Les Épiceries sociales et solidaires, nouveaux acteurs de l’aide alimentaire

Marion Pivert
8 min readMay 25, 2022

--

A côté des acteurs traditionnels de l’aide alimentaire (secours populaires, restaurants du cœur), de nouveaux commerces font leur apparition depuis 2003, les épiceries sociales et solidaires. A la différence des Restaurants du cœur, les bénéficiaires payent les produits, mais à des prix très inférieurs à ceux du marché. Fournies par des collectes d’invendus alimentaires, les épiceries concilient assistance aux populations précaires et gestion des déchets produits par l’industrie agro-alimentaire. C’est aussi là l’un des nœud du problème. Comment réfléchir à la question de la surproduction alimentaire, du gaspillage, quand on trouve un débouché à cette nourriture qui n’est plus vendable, en la proposant aux pauvres ?

L’épicerie Episcea, à Lille, accueille une vingtaine de bénéficiaires

« Faire mes courses ici, à l’épicerie solidaire, c’est quand même plus valorisant que d’aller au resto du cœur. Ici, tu fais tes courses comme si tu allais au supermarché, tu payes, tu participes un peu. Tandis qu’au resto, c’est dur. Quand vraiment t’es obligé d’y aller, t’y vas, mais je préfère quand même venir ici » raconte Annick, retraité, bénéficiaire d’une épicerie solidaire lilloise.

L’épicerie solidaire, c’est un concept né en 2000, à l’initiative de Guillaume Bapst, ancien employé des offices HLM : « Je me suis rendu compte que l’alimentation était la variable d’ajustement des personnes qui vivaient en HLM. J’ai eu envie d’aider ces personnes, sans les enfoncer dans une logique d’assistanat que produit l’aide alimentaire des Restaurants du Coeur.” Son but : « Donner un coup de pouce aux personnes en leur libérant du budget pour s’investir dans un projet professionnel. »

Les épiceries, des mini-supérettes où les produits sont vendus entre 10 à 30% de leur prix d’origine

Une épicerie solidaire, c’est un commerce de proximité, une mini-supérette, dont les rayons sont alimentés par des ramasses d’invendus auprès des grandes enseignes et des marchés comme celui de Lomme ou de Rungis. Puisque les produits qui garnissent les étagères sont obtenus gratuitement auprès des grands magasins, ils peuvent être revendus à très bas coût. « Ici, tous les produits sont vendus à 20% de leur prix d’origine » explique Emma Ruch, en service civique à l’épicerie sociale étudiante Episcea, située à Lille Sud. A Mon Panier Gourmand, une épicerie de Wattignies, les produits sont proposés à 30% de leur prix initial.

Dans l’esprit de l’Association Nationale de Développement des Epiceries Solidaires (ANDES), née à l’initiative de Guillaume Bapst, qui chapeaute la majorité des épiceries solidaires du territoire métropolitain, faire payer c’est redonner de la dignité aux bénéficiaires.

En plus de cela, les épiceries permettent aux clients de choisir les produits qu’ils souhaitent consommer : « Les restaurants du cœur donnent aux bénéficiaires des colis tout fait. Il n’y a aucun choix possible. Donc quand tu regardes les poubelles à quelques mètres des lieux de distribution, tu trouves plein de denrées dont les gens ne veulent pas. Ça crée un gaspillage énorme. Avec les épiceries solidaires, au moins, les gens choisissent » souligne Guillaume Bapst.

Les rayons des épiceries solidaires sont remplis de produits aux dates de consommations dépassés récoltées dans les grandes surfaces, ou de dons de particuliers

Des structures d’aide alimentaire et d’insertion sociale

Pour accéder aux épiceries, des conditions ont été posées par Andes. Il y a tout d’abord des critères de revenus. Les commerces calculent le « reste à vivre » des personnes après évaluations de leurs ressources et dépenses mensuelles. « Chez Episcea, les étudiants qui ont un reste à vivre inférieur ou égal à 8 euros peuvent accéder à l’épicerie » explique Marion Lemaître, une service civique. En plus des conditions de revenus, les bénéficiaires doivent élaborer un projet professionnel le temps de leur passage à l’épicerie, comme l’accès à l’emploi, le passage du permis etc…

Car l’accès au commerce est limité dans le temps. Chez Episcea, « les étudiants peuvent bénéficier de l’épicerie pendant 1 à 3 mois, renouvelable après entretien avec une assistante sociale du Crous ». A Mon Pannier Gourmand, l’accès est prévu pour 3 à 6 mois, renouvelable après rencontre de l’assistante sociale. Si le créateur d’ANDES a choisi de poser des limites quant à la durée d’accès aux épiceries, c’est pour éviter « l’assistanat ». « Le but des épiceries c’est de donner un coup de pouce aux bénéficiaires le temps qu’ils se remettent en selle. Il faut créer une dynamique de projet chez les clients » souligne Guillaume Bapst.

Parce que la vocation d’ANDES, c’est l’aide alimentaire mais aussi et surtout, l’insertion. Ainsi, dans les Hauts-de-France, le Gardin de Marianne, un chantier d’ANDES, emploie des personnes ayant connu une période de chômage pour récupérer les invendus du marché de Lomme. Ces invendus sont ensuite distribués aux épiceries solidaires du département et à d’autres structures d’aides alimentaires. Par ailleurs, selon leur taille et leurs moyens, les épiceries proposent une multitude d’ateliers culinaires et culturels pour créer du lien avec les bénéficiaires et les pousser à reprendre leur vie en main.

Que faire des travailleurs précaires et des retraités ?

