AFP 2017/ Marwan IBRAHIM

Les drapeaux de la discorde

Quentin de Pimodan
7 min readMay 2, 2017

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« Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau aux mains de l’ennemi, même quand ce drapeau ne serait qu’une serviette » écrit Alexandre Dumas dans « Vingt ans après ».

En Irak ces drapeaux personnifient les tensions intercommunautaires et inter-ethniques. Un jeu de ping-pong parlementaire, de lutte politique interne et régionale qui pourrait bel et bien se muer en affrontement mortifère sur fond de guerre fratricide.

Kirkuk et Mossoul, comme à l’accoutumée, sont au centre des convoitises.

Kirkuk d’abord, dont la Constitution de 2005 devait établir la destinée au plus tard en 2007 par référendum et qui est issue du projet majoritairement rédigé par les kurdes et affiné par voies de négociations, plus poussées cette fois avec les chiites, un peu, avec les sunnites. Une Constitution des meurtris du régime de Saddam. Une revanche presque plus qu’une Constitution. Kirkuk dont les réserves pétrolifères ouvrent les appétits et attisent les convoitises. Ville pourtant historiquement kurde mais dont le Raïs tenait tant à falsifier les origines qu’il sera le premier à appliquer une politique pourtant bien connue et utilisée par les potentats régionaux depuis lors : l’arabisation. Le principe est simple, inverser à coups de déplacements de populations, la démographie de la ville. Changer le rapport de force et ainsi faire taire les aspirations insolentes des locaux. Travestir l’histoire pour s’approprier les ressources. Les perdants ne seront pas seulement les kurdes qui se disent encore aujourd’hui spoliés en oubliant bien vite, et à dessein, les Turkmènes, épines dans le pied des aspirations unitaires kurdes. Les kurdes aussi, maintenant que la revanche est à leur portée, que l’histoire est de leur côté, seraient bien tentés de négliger une partie de cette dernière.

région de Qayyara, Irak. Photo: AP

Kirkuk sujet de toutes les tensions entre le pouvoir central de Bagdad et celui régional d’Erbil. L’enjeu : les centaines de milliers de barils de pétrole extraits tous les jours de la ville et ses abords. Ces barils, la Constitution de 2005, ne les a pas oubliés, elle. Ni ne les ont oubliés ceux qui ont négocié le texte fondateur. Ils occupent une place de choix, ces barils, dans la répartition des richesses. Entre les chiites ne voyant pas d’un bon œil un fédéralisme mais prêts néanmoins à arrondir les angles tant qu’ils n’y perdraient pas au change. Les Kurdes pour qui un fédéralisme avec une autonomie confirmée, pleine et presqu’entière de leur région, n’était même pas sujette à discussions. Et les sunnites enfin, qui percevaient dans ce partage un bien mauvais présage sur la place qu’ils occuperaient dans ce nouvel Irak et qui ne voulaient pas d’un fédéralisme qui donnerait trop de latitude aux régions qui mécaniquement ne partageraient pas les ressources. C’est évidemment le fédéralisme qui l’emporta. Un pays, une capitale, 19 gouvernorats et une région.

Une région, avec son armée, son parlement, ses forces de sécurité, sa gestion des ressources et son budget. C’est là où le bât blesse. La nouvelle Dubaï n’était qu’un mirage. Pendant longtemps le Kurdistan irakien pouvait s’enorgueillir de n’avoir pas souffert de la dévaluation du dinar irakien de Bagdad dans les années suivant l’embargo. Pendant longtemps le Kurdistan pouvait se targuer d’avoir sa propre monnaie, plus forte, plus stable, enviée même par les compatriotes, le fameux dinar Suisse. Cette fois la région n’échappa pas à la crise économique.

Pourtant un accord avait été acté, pour palier d’avance aux disputes anticipées.

Le pétrole kurde irait en totalité à Bagdad qui en échange consentirait à reverser à la région 17% du budget national, chaque année. Naturellement l’accord, ne tint pas. Le Kurdistan accusant la capitale fédérale de ne pas avoir versé la part due et la capitale accusant la région d’avoir vendu son pétrole directement sans son accord.

Se renvoyant la responsabilité, « qui de l’œuf ou de la poule », dit le fameux adage. « Qui de la région ou de la capitale », est son pendant irakien.

La tension monte. Les parties à couteaux tirés. La grande question, celle qui fâche: le pétrole extrait des sous-sols de Kirkuk est-il à comptabiliser dans la production du Kurdistan irakien ou de celle de la Fédération d’Irak? La ville est “occupée”, ou “protégée” selon le camp, par les kurdes. Même si faute de référendum le statut de la ville n’a jamais été conclu, elle est de facto entre les mains des kurdes.

Kirkuk est décidément un bien rutilant joyau pour la capitale et la région et une bien grande plaie pour l’unité du pays. C’était sans compter sur l’autre plaie, venant de l’Ouest, venant de l’abandon et du mépris. Venant de cette autre ville si convoitée, Mossoul.

Deuxième ville du pays dressée sur la mythique Ninive, capitale des Assyriens, ceux qui ont si longtemps menacé les Babyloniens. De Ninive encore viendraient ceux qui allaient tirer les mésopotamiens de leur torpeur pour les faire rentrer dans l’horreur.

