basée sur l’expérience propre (le vécu) et l’inconscient (le “passé”). Le “ça pense en moi” de Nietzsche évoque ici, d’une manière dérivée c’est vrai, l’importance du vécu et de l’acquis dans la pensée de chacun. Nous penserions donc partiellement “malgré nous”: notre partie consciente ne participe que pour une petite partie de notre perception qui forme notre opinion. Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, nous les voyons tels que nous sommes, ainsi que le dit Le Talmud. Par exemple, un raciste verra des problèmes liés aux étrangers partout ou un stressé subira tout événement comme un poids à surmonter. Et ils auront raison, à leurs yeux.

Ensuite, les opinions affirmées sont perçues comme des décisions, comme des avis définitifs. Et l’ego rentre en jeu. C’est peut-être là que l’agitation survient. L’interlocuteur recevant l’opinion sous son propre angle égotique, la perçoit différemment, en ce que son vécu est différent. Dans le meilleur des cas, il comprend cette opinion de la même façon mais, pensant à une vision ferme et définitive du monde, l’oppose à la sienne. Les deux opinions ne peuvent impossiblement se chevaucher, puisque si les deux opinions étaient les mêmes, ceci signifierait qu’elles sont émises par le même prisme, et donc par la même personne. Il y a donc autant d’opinions que de personnes sur terre.

Mais demande-t-on pour cela que seuls les spécialistes et les experts s’expriment ? Un monde de savoir et de rationalité ? Le rêve cartésien des Lumières retrouvé ?

Nous devons savoir que nous ne savons rien, sans pour cela ne rien penser.

Le “je sais que je ne sais rien” doit assurément être interprété différemment. Il doit être entendu comme une nécessaire humilité face aux idées et aux opinions. Et puis, quel ennui une société où seuls les spécialistes peuvent se prononcer, ou une République, dans laquelle seuls les philosophes peuvent gouverner. La République idéale de Platon pourrait désormais être interprétée comme une place où seuls les “sages” s’expriment, c’est-à-dire ceux qui tempèrent et s’ouvrent. Nous devons savoir qu’une opinion est par définition personnelle, temporaire, imparfaite, erronée mais belle, utile, prodigieuse et féconde. Que de richesse alors dans une société aux multiples opinions !

Et quelle énergie perdue ! N’observons-nous pas que les “émetteurs d’avis” sont souvent plus fatigués que les autres, qu’ils se plaignent souvent de stress et de fatigue ? Leurs rares sourires sont pincés.

Juger épuise. Bougonner use. Le sage est plus reposé que le militant.

De manière évidente, l’”émetteur d’avis” est fatigué car son combat est sans fin, les moulins réapparaissent sans fin. Il utilisera toute sa vie son énergie à aligner le monde à lui, à chercher, selon lui, des choses à améliorer, au lieu de s’aligner au monde, de l’accepter, de l’aimer, de ne plus le blasphémer. La physique nous apprend que l’énergie totale d’un être est finie. La biologie nous apprend que l’énergie du cerveau utilisée pour lutter contre le monde n’est pas utilisée pour réfléchir. Observer le monde sans s’agiter, c’est déjà une forme de sagesse. Questionner au lieu d’affirmer. S’ouvrir au lieu de se fermer. Faire émerger la volonté de vouloir raisonner, c’est aussi diminuer la puissance du “ça” et donc, d’une certaine bêtise.

(n’hésitez pas à recommander l’article si vous l’avez apprécié :))

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Philippe Coulon

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