Pourquoi écrire la nuit quand tout le monde dort? Un entretien avec Sion Dayson

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6 min readOct 8, 2019

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L’écrivaine Sion Dayson lors d’une lecture à la librairie anglophone The Red Wheelbarrow, à côté du Jardin de Luxembourg. Photo: Carole Cassier.

Nous avons rencontré Sion Dayson à Paris, lors du lancement de son premier roman « As a River », publié chez Jaded Ibis Press. Roman que l’autrice a commencé à écrire il y a 15 ans. As a River raconte l’histoire d’un homme noir qui retourne dans sa ville natale, au cœur du sud profond des Etats-Unis, pour dévoiler les sombres secrets de son passé.

Sion a grandit en Caroline du Nord, aux Etats-Unis. Elle a passé son Master en écriture créative au Vermont College of Fine Arts, puis a participé à la résidence d’artiste dans la maison de Jack Kerouac. Suivant les traces de James Baldwin, elle s’expatrie à Paris sur un coup de tête, et y reste pendant dix ans. Elle habite désormais à Valence, en Espagne.

Sion nous emmène au Père Lachaise, le fameux cimetière parisien, qu’elle a souvent arpenté à l’époque de l’écriture de son roman. Credit: Carole Cassier.

J’ai commencé à écrire en pensant que ce serait juste une nouvelle. Ensuite l’histoire a grandit.

Quel a été le point de départ de ce livre pour vous?

Un jour, à Harlem, je marchais derrière un groupe d’adolescentes, et j’écoutais leur conversations, parce que j’adore écouter les gens parler. L’une d’elle a dit « Elle est enceinte et elle n’a jamais fait l’amour ». C’est ce qu’elle a dit mot pour mot. Intéressant, n’est-ce pas ? [Rires].

Je suis rentrée directement chez moi, et il y avait quelque chose autour de cette phrase… J’ai écrit une scène entière à partir de cette idée d’immaculée conception.

C’était en 2005. J’ai commencé à écrire en pensant que ce serait juste une nouvelle. Ensuite l’histoire a grandit, et j’ai commencé à l’appeler « la chose ». Parce ce que je ne savais pas écrire de roman, donc je pensais que c’était une nouvelle qui était plus qu’une nouvelle. En 2011, j’ai senti que je l’avais fini.

Est-ce que vous aviez une méthode de travail pour écrire ce livre ?

Je n’ai jamais eu une bonne routine en écriture. Je suis très intense. La seule manière dont je peux vraiment travailler sur un gros projet c’est de me laisser des grandes plages de temps, et la vie quotidienne ne permet pas vraiment cela. C’est pour cela que j’ai fait un Master en création littéraire, parce que c’était une priorité. C’est aussi la raison pour laquelle je fais des résidences d’écriture, parce que là on ne vit et on ne respire que pour ça. C’est aussi la raison pour laquelle ce projet m’a pris tellement de temps. Je n’y travaillais pas dans ma vie de tous les jours.

Donc vous n’y travailliez pas du tout, puis lors des résidences, vous travailliez uniquement sur ça ?

Oui. Par exemple, lorsque j’étais dans la maison de Kerouac, je ne pouvais rien faire d’autre. Je me comportais un peu comme une folle. Je ne voyais personne d’autre. Je ne sortais jamais boire un verre avec des amis. Cela ne veux pas dire que je travaille tout le temps, mais je m’immerge un peu dans un brouillard. Un peu comme le font les acteurs, mais pour l’écriture ? Je dois me mettre en condition, parce que c’est tellement douloureux. Mais je sais aussi que c’est la seule chose que j’ai à faire ce jour-là.

J’adore quand les gens sont partis et que je travaille.

Est-ce que vous ressentez le besoin de protéger ce temps ?

Oui, je pense que beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi nous avons besoin de créer cette bulle. Ce n’est pas que l’on veut pas rencontrer ses amis, mais dans mon cas, je ne peux pas être distraite par les soucis du quotidien si je veux rentrer dans cet espace de création. Je ne sais pas faire plusieurs choses en même temps. Je n’arrive pas à créer si je sais que dans une heure, il faut que je courre faire ci ou ça. J’ai juste besoin de beaucoup d’heures.

Combien d’heures suffisent ?

Le plus important c’est d’avoir des grandes plages horaires devant moi.