En 2014 quand les terroristes de Daech, menant alors une coalition éparse, floue et variée, saisissent la ville depuis les territoires tribaux d’al-Anbar, c’est l’Irak tout entier qui s’arrête, se tait et saigne. La dispute sur Kirkuk devient pour un temps futile. Un accord est signé à la va-vite. L’urgence est à l’endiguement. Des flots d’abord, avec le barrage de Mossoul. Celui des terroristes ensuite qui menacent sans distinction Erbil et Bagdad. Mossoul c’est aussi une vieille rancœur Turc car Ankara l’a toujours considérée comme étant la sienne. Un carrefour multiethnique et multi-religieux. Une ville arabe pleine de minorités, chrétienne, kurde, yézidi ou encore turkmène. Aujourd’hui la reprise même de la ville est remplie de tensions et défiances. Les fameuses Popular Mobilizations Forces, ou al-Hashd al-Shaabi, un groupement armé majoritairement dominé par les chiites issu de la fatwa de l’Ayatollah Sistani afin de lutter contre Daech, prennent part au combat. Elles sont maintenant intégrées à l’armée régulière mais leur présence fait grincer des dents les sunnites et les kurdes. Tous les kurdes, même ceux du PKK, sont également dans les parages sur le Mont Sinjar, ce qui fait grincer des dents la Turquie. Et plus la fin de Daech approche plus l’unité consentie jusqu’alors s’affaiblit. Entre les communautés, entre les pays et au sein même des ethnies. La guerre civile guette.

Combattants kurdes remettant en place la croix sur le dôme de la cathédrale d’al-Tahira (de l’Immaculée-Conception) à Qaraqosh (Bakhdida) en Irak, 28 Nov. 2016. Une vieille ville à une trentaine de kilomètres de Mossoul. “Some of the oldest Christian communities in the world still live in the Middle East,” writes Azeezah Kanji, “where they are now struggling to survive the regional instability and sectarianization wrought in part by the ‘war on terror.’” (SERGEY PONOMAREV / NYT)

Et c’est bien à toutes ces forces en présence, locales, régionales et internationales auxquelles les drapeaux d’Irak font références.

Si les politiciens s’expriment, les drapeaux, eux, parlent.

Le gouvernement de Kirkuk est tenu tant par le KDP, le parti de Barzani qui tient toujours jusque-là de manière très controversée le Kurdistan irakien, que par le PUK de Talabani qui avant d’être souffrant était le président irakien. Les deux frères ennemis qui se sont maintes fois opposés, notamment durant la guerre civile kurde des années 90, mais qui se sont également maintes fois réconciliés quand la nécessité l’imposait. Les deux partis, qui se revendiquent du même héritage de Mustafa Barzani, ne se font pas confiance. Le KDP traite avec la Turquie pour vendre son pétrole. Barzani est même allé rencontrer Erdogan à Istanbul. Le PUK soutient le PKK dans ses montagnes de Qandil mais également au Sinjar où le groupe a élu domicile.

Les acteurs sont présentés, la pièce peut commencer…

Premier acte, le 28 mars, le gouvernement de Kirkuk vote la mise en place du drapeau du Kurdistan irakien sur tous les bâtiments institutionnels de la province. Ce à quoi le parlement Irakien oppose une fin de non-recevoir, le 1 avril, et demande que seul le drapeau irakien flotte sur ces bâtiments. Ce deuxième acte a fait couler beaucoup d’encre à défaut de faire couler du sang.

Le 1er mai, c’est le troisième et c’est au tour des PMU de rentrer dans la danse. Le groupe s’applique à faire retirer les drapeaux kurdes qui cette fois flottaient sur les bâtiments de la province de Ninive et sur le quartier général du PUK à Mossoul. Le PKK quant à lui, après s’être fait bombarder par l’aviation turque, fait dénoncé par Bagdad, condamné mais justifié par les kurdes du KDP qui en imputent la responsabilité à la présence même du PKK en Irak, sera l’acteur du quatrième acte. Il prend la décision de faire flotter le drapeau irakien sur son quartier général de Sinjar. Par opportunisme, sans doute, mais un opportunisme qui commence à dessiner les contours des alliances.

Cette opposition intra-kurde pourrait sérieusement mettre un frein aux aspirations indépendantistes du Kurdistan irakien et rouvrir la plaie tant redoutée d’un conflit civil.

Car si la fin de Daech signifie la fin d’un danger, elle ne signifie pas pour autant la fin du danger qui guette l’Irak d’après.

Les alliances se construisent au fur et à mesure que l’unité s’effrite. Les élections provinciales arrivent en Irak et les acteurs mettent en place leurs réseaux, leurs ententes et leurs arrangements. L’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, sont tous parties prenantes de la pièce. Moqtada al-Sadr, Ammar al-Hakim, Hayder al-Abadi, Nouri al-Maliki, Massoud Barzani ou encore Qubad Talabani, en sont quelques-uns des acteurs.

Si les drapeaux pouvaient parler, ils diraient sans doute que la guerre ne fait que commencer, ce serait le cinquième et dernier acte.

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Quentin de Pimodan

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