pierre.forest
18 min readFeb 7, 2016

« L’hiver vient…. » Ou pourquoi Steam est « le marcheur blanc » du jeu vidéo[1]

[1] Dans l’univers de Game of Thrones, imaginé par Georges R. R. Martin, les marcheurs blancs sont la menace, d’abord invisible, qui va fondre sur le Mur du Nord et ravager le monde de Westeros.

Pour beaucoup d’observateurs, le marché du jeu vidéo présente tous les attraits d’un Eldorado.

Tout d’abord, jamais autant de supports n’ont permis d’accéder à des jeux vidéo : au-delà des consoles et des PC traditionnels, on joue désormais partout sur le net, sur les box TV, sur les tablettes et les mobiles…

Ensuite, jamais autant de monde n’a joué au jeu vidéo : depuis la déferlante des jeux « casual », sur Internet et celles des offres sans manette des consoles (Wii, Kinect et Playstation Move), les adolescentes, les ménagères et les seniors concurrencent désormais le « nerd » qui constituait le cœur de cible des débuts.

Enfin, jamais le jeu vidéo n’a été autant consommateur de temps libre : on joue tout le temps, dans le métro sur son mobile, devant la télé, sur les réseaux sociaux, en affrontant en ligne ses amis, pour crâner sur sa chaine youtube, voire, pour gagner sa vie sur Twich…

Le développement d’Internet et des terminaux connectés a donc été une force fabuleuse pour atteindre ce résultat. Ces dernières années, le jeu vidéo est devenu l’une des premières industries culturelles au monde, à coup d’innovations techniques et marketing audacieuses : le multi-joueurs, le « try & buy », les mondes persistants, le « Free to play », l’achat « in game », les « DLC » (contenu additionnel téléchargeable)…autant de possibilités nouvelles pour attirer, « viraliser », fidéliser, engager, monétiser à des sommets jamais atteints.

Mais la révolution la plus marquante est sans doute la possibilité désormais offerte aux développeurs d’établir une relation étroite et directe avec les joueurs. Le traditionnel modèle ou un studio développait une œuvre de commande pour un éditeur, lui-même soumis au diktat d’un réseau de distribution, est de plus en plus remis en question.

Les créateurs ont désormais la possibilité inédite d’interagir directement avec les joueurs dès la phase de conception et de financement (crowdfunding), pendant les développements (open beta, jeu à télécharger en « early accès »…) et après la sortie du jeu (tournois multi-joueurs, mises à jour récurrentes, DLC…).

Bien sûr la situation idyllique du créateur de jeu, maitre de son destin, à la Mojang (le studio suédois à l’origine du succès MineCraft), n’est toujours pas celle que vivent la plupart des développeurs aujourd’hui. Mais ce simple exemple démontre bien l’existence de ces nouveaux moyens et la faculté que certains vont avoir de s’en emparer.

Mais à regarder de plus près ce nouveau tirage des cartes, un détail laisse perplexe.

La majeure partie des ayants droit abandonnent la gestion du contrôle technique de l’accès à leur jeu à un tiers.

Depuis toujours sur console, les éditeurs ont abandonné cette prérogative à Nintendo, Sony et Microsoft.

Plus récemment, ils l’ont abandonnée pour le mobile à Google, Apple et, dans une moindre mesure, à des acteurs comme Amazon.

Plus surprenant est le fait qu’ils l’aient abandonnée à Steam sur PC alors que Microsoft a raté, avec Windows 8, sa tentative de reproduire sur PC le succès d’Apple ou Google sur mobile.

En effet, tous ces acteurs contrôlent l’accès aux jeux dans un environnement qu’ils ont créé ou contribué majoritairement à créer.

Tous… sauf Steam.

Cette dernière tente d’ailleurs de corriger ce « péché originel » en proposant des « Steam Boxes », censées offrir des alternatives au PC doté d’un système d’exploitation concurrent à Windows (Linux).

Comment se fait-il qu’un acteur n’ayant aucun contrôle particulier sur l’environnement PC ait réussi un tel hold-up sur un pan entier d’une des plus importantes industries culturelles au monde ?