Comme un horizon.

Exactement. Ce n’est pas comme si je travaillais tout le temps. Parfois je ne fais rien du tout, je ne suis pas concentrée. Mais je sais qu’il y a une possibilité d’être concentrée, de m’asseoir. Je travaille mieux la nuit. J’ai presque besoin de m’épuiser en évitant de travailler toute la journée, de me sentir coupable car je sais ce que je devrais faire….je me mets dans cet état, et au final, je me dégoûte, et là je m’y mets. A ce moment-là, je baisse la garde et je me permets de vraiment travailler.

Travailler la nuit aide à baisser la garde ?

Oui ça aide. Je me sens comme dans un cocon. Je me sens secrètement plus productive. Je me dis que les gens sont en train de dormir, qu’ils ont fini leur journée, mais moi je suis en train de faire plein de choses. Je ne sais pas pourquoi ce sentiment de produire lorsque les autres ne font rien aide. Pourquoi cela devrait-il être important, n’est-ce pas ? Mais c’est la raison pour laquelle mon moment préféré à Paris était au mois d’Août, quand tout le monde était en vacances. J’adore quand les gens sont partis et que je travaille.

L’entretien se déroule au Café Lino, dans le 11ème arrondissement de Paris, où Sion a passé beaucoup de temps à travailler sur son manuscrit. Photo : Carole Cassier.

Est-ce que vous relisez votre travail à voix haute ?

Oh oui, inlassablement. C’est très important. J’ai lu mon livre à voix haute à plusieurs reprises.

Pourquoi ?

Pour entendre le son de la poésie, du langage, du rythme. J’entends si quelque chose ne sonne pas bien. Je me dis, ah, ce n’est pas le bon mot. C’est très différent de juste lire la page. Ca donne déjà une bonne idée mais quand on le lit à voix haute, on se dit, « Ah, non, ça ne marche pas ».

Comment avez-vous concilié faire un métier de passion avec gagner de l’argent ? Comment avez-vous équilibré les deux choses ?

J’ai l’impression d’avoir fait de la débrouille depuis que je suis une adulte, et je n’ai toujours pas réussi à comprendre comment faire.

[Tout le monde rigole.]

Non, sérieusement !

Donc comment gagnez-vous votre vie quotidienne ?

Pendant longtemps, j’ai été une écrivaine freelance et une rédactrice. Ca changeait tout le temps. J’étais compétente, mais je n’étais pas bonne en business : trouver les clients, m’assurer de ne pas mourir de faim pendant un mois, etc… J’ai sous-loué mon appartement pendant quelques mois pour payer le loyer. Pendant un an j’ai travaillé sur un projet pour un géant des nouvelles technologies, et c’est le meilleur salaire que j’ai jamais eu! Mais c’était aussi aliénant et je n’ai pu le faire que pendant un an. Pas indéfiniment, parce que ça m’aurait tué à petit feu. [Rires]

As a River est paru avec Jaded Ibis Press, une maison d’édition américaine féministe dédié à faire connaître des voix marginalisées. Photo: Carole Cassier.

Même si ça a été des années de souffrance, je pense que je suis plus capable de l’apprécier aujourd’hui que je ne l’aurais apprécié avant.

Ce livre a pris 14 ans à être fini. Comment vous sentez-vous maintenant qu’il sort ?

Je pense qu’il sort au moment où il devait sortir. Parce qu’à ce moment-là, je n’ai plus aucune pression sur ce projet. Tout ce qui se passe maintenant, c’est du bonus. A contrario, je vois d’autres écrivains se dire « Oh, je ne suis pas sur cette liste », « Je n’ai pas les bonnes critiques » « Je ne vais pas gagner de prix ». Ce sont de vraies inquiétudes, mais heureusement, je ne les ai pas. Je suis juste heureuse que ce soit publié, qu’il fasse partie du monde, et de voir une forme d’achèvement. Même si ça a été des années de souffrance, je pense que je suis plus capable de l’apprécier aujourd’hui que je ne l’aurais apprécié avant.

Propos recueillis en anglais par Anna Polonyi et Carole Cassier. Traduit par Carole Cassier.

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Process is a bilingual interview series about women artists and how they produce their work. Process interviewe des femmes artistes sur leur processus créatifs.