Mais ces conditions se heurtent aux réalités du terrain. Que faire des travailleurs précaires qui ont une activité mais ne parviennent pas à joindre les deux bouts, des retraités précarisés qui n’ont pas vocation à retourner à l’emploi, des familles nombreuses dans la galère tous les mois ? Hervé, jeune charpentier de 26 ans, bénéficiaire d’une épicerie solidaire lilloise, témoigne : « je suis auto-entrepreneur et pour le moment, vu toutes les charges que je paye, je peine à finir le mois » explique t-il.

Même constat pour Annick, retraitée : « Moi et mon mari on est retraité. Je n’ai que très peu travaillé dans ma vie, je m’occupais de nos cinq enfants. Donc on vit avec la retraite de mon mari, ça ne suffit pas. » Pour Guillaume Bapst, ces publics constituent un défi pour les épiceries solidaires : « effectivement, pour eux, il n’y a pas de solutions. »

Pour certains, ces conditions d’accès sont problématiques car elles représentent un « flicage » des bénéficiaires. « Je suis pas là pour fliquer les clients moi. Je fais le minimum de ce qu’Andes me demande mais je suis pas là pour faire la morale aux gens, leur dire comment mener leur vie » témoigne un patron d’épicerie solidaire de la métropole lilloise qui souhaite garder l’anonymat.

« Vendre aux pauvres la nourriture qui était destinée à être jetée »

Se pose également la question de la qualité des produits proposés. Dans les épiceries solidaires, la majorité des marchandises vendues sont des produits peu frais, à un ou deux jours de la date de péremption, destinés à être jetés. Car la lutte contre le gaspillage, c’est l’un des objectifs d’ANDES, qui souligne sur son site internet avoir distribué près de 9000 tonnes de nourriture destinées à être jetées.

Source de fierté pour l’organisme, ce recyclage des invendus est critiqué. Pour Bénédicte Bonzi, anthropologue sociale, « la loi Garot, qui oblige les grandes surfaces à donner leurs invendus plutôt que de les jeter, revient à autoriser à nourrir les pauvres avec ce qui était destiné à être jeté. » Pour les agriculteurs mobilisés contre le complexe agro industriel, revendre les invendus est une aberration parce que cela invisibilise le problème de la surproduction qui caractérise notre modèle agricole, asphyxiant la terre et ses travailleurs.

« Grâce à l’aide alimentaire, qui est composée à 90% de produits industriels, c’est rentable pour l’agro-industrie de surproduire. Donc ça n’incite pas à changer de modèle puisque tous les produits périmés trouvent des débouchés » explique Emmanuel Haze, paysan engagé à la confédération paysanne. Même sidération chez Jean-Claude Balbot, agriculteur breton, membre de la CIVAM : « lors d’une réunion autour de la loi d’orientation agricole en 2010, un industriel nous a dit « pour produire assez, il faut produire trop, et ce trop, il faut que nous aidiez à l’écouler », je suis tombée des nues » raconte-t-il. Pour Matthieu Duboys de Labarre, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture et l’environnement, « l’aide alimentaire constitue une variable d’ajustement de la surproduction. »

Donner, une aubaine pour les grandes surfaces

C’est que les « dons » des grandes surfaces aux associations leur sont profitables. Premièrement, tous les déchets dont l’évacuation et la destruction étaient coûteux pour les entreprises est désormais à la charge des associations.

Ensuite, si les magasins donnent, c’est qu’ils y trouvent un avantage financier. Donner permet aux entreprises de déduire 60% de la valeur du don de leur résultat soumis à l’impôt sur les sociétés, dans la limite de cinq pour mille de leurs chiffre d’affaires. Un rapport parlementaire de 2019 mentionne d’ailleurs que « la logique de défiscalisation est un moteur essentiel du don et peut même, dans certains cas, en être la condition ». Pour Bénédicte Bonzi, il est « absurde de parler de dons, puisque les dons n’appellent aucune contrepartie. On donne sans rien attendre en échange. » Or, dans ce système, la défiscalisation est essentielle aux grandes surfaces puisqu’elle rentabilise leurs invendus, leurs surplus. « Le système de surproduction n’est pas remis en cause puisqu’on a trouvé des débouchés aux invendus. On a trouvé à revaloriser, à donner une valeur fiscale à des produits qui n’avaient plus de valeurs puisqu’ils étaient destinés à être jetés » conclut Bénedicte Bonzi.

Des alternatives : des produits bios et frais à bas coût

Face à cette situation, les organisations paysannes engagées dans une agriculture à taille humaine, respectueuse de l’environnement, tentent de se coordonner avec des organismes sociaux pour proposer des paniers de légumes frais et bios à petits prix. « Dans les Hauts-de-France, le réseau des Amap, Bio en Hauts-de-France et l’association Anges Gardin proposent des biocabas solidaires qui coûtent entre 4 à 6 euros à une famille, au lieu de 15 à 20 euros normalement » explique Céline Régulski, animatrice du réseau des Amap en Hauts-de-France. Pour amener les paniers bio aux personnes précaires, le réseau travaille avec des centres sociaux. Au centre social de l’arbrisseau, à Lille Sud, les biocabas ont connu un certain engouement, « mais avec la crise du Covid, on a dû fermer et ça a mis à mal le projet » explique Laura, animatrice du centre.

Depuis leur création, les épiceries solidaires connaissent un certain succès. Elles sont désormais plus de 420 en France et Andes a été rachetée l’an passé par le Groupe SOS, une entreprise sociale aux 950Ma de chiffres d’affaires annuel. Mais pour Bénédicte Bonzi, ces commerces ne permettent pas d’assurer la sécurité alimentaire des bénéficiaires. “ La sécurité alimentaire ce n’est pas seulement assurer une quantité de nourriture aux personnes précaires, c’est aussi leur assurer une qualité d’alimentation. En donnant aux pauvres des produits périmés, on n’assure pas cette qualité. ”

Marion Pivert

--

--