Pour répondre à cette question, un éclairage sur ce qu’est réellement Steam s’impose.

Steam, quel modèle derrière le nuage de vapeur ?

Steam est la plateforme de distribution digitale de Valve, un studio créé dans l’état de Washington, à Kirkland, en 1996. Ce studio est à l’origine des plus gros cartons du jeu vidéo PC, de « Counter Strike » (« Half life ») à « DOTA », en passant par « Left for Dead ». Autrement dit, le pape des jeux vidéo sur PC.

A l’origine, le studio est dans une situation de dépendance similaire aux autres développeurs vis-à-vis des éditeurs, en l’occurrence Sierra Online, Vivendi Games puis EA.

Mais Valve rencontre avec Counter Strike, au début des années 2000, un succès sans précédent dans les salles de jeux en réseau et les cybercafés, notamment en Asie. Counter Strike est le principal jeu exploité dans les lieux public et ça, leur éditeur n’est pas censé le gérer[1].

Persuadé de l’intérêt qu’il y a à maîtriser ce modèle de diffusion, Valve imagine un système de distribution en ligne permettant de contrôler l’usage de son jeu phare et d’en simplifier la gestion pour les salles de jeux. Le jeu peut être téléchargé sur Internet et installé sur les PC de la salle, moyennant le paiement d’une redevance.

Ce sera un échec patent: d’une part, les salles, peu professionnalisées, résistent, d’autre part, le système devient finalement inutile avec la montée en puissance du haut débit chez les particuliers et la disparition progressive des cybercafés dans les pays développés.

Reste que le système s’adapte rapidement à une distribution vers l’utilisateur final. Ce que Valve proposait aux salles, elle peut le proposer directement aux joueurs : Connectez-vous en ligne, téléchargez votre jeu, bénéficiez des mises à jour automatiquement et de fonctionnalités communautaires…

Les débuts sont difficiles, illustrés par la sortie d’Half Life 2 en 2004: Le succès du jeu provoque des embouteillages monstres sur les serveurs du studio et une grande insatisfaction : l’obligation d’être connecté, le sentiment d’être fliqué, de ne pas être véritablement propriétaire du jeu acheté…Autant de critiques…aujourd’hui oubliées.

En effet, lancée en 2003, la plateforme de Valve va très vite démontrer qu’elle n’est pas qu’un simple service de distribution : elle gère l’enregistrement des jeux et leur mise à jour, les serveurs multi-joueurs, la protection anti-triche…, mais surtout, elle héberge un programme, indissociable du système, permettant le contrôle du fonctionnement des jeux téléchargés sur la machine de l’utilisateur.

En l’espace de dix ans, Valve va enrichir avec brio sa plateforme de nombreux services et convaincre les principaux concepteurs de jeux vidéo d’utiliser son système et de l’intégrer dans leurs lignes internes de production, jusqu’à contrôler plus de 80% de la distribution mondiale de certains jeux vidéo PC et Mac.

Comment en est-t-on arrivé là ?

Une clef pour les contrôler tous !

Que signifie véritablement contrôler l’accès au jeu ?

Lorsque l’on achète un jeu vidéo (contractuellement, le joueur n’achète qu’une licence d’utilisation et pas un droit de propriété sur la copie du logiciel qui lui est délivré), pour pouvoir installer ledit jeu sur son matériel, il est aujourd’hui quasi systématiquement nécessaire de créer un compte en ligne. Ce compte permettra d’avoir une existence virtuelle dans le jeu : pour apparaître aux yeux des autres joueurs sur les serveurs, trouver des adversaires, exister dans les classements, mettre son jeu à jour, etc…

Pour garantir que le joueur dispose bien des droits d’utiliser le jeu, on utilise généralement une « clef d’activation » unique qui va lier le jeu acheté au compte de son propriétaire[2].

Ainsi contrôler l’accès au jeu signifie au moins deux choses fondamentales:

-héberger les comptes utilisateurs et donc détenir les informations concernant les joueurs qui s’y rattachent (à quoi ils jouent, quand, combien de temps, depuis où, avec qui ils communiquent…). En d’autres termes, contrôler l’accès au jeu c’est « posséder le client », connaitre ses attentes et pouvoir lui vendre de nouveaux produits ultérieurement, avant et dans de meilleures conditions que les concurrents.

-générer, réinitialiser, désactiver, les clefs d’activation qui fonctionnent avec le système : en d’autres termes, contrôler l’accès au jeu, c’est contrôler qui peut jouer, quand et comment. Au final, c’est définir une politique de gestion des droits (Digital Right Management ou DRM) qui conditionnera ce qu’on pourra faire du jeu qu’on a acheté. Le prêter ? (Depuis 2013, Steam propose le « Family sharing »), l’offrir, l’échanger ou le revendre (depuis 2012, Steam propose une place de marché où il est possible d’acheter et de revendre des objets virtuels pour ses propres jeux comme Dota 2, Counter Strike GO ou Team Fortress 2).

Or, Steam a mis en place un DRM très abouti, qui est en passe de lui permettre de se substituer aux ayants droit dans la gestion de leur propre modèle économique. La force de Valve réside désormais dans trois avantages essentiels :

-i) le contrôle des conditions d’accès au réseau de distribution : Valve décide si elle accepte ou non de distribuer un jeu. Sa décision, en fonction de sa part de marché, conditionnera les revenus futurs de l’ayant droit.

-ii) le contrôle sur l’acquisition client : en installant son magasin directement dans la barre de tâche de l’ordinateur du joueur, couplé à son compte, Steam contrôle les offres soumises au client directement en aval de la décision d’achat.

-iii) le contrôle du modèle économique : puis je louer, revendre ? Ces décisions qui relèvent théoriquement du droit d’autoriser ou d’interdire des ayants droits, ne peuvent plus être mises en œuvre techniquement que par Steam.

Le double jeu pernicieux de Valve

A la différence de ceux qui se sont empressés de référencer et promouvoir Half Life 2 dans leurs rayons, voyant le potentiel commercial à court terme d’un Block Buster annoncé, sans discuter des conditions réelles du partage de la valeur et de la relation client, Valve savait parfaitement ce qu’elle faisait.

Sa stratégie n’a évidemment pas été de mettre en avant sa toute-puissance en matière de gestion de droits et la dépendance qui en découle, mais, au contraire, de présenter cet état de fait comme un gage de qualité de service et d’expérience utilisateur optimum. Ce qui au demeurant, est exacte.

A fortiori, ce que Valve va mettre en avant, ce sont les économies substantielles qu’offre Steam aux développeurs, et cet argument économique, particulièrement efficace, sera développé en trois temps :

1. Vous comptez développer un mode multi-joueurs pour votre jeu ? Intégrer un système anti triche pour ne pas faire fuir les spécialistes ? Proposer des « succès » qui rallongent la durée de vie de votre jeu ? Proposer le stockage en ligne de vos sauvegardes ? Aucun problème, ne payez pas pour ça, ne perdez pas de temps inutile à ça. Utilisez gratuitement SteamWorks, un ensemble d’interfaces de programmation qui vous évite d’avoir à créer toutes ces fonctionnalités. Vous pourrez les réutiliser à votre compte mais elles seront alors indissociables de la plateforme de vente Steam.

2. Vous souhaitez maximiser vos revenus ? Aucun problème, utilisez Steamworks et le traditionnel partage de revenus 70/30 (70% du prix de vente hors taxe versé à l’ayant droit) pourrait bien devenir 75/35 ou 80/20. Avant que cela ne change…

3. Vous avez un jeu utilisant Steamworks et vous souhaitez désormais être mis en avant sur la plateforme Steam pour faire plus de volume ? Aucun problème. Faites en sorte de rapporter à Valve des « Activation Points ». Dans le vocabulaire de Steam, les « Activations Points » sont les comptes actifs crées par des utilisateurs qui n’ont pas visité la plateforme Steam mais qui ont été « apportés » par les autres réseaux de distribution concurrents, physiques ou digitaux, et qui ont dû activer la clef Steam sur la plateforme… Steam.

En introduisant Steamworks au sein de leur catalogue de jeux, les éditeurs ont non seulement « donné » leurs clients à Valve mais aussi les clients de leurs partenaires distributeurs, physiques comme digitaux. Steam a ainsi méthodiquement utilisé la complicité des éditeurs pour « siphonner » les autres réseaux de distribution concurrents, y compris les boutiques de ventes digitales des éditeurs eux-mêmes.

Grâce à cette stratégie, Valve, qui communique peu ou pas sur ses résultats financiers, revendique en revanche plus de 100 millions de comptes actifs[3].

La léthargie des éditeurs et des studios : les vassaux de Valve

L’un après l’autre, les éditeurs se sont laissés séduire par les arguments économiques de Valve, abandonnant donc à Steam la conception de fonctionnalités pourtant clefs dans la maîtrise de l’accès au consommateur, et ce faisant, perdant le contrôle de leur modèle économique futur.

En acceptant cette perte de souveraineté, ils ont initiée leur dépendance, d’abord technique avant d’être économique, envers Valve.

Ils ont en même temps transféré leurs propres clients et ceux de leurs partenaires historiques à Valve.

Ensuite, considérant que Steam offrait tous ces avantages et générait des volumes que ses concurrents ne réalisaient pas, ils ont fait pression auprès des autres distributeurs digitaux pour remonter leur marge : du 50/50 initial, courant en matière de distribution physique, les taux sont passés à 70/30 puis 75/25, 80/20…

En parallèle, les équilibres existants dans la distribution physique n’ont que peu bougé : D’une part ils sont en place depuis plus longtemps, sont considérés comme légitimes au vu des coûts d’entretien des réseaux de magasins et de logistiques, et restent clefs dans la distribution des jeux sur consoles.

En même temps, la concentration de la valeur d’un jeu autour d’une simple clef d’activation permettant de télécharger, activer et mettre à jour le jeu sur Steam a permis aux grossistes physiques du monde entier d’entrer dans la distribution digitale sans difficulté. Il suffit d’ouvrir une boite, récupérer la clef concernée et la revendre sur internet. Le reste sera fait par….Steam.

Or, la politique tarifaire des éditeurs varie avec le pouvoir d’achat estimé des pays concernés. Un jeu vendu 49€ en France ou en Allemagne sera vendu 19€ en Pologne ou au Brésil. De plus, acheté auprès d’un revendeur physique, le jeu peut faire l’objet de 40 à 50% de remise sur le prix public (SRP ou Suggested Retail Price) contre 30% ou moins chez un revendeur digital. Si les deux versions sont identiques et s’activent avec une clef pour une expérience similaire, il ne faut pas longtemps à des petits malins pour organiser un marché gris.

Les grossistes physiques du monde entier se sont alors mis à ouvrir des boites et à revendre des clefs à une nébuleuse de sites plus ou moins respectueux des règles du droit du travail, des règles fiscales, et des contrats de distribution avec les ayants droit.

Toute cette activité vise à offrir des prix imbattables sur les pays ou le SRP est élevé en laissant croire que les ventes sur supports physiques dans les pays émergents s’accroissent.

Si bien qu’aujourd’hui, vendre en ligne un jeu PC au prix public est quasiment mission impossible en dehors de Steam : dès les semaines qui précèdent une sortie de jeu attendu, des dizaines de sites et des milliers de joueurs transformés par les places de marchés en revendeurs, proposent de vous vendre une clef d’activation entre 30 et 60% de remise (exemple http://www.allkeyshop.com/).

Il faut dire également que trop d’éditeurs, aveuglés par la part de marché de Valve, ne considèrent désormais la distribution digitale qu’au travers d’une relation réussie avec Steam. Bien souvent, ils réduisent l’organisation de leur équipe digitale à un interlocuteur pour Valve et suppriment progressivement leur assistance aux autres partenaires, devenus selon eux plus des facteurs de coûts que de développement.

Avec la bénédiction des ayants droit, Steam est en grande partie à l’origine de cette situation :

-Valve a d’abord encouragé le système en offrant gratuitement l’activation de clefs et le téléchargement sur ses serveurs, même lorsque les clefs étaient vendues par des réseaux tiers (les fameux « Activation Points », gagent de clients capturés à la concurrence).

-Valve a ensuite imposé sa gestion des DRM de la manière la plus laxiste possible : sous prétexte qu’un Polonais visitant Montmartre devait pouvoir jouer à son jeu, une clef vendues 19€ en Pologne doit pouvoir s’activer en France, là où ce même jeu devrait être vendu 49€. De même, sous prétexte qu’un Polonais doit pouvoir offrir un jeu à un ami Français, Steam laissait n’importe qui acheter des jeux à n’importe quel prix puis à les proposer sans aucune restriction sur les territoires où ils sont vendus plus chers. Cette liberté n’est pas réellement offerte pour améliorer l’expérience des joueurs mais avant tout pour garantir toujours plus d’Activation Points à Valve. Le fait que les ayants droit ne touchent qu’un tiers de ce qu’ils devraient toucher en cas de vente dans le territoire concerné, laisse Valve indifférent : elle, récupère à bon compte un nouveau client et fait progresser sa capacité de distribution et ….sa valorisation.

Si on entre dans les détails, le DRM de Steam gère parfaitement les restrictions entre territoires mais par défaut, les paramètres (AllowCrossRegionTradingAndGifting par exemple) sont renseignés pour ne pas réduire les chances de Steam d’aller chercher toujours plus « d’Activation Points ». Mais les éditeurs, qui maîtrisent véritablement le système se comptent sur les doigts d’une main. Et quand bien même la « géolocalisation » liée au DRM de Steam serait mise en place, cela fait bien longtemps que les clients, toujours plus nombreux et informés, savent utiliser un VPN pour le contourner.

S’il existe aujourd’hui un marché gris et une incroyable guerre des prix dans le jeu vidéo PC c’est donc avant tout parce que Steam en a posé les règles et parce que les éditeurs, restés sans réaction face au phénomène, l’ont finalement adoubé, consciemment ou non, en se cachant parfois derrière les règles de libre circulation des marchandises en Europe.

Rares sont les cadres au sein des maisons d’édition qui assument ouvertement le choix d’avoir confié les clefs de leur royaume à Steam, renvoyant généralement à des décisions obscures de leur hiérarchie… mais en parallèle, tous se félicitent de la facilité avec laquelle ils bouclent leurs objectifs de vente au travers d’un lancement réussi sur Steam ou d’une promo spécial vacances d’été à -75%.

Et tant que l’été est là…

“Winter is coming”.

Si cet empire construit par Valve ne devait mener qu’à supprimer des intermédiaires inutiles sur la chaîne de valeur et à renforcer la position des ayants droits dans leur capacité à offrir aux clients un service meilleur, toutes ces réflexions n’auraient aucun intérêt.

Mais il convient de mesurer les réelles conséquences de cette vassalité des éditeurs envers Valve.

L’innovation uniquement au travers de la toute-puissance de Valve

Récupérer gratuitement l’interface de programmation Steamworks fait surement gagner du temps et de l’argent sur le développement et le lancement d’un jeu. Il n’est pas sûr en revanche qu’il s’agisse de la meilleure et de la plus évolutive des solutions pour mettre en œuvre toutes les fonctionnalités que puisse imaginer un créateur de jeux vidéo. Faut-il penser qu’aucun développeur n’innovera de son côté pour repenser la façon dont on peut joueur en multi-joueurs ?

Si Steam est le seul à même de définir les DRM, faut-il penser que c’est elle, et elle seule, qui imaginera les modèles économiques de demain ?

Concernant le droit de revendre d’occasion par exemple, les ayants droit ne sont plus en mesure de proposer ce service eux même. Si une jurisprudence devait reconnaître aux joueurs (ce qui est n’est pas improbable[4]) la possibilité de faire ce qu’ils ont toujours fait avec les jeux vendus sur supports, nul doute que Valve sera là pour opérer le service sans qu’aucun créateur de jeux n’en organise le fonctionnement ou n’en perçoive le moindre bénéfice.

On notera par exemple que c’est Valve et uniquement Valve qui a soudainement décidé seule de rembourser les clients qui auraient joué moins de 2 heures à un jeu, s’arrogeant par la même occasion un programme de fidélité exceptionnel financé gracieusement par les éditeurs, sans concertation aucune et sans s’interroger sur l’impact pour les développeurs de jeu à la courte durée de vie. Comme si un bon jeu était forcément un jeu long et que jouer deux heures ne valait rien alors que ces deux heures valent tout dans le cinéma.

L’Oncle Sam d’abord

Valve est une société américaine. Ses CGV en Europe sont conformes au droit américain. Comme ses homologues, elle a attaqué le marché européen en allant s’enregistrer au Luxembourg, là où elle a pu optimiser sa collecte de TVA et son impôt sur les sociétés. Là encore, où elle a pu s’affranchir des règlementations européennes estimées génantes, comme le système Schufa allemand[5] qu’elle n’a jamais considéré devoir appliquer (on la comprend ceci étant ;).

Les conditions économiques du vainqueur

Valve représente au bas mot 80% des ventes des jeux vidéo PC dès lors qu’ils sont distribués via Steamworks. Et Steam est avant tout une machine à distribuer les produits…Valve (voir par exemple le top “by playtime” des jeux sur Steam, avec Dota2, CSGO ou TF2, loin devant tout le reste du catalogue http://steamspy.com/ ). Est-il pertinent de penser que les conditions proposées aujourd’hui, soit disant mises en place dans l’intérêt des studios, vont perdurer ?

Combien de temps ? Dans quelles conditions ? Vis à vis de quels privilégiés? En d’autres termes, combien de temps faut-il à une société en position dominante pour abuser de cette position ?

Méditons cette citation de l’universitaire Evgeny Morozov[6] : « C’est seulement en considérant (les) acteurs (de la Silicon Valley) comme des acteurs économiques rationnels, qui recherchent un but économique, qu’on pourra se rendre compte de leur pouvoir. Si on les considère uniquement comme des innovateurs qui rendent notre vie meilleure sans rechercher le profit, ils continueront d’avoir la voie libre ».

Il est donc plus que temps que les éditeurs réagissent et :

-cessent d’apporter à Valve sur un plateau leurs clients et ceux de leurs partenaires historiques via Steamworks, consolidant de fait sa position dominante mais qu’ils développent en parallèle leurs propres solutions et leur propre réseau de distribution efficace,

-cessent d’être à l’origine de la perturbation des prix sur le marché en maintenant des déséquilibres significatifs entre distributeurs physiques et digitaux, entre revendeurs dans les pays à faible pouvoir d’achat et revendeurs des pays riches et qu’ils s’intéressent au futur pérenne de leur réseau de distribution,

-cessent de mettre la pression sur les distributeurs indépendants dont ils ont eux-mêmes organisé la position de faiblesse et, au contraire, finissent par s’atteler à leur redonner les moyens de construire un écosystème diversifié, permettant de promouvoir le jeu vidéo PC partout sur le net et pas seulement sur…Steam.

Des solutions existent, encore faut-il vouloir investir ce qui est nécessaire à les mettre en place plutôt que de rechercher le profit à court terme. En voici quelques-unes :

-Utiliser Steamworks par défaut est un choix on ne peut plus stratégique des éditeurs qui signifie donc que Steam sera réellement mon distributeur privilégié et captera mon client. Si un éditeur souhaite conserver des alternatives de distribution, il doit investir sur l’écosystème de ses propres jeux. Certains éditeurs, qui n’ont pas renoncé à maîtriser eux même le multi-joueurs, la triche, etc…, peuvent ainsi proposer deux versions, l’une opérée par leurs propres serveurs et non pas exclusivement par ceux de Steam. S’il veut que sa solution ai du succès, il doit l’ouvrir à un maximum de partenaires efficaces de distribution (comme le fait Steam). Les joueurs seront par ailleurs libres de choisir la version et l’expérience qu’ils préféreront.

-il convient également de valoriser à sa juste valeur le fait qu’un jeu Steamworks est un atout pour Steam qui acquiert et sécurise de cette manière des clients. Avantage qui doit être pris en compte dans le partage de revenu entre Steam et l’éditeur. Cet avantage, dont ne dispose pas les autres plateformes de distribution, et qui au contraire se voient impactées, doit ainsi être déduit de leur reversements et non l’inverse sous prétexte que Steam génère plus de volume. Le long terme plutôt que le court terme.

-Proposer des conditions tarifaires justes est une obligation de tous fournisseurs. Ceux-ci ne doivent pas proposer des prix différents à chaque distributeur au motif qu’ils proposent des boites ou non, qu’ils sont censés vendre en Pologne ou en France. Ou, s’il s’avère véritablement pertinent de différencier selon les supports ou les territoires, il est indispensable de renforcer et faire respecter les contrats lorsqu’une boite est ouverte pour devenir subitement une version digitale. Pour un produit identique (même contenu, même langues proposées), il n’est pas normal que le prix public varie du simple au triple selon les territoires. Si un territoire justifie l’application d’un prix public plus faible, alors le jeu qui y est vendu doit être différent. Il doit par exemple se limiter à la langue dudit pays ou disposer de mesures techniques qui empêchent qu’il soit revendu sur des territoires qui proposent un prix plus élevé (géolocalisation, non seulement pour installer le jeu mais aussi pour y jouer). Et ces mesures doivent être techniquement efficaces, contractuellement prévues et clairement indiquées au préalable aux consommateurs. Il faut faire des choix et les assumer jusqu’au bout.

-Lorsqu’un éditeur souhaite véritablement préserver des alternatives à Steam, il doit offrir les mêmes informations aux autres plateformes qu’à Steam. Non seulement communiquer les informations de bases concernant les caractéristiques marketing du jeu, mais également un accès aux mêmes types d’événements promotionnels, de même force. Il ne s’agit pas de dupliquer simplement les idées promotionnelles du géant Steam chez ses concurrents mais d’éviter qu’un éditeur qui consent régulièrement des rabais de -75% à Steam, n’offre que le prix public à ses autres distributeurs, ou ne laisse la primauté des opérations commerciales qu’à Steam, transformant les autres acteurs en simple suiveurs. Oui, l’efficacité d’un réseau de distribution alternatif passe par un minimum d’efforts de la part du fournisseur.

Steam a été un formidable vecteur de progrès pour le jeu PC. Il n’en est pas moins un danger potentiel dans la façon dont son emprise est aujourd’hui ancrée sur le marché. Ignorer cet état de fait et se contenter de développer son activité exclusivement à l’ombre de ce géant relève donc au final d’une confondante naïveté.

[1] Ce qui sera à l’origine d’un contentieux entre Valve et son éditeur de l’époque, Vivendi Games, en 2004.

[2] Ce système DRM, dit « account centric », a largement été popularisé par Steam. Auparavant, bon nombre de DRM étaient « PC centric », c’est-à-dire qu’ils liaient la clef d’activation au PC de l’utilisateur, ce qui posait problème lorsque le joueur souhaitait changer de machine…

[3] Selon un communiqué de presse de Valve publié le 22 septembre 2014 : http://store.steampowered.com/news/14478/ On en serait aujourd’hui à plus de 145 millions.

[4] V. le principe d’épuisement du droit de distribution en Europe et de la « first sale doctrine » aux Etats Unis. La jurisprudence de la cour de justice européenne, du 3 juillet 2012, « Oracle contre Used Soft », annonce les prémisses d’une reconnaissance par les juges du droit des consommateurs à revendre leurs logiciels…

[5] Schufa est le système de contrôle allemand permettant de vérifier que des consommateurs mineurs ne peuvent pas acheter de jeux 18+…

[6] Evgeny Morozov est l’auteur du livre « Pour tout résoudre, cliquez-ici » (FYP éditions), qui dénonce le discours des entreprises du numérique, qui camoufle une forme exacerbée de libéralisme.